Les Grands hommes de l’exil, de Marx et Engels

– Tribune –

Karl Marx et Friedrich Engels, Les Grands hommes de l’exil, Editions Agone, Marseille, 2015, 224 pages, 18 euros. Edition établie et préfacée par Sylvie Aprile, traduit de l’allemand par Lucie Roignant.

« Les grands hommes de l’exil » n’est pas le texte le plus connu de Marx. Il restera à l’état de manuscrit et connaitra un parcours tortueux avant sa publication posthume. Ecrit dans la foulée du « 18 brumaire de Louis Bonaparte », il en reprend la verve polémique, mais se limite surtout à cela. Ne cherchez point ici trop d’analyses, de formules ou d’incipit percutants dont Marx a le secret. L’ouvrage est clairement polémique, et n’est que cela. Il a surtout été écrit pour essayer de faire bouillir la marmite.

Sur le fond, il s’inscrit dans la continuité des années 1840, tendance satires (« La sainte famille », « L’idéologie allemande ») puisque l’on y retrouve Bruno Bauer et Arnold Ruge. Ainsi que les opportunistes vite éconduits du Printemps des peuples, balayés par le tournant réactionnaire des évènements, dont Mazzini et Ledru-Rollin sont les plus connus. Tout ce beau monde va se réfugier à Londres, où ils vont d’abord tenter de s’unir au-delà de leurs différences. Forts de cette alliance précaire, ils vont essayer de l’élargir aux militants de la Ligue des communistes en pleine agonie. La fureur de Marx et Engels sera d’autant plus redoutable qu’il s’agira des militants qui leur étaient hostiles.

Marx et Engels vont donc se gausser de tous ces aventuriers en rade, de toutes leurs fanfaronnades et de leurs ridicules. Réfugiés à Londres et unis par leurs défaites, réduits à l’impuissance politique absolue, nos grands hommes vont donc compenser cela par leur rhétorique enflammée, à coup de proclamations grotesques contre les tyrans, au nom des peuples dont nos grands hommes s’autoproclament les représentants.

La préfacière parle de portraits qui rappellent nos politiques, ce qui n’est pas faux. Pour ma part, j’y ai surtout vu les derniers vestiges d’un altermondialisme en pleine déconfiture et qui, de Bolivie ou d’ailleurs, s’autoproclament tribuns de peuples qui ne leur ont donné aucun mandat, voire ignorent jusqu’à leur existence. Cruel, sardonique, nos portraitistes font souvent mouche. Notamment quand ils commentent une affiche pompeuse, qui se veut incendiaire et n’est que pompière. On rit des sarcasmes dont ils accablent ces inconnus qui n’ont laissé aucune trace dans l’histoire. Mais c’est à peu près tout ce que l’on peut en attendre.

Un apport indéniable à la marxologie

Au-delà des curieux et surtout des rieurs, ce texte intéressera les lecteurs plutôt friands de marxologie, notamment autour de cette période qui voit l’effondrement de la Ligue des communistes.

Par contre, si vous êtes amateurs de théorie marxienne, autant le dire tout de suite, nous sommes loin des grands textes posthumes comme les « Grundrisse », « Economie et philosophie (manuscrits de 1844) » ou « L’idéologie allemande ». Polémique, et rien que polémique, ce texte n’apporte donc pas grand-chose, si ce n’est une réaffirmation du prolétariat contre les peuples, enterrant au passage le ridicule des luttes de libération nationale. Grèce ou Pologne étaient la Palestine du XIXe siècle, et nos joyeux lurons n’ont pas de mots assez durs pour ces tartuffes qui s’appuient sur les peuples pour relancer leur carrière politique trop vite interrompue, et ne pensent qu’à la lutte des places (ministérielles) plutôt qu’à la lutte des classes. Ces deux extraits donnent un bon aperçu du fond et de la forme :

« la phraséologie creuse convient […] à la démocratie, où les déclamations vides et mélodieuses et la nullité sonore rendent totalement superflus tout esprit et toute compréhension de l’état des choses ».

« Plus ces rebuts de l’humanité […] étaient hors d’état de réaliser quoi que ce soit de concret, plus il leur fallait s’engager avec zèle dans un semblant d’activité inutile et claironner en grande pompe des partis imaginaires et des combats imaginaires. Plus ils étaient impuissants à mener à bien une véritable révolution, plus il leur fallait soupeser cette future éventualité, répartir les places à l’avance et se plonger dans les délices anticipés du pouvoir. »

C’est contre ces idées de peuples et son carriérisme ministériel, pour le prolétariat révolutionnaire, international et internationaliste par essence que s’inscrivent nos pamphlétaires. Ce pamphlet n’apporte donc rien de nouveau par rapport aux textes des années 1840 (réalisation de la philosophie, lutte des classes, abolition du salariat, etc.). Il réaffirme juste de manière succincte l’importance d’un sujet révolutionnaire, le prolétariat. Toutefois, cette petite musique prolétarienne fort agréable n’est qu’un écho ténu au sein de cette fureur sarcastique wagnérienne. Pour bien l’entendre, il vous faudra tendre l’oreille. A bon entendeur…

Olivier.