Grèce : l’échec programmé du souverainisme

De nombreux militants progressistes se sont réjouis de la défaite des forces de droite et de « gauche » qui se sont succédées au gouvernement en Grèce depuis quarante ans. Corrompues, incapables de faire mieux que dilapider les subsides de l’Union Européenne (UE) pour faire vivre à crédit un État impuissant à collecter les impôts des classes privilégiées, ces forces qui appliquaient sans rechigner les mesures d’austérité imposées à un pays qu’elles avaient elles-mêmes ruiné ont été balayées et c’était une bonne chose. Mais la force politique qui a remporté les élections et qui a gouverné la Grèce depuis janvier ne l’a mené nulle part ailleurs que vers plus de déception et d’austérité. La soi-disant « gauche radicale » au pouvoir à Athènes n’a de gauche que le nom, et est surtout en train de devenir parfaitement ridicule. Cela était prévisible, parce que son programme, ses pratiques politiques et ses allégeances internationales n’ont rien à voir avec la gauche, l’émancipation ou le socialisme international, ni de près, ni de loin. Syriza est un mouvement souverainiste, et le souverainisme est une idéologie politique de droite et sans avenir. Bref, à nouveau, une partie de la « gauche de la gauche » en France et ailleurs a prouvé son opportunisme et son incapacité à comprendre les enjeux internationaux pour les uns, son souverainisme nationaliste pour les autres au Front de Gauche. Il revient aux communistes révolutionnaires d’expliquer comment cette réalité sombre s’est mise en place et de proposer d’autres perspectives pour les travailleurs en Grèce, en France et ailleurs.

La population grecque a donc voté en masse pour Syriza l’hiver dernier, le cartel électoral dit « de la gauche radicale ». Alors que partout dans le monde des militants de gauche et d’extrême-gauche se sont réjoui de la défaite de la droite libérale qui, alliée à un parti « socialiste » andropausé, a mené une des pires politiques d‘austérité, nous pensions qu’il fallait raison garder et ne pas voir la victoire de Syriza comme une avancée politique pour les travailleurs et la population de Grèce ou d’ailleurs. La politique de Samaras allié au Pasok était criminelle et sa défaite fut une bonne nouvelle, mais les choix politiques de Syriza ne pouvaient pas mener au socialisme, ni même à une amélioration radicale de la situation des habitants de la Grèce ou du reste de l’Union européenne. Tout simplement parce que Syriza est un mouvement souverainiste qui envisage son action au niveau national, et qu’il n’y a aucune solution nationale viable, ni de droite, ni « de gauche ». Et aussi parce que Syriza n’est rien d’autre qu’un parti politique traditionnel, un cartel électoral dont la pratique politique n’a que peu à voir avec la démocratie vivante d’un mouvement social. National et bureaucratique, ce parti n’a rien apporté de radicalement nouveau, et il a même échoué lamentablement sur son propre programme, pour finir par mener la même politique que Samaras en un peu moins horrible. C’est le rôle des luxemburgistes, des communistes révolutionnaires et internationalistes, que de rappeler que le changement social se construit dans les luttes, à la base et non au sein des directions bureaucratiques.

Ce n’est pas un gouvernement qui décrète le socialisme, ou même le début d’un changement politique progressiste. Ce sont les travailleurs et la population mobilisés qui sont les acteurs de la transformation politique. Ce n’est pas un gouvernement national qui peut changer les rapports de force au sein d’une union politique de 28 États, ce sont les populations et les travailleurs de toute l’Union européenne qui peuvent arrêter les politiques d’austérité. Or jamais Syriza n’a fait appel au mouvement populaire, à la grève, aux manifestations, ni en Grèce, ni ailleurs. Le référendum de juillet – inutile puisque trahi immédiatement – ne fut rien d’autre qu’un coup politicien.

Le gouvernement de Syriza, c’était un Mélenchon en plus jeune et sans cravate, allié avec un genre de Dupont-Aignan, un souverainiste de droite, pour tenter de remettre en cause localement la politique décidée par tous les gouvernements de l’UE. En plus le Dupont-Aignan local Panos Kamménos est carrément antisémite, et Syriza totalement pro-Poutine face à la guerre civile ukrainienne, dans un axe orthodoxe qui n’a rien à envier aux alliances chiite ou sunnite du Moyen-Orient. Voilà l’attelage qui a fait fantasmer certains à gauche et à l’extrême-gauche… Parce que l’internationalisme n’a actuellement pas le vent en poupe, parce que l’époque est au repli identitaire et au nationalisme, certains se disent qu’il faudrait aller « chercher les masses là où elles sont », dans les tendances souverainistes « de gauche ». Et pourquoi pas à droite, voire à l’extrême-droite, pendant qu’on y est, comme le propose d’ailleurs Jacques Sapir ? Syriza n’est pas la panacée, et le travail militant internationaliste passe par la critique de ces illusions. Maintenant que Syriza a piteusement perdu et mendie un Nème prêt austéritaire à la Troïka, que l’aile « gauche » nationaliste et souverainiste a scissionné, il importe d’affirmer à nouveau quelques éléments politiques simples.

Les dirigeants de l’UE et les gouvernements pour lesquels ils travaillent ont imposé à la population des pays endettés, et particulièrement à la Grèce, une politique d’austérité totalement inacceptable. Les effets de cette pression sont déjà parvenus à un niveau intolérable : il suffit de dire que l’accès à la santé en Grèce a notablement diminué pour comprendre ce que veut dire réellement le mot « austérité ». Mais en quoi la sortie de la Grèce de l’euro, voire de l’Union européenne pourrait-elle représenter un « progrès » ? En quoi l’aventure solitaire d’un pays ruiné serait-elle une solution ? Les travailleurs et chômeurs en Grèce ont-ils quoi que ce soit à gagner dans le fait de se retrouver à compter des drachmes dévaluées, enfermés dans « leurs » frontières avec les mêmes classes dirigeantes qui les ont menés dans l’abîme ? Et ceux des autres pays de l’UE ou du pourtour méditerranéen, qu’auraient-ils eux aussi à gagner du départ d’un ou plusieurs pays de l’Union ?

Non, tout ceci n’a rien à voir avec le progrès ou avec la gauche. Ce qui serait progressiste, ce serait d’envisager les problèmes auxquels font face les travailleurs et les populations d’Europe au niveau où ils se posent, c’est-à-dire au moins au niveau de l’Europe. Il y a bien des conflits au sein de l’UE, des rivalités entre les pays, mais la véritable tâche des révolutionnaires, c’est de pointer le fait que la conflictualité se joue en réalité entre les gouvernements, les institutions et les classes pour lesquelles ils travaillent d’un côté, et les travailleurs et les classes populaires d’Europe de l’autre. Vouloir vingt-huit petits théâtres pour jouer la farce du souverainisme et se retrouver avec vingt-huit nationalismes (au moins !), le tout sur un continent déjà ravagé par les guerres depuis plus de deux siècles n’est pas une idée progressiste. Si l’Europe doit se diviser c’est en deux, entre ceux qui veulent infliger l’austérité aux travailleurs et aux populations d’Europe, et ceux qui veulent s’organiser au niveau syndical, social et politique au moins au niveau de l’UE pour s’opposer à l’austérité et aller vers le progrès social.

La faiblesse de Syriza face à l’UE et aux gouvernements européens, ce n’est pas la faiblesse de la Grèce, ce n’est pas un problème grec, c’est la faiblesse politique des travailleurs au niveau de l’UE. Gageons que le refus de la rigueur ou de l’austérité au niveau européen, par les travailleurs en Allemagne, en France et en Italie dont le pouvoir d’achat s’est érodé depuis quinze ans, dans des formes coordonnées et internationales, donnerait une autre force aux travailleurs en Grèce face à la Troïka. La pression sur les salaires en Allemagne depuis les plans Schröder des années 2000 est une partie de l’équation qui a abouti à la crise de la dette en Europe, par la concurrence à la « compétitivité ». Ce dont nous avons besoin pour sortir de cette crise, ce n’est pas de souverainismes et d’impasses nationales, mais d’internationalisme à la base et de conflictualité « européenne ». Nous avons besoin de poser au sein de l’UE, non comme institution mais comme espace réel, ouvert, les questions sociales, environnementales et politiques de l’heure.

La lutte « pour la Grèce » commence par la lutte contre l’austérité ici et maintenant, contre les lois Macron et la destruction du code du travail. C’est sur cette base de mouvements réels que nous pourrons construire un mouvement social européen et envisager de changer radicalement la donne en Europe et autour de la Méditerranée. Sans comités anti-austérité ouverts aux sans-parti, sans luttes sociales coordonnées, sans combat international des travailleurs, il n’y a rien.