Contre tout chauvinisme et toute germanophobie

Tribune :

Contre tout chauvinisme et toute germanophobie

Pour une déconstruction internationaliste du « miracle économique allemand »

Il est de bon ton depuis quelques temps, dans une gauche qui, dans l’espoir de grimper dans les sondages et les résultats électoraux, se dit « radicale », de prendre le contre-pied du dogme selon lequel l’Allemagne, au contraire de la France, aurait réussi à « se moderniser » et, partant, à laisser sur le bord de l’autoroute du développement ces pays « archaïques » que seraient la France et, bien davantage encore, l’Italie, l’Espagne et la Grèce.

Certes, il convient à tout militant de gauche, et plus encore de la gauche révolutionnaire, de tordre le cou à ce qui est bel et bien devenu une religion sécularisée. Néanmoins, cette déconstruction ne peut se faire que de façon raisonnée, libre de tout chauvinisme et dans une optique clairement internationaliste. Rappelons en effet qu’une révolution véritablement ouvrière ne peut être qu’internationale et qu’il est du devoir des militants qui s’en réclament de montrer qu’un travailleur français a davantage de points communs avec un travailleur allemand qu’avec un capitaliste français. Sans ce rappel, hélas aujourd’hui nécessaire, nous courons le risque de voir définitivement se substituer à la conscience de classe une conscience « nationale » pour le moins inquiétante et dangereuse.

Le tribun Jean-Luc Mélenchon, pour ne citer que lui, n’a en effet de cesse de confondre ces deux identités en jouant sur la polysémie du mot « peuple », comme l’ont fait avant lui le PCF, dès l’entre-deux-guerres, mais aussi l’extrême-droite. Ce terme revêt en effet deux sens : celui de « nation » en tant que population née sur un territoire donné et celui de la « plèbe », par opposition à l’élite (aristocratique ou bourgeoise). On voit la commodité qu’offre cette ambiguïté aux démagogues d’extrême-droite, prétendant agir au nom du « peuple français », c’est-à-dire d’une entité confuse qui se définirait par la négative, à savoir le refus des élites et du « cosmopolitisme », souvent confondus dans le raccourci suivant : « les élites cosmopolites ». Cette phraséologie avait le vent en poupe dans la France des années 1930 et on aurait pu la croire disparue, en tous cas à gauche, si le triste sire dont il a été question au seuil de ce paragraphe n’avait accusé, il y a deux ans, Pierre Moscovici de personne qui « ne pense pas français, qui pense finance internationale », dressant ce faisant un amalgame entre « finance » et « internationalisme ». Il nous semble qu’il est suffisamment de points sur lesquels on peut attaquer Moscovici pour ne pas avoir à user de ces « arguments » chauvins.

Il en va exactement de même de la question de l’économie allemande : point n’est besoin de dresser un continuum entre Bismarck et Merkel – on attend le moment où le leader du « Parti de gauche » osera un parallèle avec certain chancelier moustachu – pour dénoncer le cache-sexe et les sous-entendus idéologiques que cache l’ode rebattue au miracle allemand. Oui, les travailleurs allemands ne vivent pas mieux que les travailleurs français. Est-il pour autant besoin de brandir comme « preuve » le fait que « les Allemands ne font pas d’enfants » (le lecteur appréciera la qualité intellectuelle de l’argumentation)1 ? Etonnons-nous au passage du fait que, si la fécondité des Allemandes est en effet plus faible que celle des Françaises (1,44 pour 2,08), elle est comparable à celle des Italiennes et des Grecques (respectivement 1,43 et 1,42)2 et que cela ne semble pas amener ce preux défenseur des opprimés à en tirer les mêmes conclusions. Là encore, il semblerait qu’à défaut de savoir développer une argumentation digne de ce nom, Mélenchon soit condamné à tabler sur une germanophobie primaire.

Las. Nous l’avions indiqué en introduction : malgré les amalgames douteux d’une rhétorique que l’on aurait préféré voir réservée à Marine Le Pen et consorts, il est une nécessité d’examiner de près le sort des travailleurs allemands, avec ou sans emploi.

Si le taux de chômage en Allemagne est bien plus faible qu’en France (4,5% pour la première contre 10,8 pour la seconde), la raison – et la conséquence – n’en est certes pas une économie plus favorable ou un niveau de vie meilleur. Les « Minijobs » ont en effet envahi le marché du travail allemand depuis dix ans (17% de la population active), se substituant à un contrat de travail plus respectueux du salarié et contraignant celui-ci – et plus souvent celle-ci – à accepter un salaire de misère. Cet « emploi » est alors souvent utilisé comme salaire d’appoint dans les couples et, en raison de l’organisation sexuelle du travail et des tâches ménagères dans nos sociétés, réservé aux femmes. Celles-ci cumulent alors deux sources de déconsidération sociale : d’une part, le fait que leur principal rôle au sein du ménage est ce « travail invisible » que sont les tâches ménagères et l’éducation des enfants ; d’autre part, le fait qu’elles sont obligées d’accepter un emploi très mal rémunéré, non pérenne et souvent sans rapport avec leurs qualifications. De là à conclure que les Allemands seraient par nature sexistes3, il y a un gouffre que seul un germanophobe dénué de toute connaissance en histoire politique oserait franchir ! Les Allemandes n’ont-elles pas obtenu le droit de vote en 1918, contre seulement 1944 pour les Françaises ? Il s’agit là d’une lecture pour le moins essentialiste et naturaliste de faits purement économiques.

Les lois de l’ancien ministre de l’économie Hartz forcent également tout demandeur d’emploi à accepter n’importe quelle offre, qu’elle soit ou non en rapport avec ses qualifications ou son domaine de compétences. Il s’agit là d’un traitement punitif du chômage et des chômeurs, comme si la cause n’était pas l’organisation sociale du travail mais la supposée « paresse » du chômeur. Le taux de chômage s’en trouve, bien entendu, mécaniquement réduit. Ces différentes réformes économiques s’accompagnent d’un renforcement de ce que le Medef et ses valets nomment « flexibilité » : un même salarié d’une même entreprise pourra, en fonction des besoins de son patron, avoir un temps de travail passant du simple au double. Or, comme il est hors de question pour ce patron de le payer « à ne rien faire », son salaire pourra également osciller du simple au double. Allez convaincre un propriétaire de vous louer un logement dans ces conditions4 !

Cette gestion des salariés comme de jouets que l’on peut à son gré remiser dans un coffre et reprendre au moment opportun n’a rien de naturellement allemand : c’est ainsi qu’agissait l’ensemble des patrons européens au XIXe siècle, qui embauchaient à la pièce ou à la journée. Et, de nos jours, c’est ce que réclame cette institution hexagonale qu’est le Medef, avec le soutien de son ambassadeur Emmanuel Macron. Ce sidérant retour du paiement à la tâche, comme au XIXe siècle, n’est ni allemande, ni française : elle illustre ce qu’on appelle « l’uberisation » de l’économie, qui n’est que le stade ultime des coups portés par le capitalisme financier, cupide de ses dividendes à court terme, contre les travailleurs, quels qu’ils soient et où qu’ils soient, en Europe, en Amérique ou en Asie.

Petite précision nécessaire à l’intelligence de ce « miracle économique » : en baissant les salaires et les protections sociales, Schroeder et Hartz ont mécaniquement augmenté la part du sur-travail, et donc de la plus-value. Pour autant, cela ne signifie pas que les travailleurs d’Allemagne – allemands ou non – vivent mieux que les travailleurs et chômeurs de France. Cette analyse n’a pas donc les seuls intérêts suivants, pourtant primordiaux en eux-mêmes : se battre contre la fin annoncée du droit du travail et affirmer sa solidarité avec les travailleurs qui, de l’autre côté du Rhin, en prennent plein la tête depuis plus de dix ans. Il s’agit également de lutter pour une définition ouvrière5 d’une économie qui fonctionne : c’est une économie qui permet au gros de la population de vivre au-delà du décent, avec un accès aux loisirs, aux sports et à la culture, sans que le travail ne l’use précocement, et qui répartit l’ensemble des tâches, agréables ou ingrates, auprès de tous. A ce titre, si l’on regarde la crainte des travailleurs d’Allemagne de se retrouver sans aucune ressource, à n’en pas douter, l’économie allemande est en crise. Est-ce à dire que ce serait la faute d’un « Volksgeist 6» allemand ? Rien n’est moins sûr, puisqu’on retrouve ces mêmes enjeux outre-Atlantique et, il est vrai pour l’instant dans une moindre mesure, en France.

Si je ne craignais d’être grandiloquente, je conclurais en disant que toute analyse de l’économie allemande, comme de toute économie, doit garder à l’esprit que les travailleurs de tous les pays sont frères parce qu’ils sont, fondamentalement, soumis aux mêmes contraintes. Prétendre le contraire est réactionnaire et contre-révolutionnaire parce que cela tue toute conscience de classe pour la remplacer par une « conscience nationale », préparant de fait sinon en esprit de futures guerres nationales et faisant avorter dès à présent toute révolution internationale.

Clélie.

Je ne vois aucune frontière. Et vous ?

1 La source de cette citation est bien entendu cet ouvrage remarquable par sa mesure et sa réflexion intellectuelle qu’est Le Hareng de Bismarck, pamphlet qui développe l’idée que les Allemands ne sauraient pas vivre puisque « le vin est souvent le meilleur instrument de mesure du niveau de culture d’un peuple » et que, comme chacun sait, ces « barbares » d’Allemands préfèrent la bière ! (Plon, 2015, p. 47).

2 Source : www.statistiques-mondiales.com/taux_de_fecondite.htm

3 Toujours le même bestseller (« Tout cela s’enracine dans la culture profonde de l’Allemagne sur le sujet », p. 54) !

4 On notera à ce sujet l’importance du recours à la colocation en Allemagne, qui n’est pas réservée aux étudiants ou aux jeunes travailleurs.

5 Au sens de « propre aux salariés ».

6 Terme de Herder désignant un « génie national », une pensée propre à un « peuple » dont, en tant que matérialistes et internationalistes, nous récusons l’existence.