Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, éditions Spartacus, Paris, 2016, 260 pages.
Disons-le tout net : même si le nom de Rosa Luxemburg est connu, ses textes politiques sont trop peu lus. Cette nouvelle parution est donc une bonne occasion de connaître la pensée de cette théoricienne marxiste, que nous considérons comme d’un très grand intérêt pour notre présent.
Il s’agit d’un recueil qui est une version revue et augmentée d’un précédent livre publié par les éditions Spartacus en 1997 : Réforme sociale ou révolution ?, et autres textes politiques. Comme ce titre l’indiquait, Le But final contient d’abord ce texte essentiel de Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, écrit en 1898 et 1899 en réponse à l’apparition de la théorie réformiste au sein du socialisme. L’auteure y montre, en examinant le fonctionnement et les évolutions du mode de production capitaliste, la nécessité de la révolution sociale pour sortir du capitalisme et abolir le travail salarié. Outre cette réfutation des arguments réformistes, on trouvera notamment dans ce texte une analyse du rôle du crédit dans les crises – qui a été pleinement vérifiée par la crise capitaliste en cours depuis 2007-2008.
On lira également La Révolution russe, célèbre texte d’analyse écrit en 1918 et dont l’avenir a montré toute la pertinence. Puis, avec le programme de la Ligue spartakiste et son discours au congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne en décembre 1918 (deux semaines avant son assassinat), Rosa Luxemburg définit en positif son orientation politique. Elle explique comment un mouvement révolutionnaire mené consciemment par les masses elles-mêmes est le moyen permettant d’arriver au but final socialiste : l’auto-émancipation mondiale des travailleurs, l’abolition de « toutes les conditions d’existence inhumaines de la société actuelle » (comme l’écrivit Karl Marx1).
Ce livre réunit aussi d’autres articles importants – dont l’un est publié pour la première fois en français – de cette auteure marxiste de premier plan qu’était Rosa Luxemburg. Nous n’allons pas les résumer, rien ne pouvant remplacer la lecture directe des textes, où l’on voit se développer une méthode d’analyse rigoureuse et féconde. Nous citons seulement ci-dessous quelques extraits de l’article « Questions d’organisation de la social-démocratie russe », publié en 1904, traduit pour la première fois en français en 1934 sous le titre « Centralisme et démocratie », qui figure dans Le But final sous son titre d’origine (pages 139 à 161) :
« Aucune formule rigide ne peut suffire lorsqu’il s’agit d’interpréter du point de vue marxiste un problème du socialisme, ne fût-ce qu’un problème concernant l’organisation du parti. […]
Le mouvement socialiste est, dans l’histoire des sociétés fondées sur l’antagonisme des classes sociales, le premier qui compte, dans toutes ses phases et dans toute sa marche, sur l’organisation et sur l’action directe et autonome de la masse. Sous ce rapport, la social-démocratie [Rosa Luxemburg désigne à l’époque par ce mot le mouvement révolutionnaire pour le socialisme et la démocratie, dans lequel elle s’inscrit] crée un type d’organisation totalement différent de celui des mouvements socialistes antérieurs, comme par exemple les mouvements du type jacobin-blanquiste.
Lénine paraît le sous-estimer lorsque, dans son livre, il exprime l’opinion que le social-démocrate révolutionnaire ne serait pas autre chose qu’« un jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe ». Pour Lénine, la différence entre la social-démocratie et le blanquisme se réduit au fait qu’il y a un prolétariat organisé et pénétré d’une conscience de classe à la place d’une poignée de conjurés. Il oublie que cela implique une révision complète des idées sur l’organisation et par conséquent un contenu tout à fait nouveau de la notion de centralisme, ainsi que des rapports réciproques entre l’organisation et la lutte.
Le blanquisme n’avait pas en vue l’action immédiate de la classe ouvrière et n’avait donc pas besoin d’une organisation de masse. Au contraire : comme les masses populaires ne devaient entrer en scène qu’au moment de la révolution, tandis que l’action préliminaire consistait dans la préparation d’un coup de main révolutionnaire par une minorité, le succès même du complot exigeait que les initiés se tinssent à distance de la masse populaire. Mais cela était également possible et réalisable parce qu’aucun contact intime n’existait entre l’activité conspiratrice d’une organisation blanquiste et la vie quotidienne des masses populaires.
En même temps, la tactique, aussi bien que les tâches concrètes de l’action, puisque librement improvisées par l’inspiration et sans contact avec le terrain de la lutte de classes élémentaire, pouvaient être fixées dans leurs détails les plus minutieux et prenaient la forme d’un plan déterminé à l’avance. Il s’ensuivait, naturellement, que les membres actifs de l’organisation se transformaient en simples organes d’exécution des ordres d’une volonté déterminée, extérieure à leur propre champ d’activité, en instruments d’un comité central. D’où cette seconde particularité du centralisme conspirateur : la soumission absolue et aveugle des sections du parti à l’instance centrale et l’extension de l’autorité de cette dernière jusqu’à l’extrême périphérie de l’organisation.
Radicalement différentes sont les conditions de l’activité de la social-démocratie. Elle surgit historiquement de la lutte de classe élémentaire. Et elle se meut dans cette contradiction dialectique que ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée prolétarienne se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte. L’organisation, les progrès de la conscience et la lutte ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, comme dans un mouvement blanquiste, mais au contraire des aspects divers d’un seul et même processus.
D’une part, en dehors des principes généraux de la lutte, il n’existe pas de tactique déjà élaborée dans tous ses détails à laquelle les membres de la social-démocratie pourraient être formés par un comité central. D’autre part, les péripéties de la lutte, au cours de laquelle se crée l’organisation, déterminent des fluctuations incessantes de la sphère d’influence du parti social-démocrate. Il en résulte déjà que la centralisation social-démocrate ne saurait se fonder ni sur l’obéissance aveugle ni sur une subordination mécanique des militants vis-à-vis du centre du parti.
D’autre part, il ne peut y avoir de cloisons étanches entre le noyau prolétarien conscient, solidement organisé dans le cadre du parti, et cette partie proche du prolétariat déjà entraînée dans la lutte de classe et dont la conscience de classe est en pleine progression.
L’instauration dans la social-démocratie du centralisme sur ces deux principes, la subordination aveugle de toutes les organisations jusque dans le moindre détail vis-à-vis du centre, qui seul pense, travaille et décide pour tous, et la séparation rigoureuse du noyau organisé du parti par rapport à l’ambiance révolutionnaire – comme l’entend Lénine – nous paraît donc une transposition mécanique des principes d’organisation blanquistes de cercles de conjurés dans le mouvement social-démocrate des masses ouvrières. Et il nous semble que Lénine a exprimé son point de vue d’une manière peut-être plus frappante que n’aurait osé le faire aucun de ses opposants, lorsqu’il définit son « social-démocrate révolutionnaire » comme un « jacobin lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe ». En vérité, la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière. […]
La « discipline » à laquelle Lénine pense est inculquée au prolétariat non seulement par l’usine, mais encore par la caserne et par le bureaucratisme actuel, bref par tout le mécanisme de l’État bourgeois centralisé.
C’est inapproprié de désigner par le même terme de « discipline » deux notions aussi différentes que, d’une part, l’absence de pensée et de volonté dans un corps aux mille mains et aux mille jambes, exécutant à la baguette des mouvements mécaniques, et, d’autre part, la coordination volontaire de l’activité politique consciente d’une collectivité. Que peut avoir de commun l’obéissance de cadavre d’une classe dominée et la rébellion organisée d’une classe luttant pour son émancipation ?
Ce n’est pas en partant de la discipline imposée par l’État capitaliste au prolétariat, en remettant à celles d’un comité central social-démocrate la baguette enlevée des mains de la bourgeoisie, mais en rompant, en extirpant jusqu’à la dernière racine cet esprit d’obéissance servile, que le prolétaire pourra acquérir le sens d’une discipline nouvelle, de l’autodiscipline librement consentie de la social-démocratie. […]
Ce qui importe toujours pour la social-démocratie, c’est évidemment non point la préparation d’une ordonnance toute prête pour la tactique future, mais c’est de maintenir l’appréciation historique correcte des formes de lutte qui s’imposent à chaque moment, la compréhension vivante de la relativité de la phase donnée de la lutte et de l’inéluctabilité de l’aggravation des tensions révolutionnaires sous l’angle du but final de la lutte des classes.
Mais en accordant à la direction du parti des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme qui en émane nécessairement.
Si la tactique est le fait non pas du comité central, mais de l’ensemble du parti ou – encore mieux – de l’ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu’il faut à ses différents échelons cette liberté d’action qui seule permettra d’utiliser toutes les ressources d’une situation et de développer leur initiative révolutionnaire. L’ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier. […]
Même du point de vue de Lénine, qui redoute par-dessus tout l’influence néfaste des intellectuels dans le mouvement prolétarien, nous ne saurions concevoir de plus grand danger pour le parti socialiste russe que les plans d’organisation proposés par Lénine. Rien ne pourrait plus facilement et plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à la soif de pouvoir des intellectuels, que l’immobilisation du mouvement dans la cuirasse d’un centralisme bureaucratique qui ferait des ouvriers en lutte l’instrument docile d’un « comité ». Et, au contraire, il n’y a pas de garantie plus efficace contre les abus opportunistes d’une intelligentsia ambitieuse que l’activité révolutionnaire autonome du prolétariat, grâce à laquelle il acquiert le sens des responsabilités politiques. […]
Moins l’activité autonome, la libre initiative, le sens politique de l’avant-garde ouvrière auront pu se libérer dans la période de lutte actuelle, plus ils auront été politiquement mis sous tutelle, enrégimentés par un comité central social-démocrate, plus la tâche des démagogues bourgeois dans la Russie rénovée sera facile et plus la récolte des efforts actuels de la social-démocratie risquera d’être engrangée par la bourgeoisie. […]
En arrêtant les pulsations d’une saine vie organique, on débilite le corps et on diminue sa résistance aussi bien que son esprit combatif non seulement contre les courants opportunistes, mais encore – ce qui devrait avoir aussi une certaine importance – contre l’ordre social existant. Le moyen proposé se retourne contre le but.
Dans ce désir craintif d’une partie de la social-démocratie russe d’établir la tutelle d’un comité central omniscient et omnipotent, pour préserver un mouvement ouvrier, si prometteur et si plein de sève, de quelques faux-pas, nous croyons discerner les symptômes de ce même subjectivisme qui a déjà joué plus d’un tour à la pensée socialiste en Russie. […] Et, enfin, disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « comité central ». »
1La Sainte famille, Karl Marx, Œuvres tome III : Philosophie, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, p. 460.