Le but de ce texte est d’analyser brièvement le mouvement de ce printemps 2016 contre la « loi travail », afin de comprendre son échec pour ne pas reproduire les mêmes erreurs la prochaine fois.
Commençons néanmoins par évoquer un point positif : il y a au moins eu un mouvement, d’une ampleur considérable. Le pire échec aurait été que cette loi de régression sociale passe sans contestation. Nous ne revenons pas ici sur le fond de cette loi (voir nos tracts diffusés pendant le mouvement), nous consacrant aux éléments décisifs de la mobilisation. Tout d’abord, en pleine spirale autoritaire, le gouvernement a choisi le mépris face à la mobilisation, et la stratégie du pourrissement. Cela s’inscrit dans un contexte d’aggravation de la répression et de la violence policière depuis quelques années, qu’il est d’autant moins possible de dissimuler que les manifestants eux-mêmes disposent beaucoup plus qu’avant de moyens pour filmer ou photographier les agressions commises par des policiers. La responsabilité gouvernementale est donc écrasante. Le problème ici est de savoir quelle stratégie la plus efficace aurait du lui être opposée, pour renverser le rapport de force en notre faveur et battre le gouvernement.
La mobilisation a souffert de divisions, entretenues évidemment par le gouvernement qui a tout intérêt à fractionner ceux qui s’opposent à lui, mais aussi créées par une partie des attitudes internes au mouvement. Il faut, sur ce point, absolument éviter le déni : quand une dérive affaiblit et fourvoie une mobilisation, ce serait une lâcheté et une faute de se taire. Ceux qui profitent des manifestations pour s’en prendre à des services publics utiles socialement (transports en commun, hôpital) sont, de fait, des adversaires politiques. Leurs pratiques sont d’ailleurs complètement autoritaires, puisqu’ils imposent leurs choix à toute une manifestation – qui devra subir les conséquences de leurs actes. Outre une vieille fascination viriliste pour la violence (y compris, pour certains, pour l’organisation de type militaire), l’essor de ces comportements ne vient pas de nulle part : il y a d’abord une réaction instinctive face à l’accroissement de la violence policière, mais aussi un sentiment – bien réel – que la stratégie de l’intersyndicale est insuffisante. Une des immenses faiblesses de cette « position » est justement de mener encore plus à l’échec que celle des bureaucraties, et surtout de contribuer à empêcher de les dépasser, en marginalisant le mouvement et en limitant l’investissement des non-militants.
De fait, on est en grande partie resté au stade des manifs composées en grande partie de militants. Il semble qu’il y a eu assez peu de premiers engagements suscités par la mobilisation – alors même que l’opposition à la loi travail était d’emblée très majoritaire dans la population – et surtout, peu de cette conscientisation dans l’action qui découle de la participation active à un mouvement vivant (même si heureusement des contre-exemples ont existé dans certains secteurs). Il faut s’interroger sur ce manque essentiel qui a plusieurs causes, dont le faible nombre de structures autonomes de lutte à s’être créées à la base, un mouvement qui apparaît comme conçu et dirigé par des « spécialistes » avec des codes et un langage hermétiques, l’impression que participer aux manifestations est physiquement risqué, etc. Toutes ces questions doivent être prises en compte à l’avenir.
Le mouvement ne peut que rester faible tant qu’il n’est pas approprié, investi, codirigé par une large partie des travailleurs, des précaires, des chômeurs et des jeunes. C’est dans le cadre d’un mouvement massif, auto-organisé, que peuvent émerger puis s’imposer les éléments de dépassement des simples revendications comme le retrait d’un projet de loi – revendications parfaitement nécessaires, mais qui restent dans le cadre du système et ne permettent donc pas de résoudre les causes fondamentales de l’oppression sociale.
Autre exemple de déni de la réalité qui affaiblit la lutte, il faut mentionner les faux chiffres de manifestants donnés par la CGT. Ce fut le cas par exemple lors de la manifestation nationale à Paris le 14 juin : nous étions peut-être jusqu’à 200.000, ce qui était d’ailleurs plutôt un succès à ce moment-là. Pourquoi alors la CGT annonce-t-elle le chiffre grossièrement bidon de 1 million de manifestants ? Ce qui compte dans le rapport de force, c’est le nombre réel de manifestants : truquer les chiffres ne sert à rien, c’est même contre-productif puisqu’on se ment à nous-mêmes et qu’on perd toute crédibilité dans ce qu’on annonce. Alors pourquoi ? Les directions confédérales mettent en place depuis des années la même logique, quelques manifestations et quelques appels à la grève, afin d’être reçues par le gouvernement en meilleure position et d’obtenir un retrait de projet ou des concessions, qui justifieront leur action et leur existence1. Cette stratégie étant presque à chaque fois un échec, il faut le camoufler en prétendant que les cortèges ont été massifs – quitte à mentir sur les chiffres2. On le voit, ce n’est pas qu’un détail, c’est une partie du problème.
Allons plus loin : ce qui compte, c’est non seulement le nombre mais aussi le niveau de conscience des manifestants. Combien ont participé à de véritables Assemblées Générales, ou à des débats sur nos moyens d’action, avant de venir en manif, ou le lendemain ? Pour qu’un mouvement puisse devenir un réel outil d’auto-émancipation, il est indispensable que des Assemblées générales par lieu de travail, par branche, par zone géographique, soient organisées avant et/ou après les manifs. Il y a bien sûr eu des AG, mais insuffisamment, et parfois avec peu de monde. Il faut bien dire que ce n’est pas forcément simple à mettre sur pied – mais c’est un passage obligé pour pouvoir aller plus loin. On ne peut pas se satisfaire non plus du fait qu’il y a plus d’alcool que de brochures militantes dans les manifs. Abdiquer son esprit critique, même pour de prétendues raisons de « tactique », ne donne jamais de bons résultats. Les manifestations contre la loi travail ont été nombreuses, mais elles n’ont pas regroupé assez de monde, et elles ont souvent été considérées comme des fins en soi et non comme des points d’appui pour construire la lutte, pour servir à l’auto-organisation, à une prise de conscience plus globale.
Sur le plan des grèves, il y a eu des mobilisations parfois importantes et auto-organisées, mais dispersées dans le temps et au fond relativement isolées. Certains ont cru trouver un palliatif en mettant sur pied de petits espaces de radicalités, des expériences dont certaines ont été utiles et positives, mais qui restent souvent limitées à l’entre-soi de petits comités de « spécialistes ». Pour gagner, pour aller plus loin, nous devons créer des espaces permettant à la majorité des travailleurs, précaires, chômeurs et jeunes de s’investir et de participer à une élaboration collective.
Il faut évoquer parmi d’autres expériences, celle de Nuit debout, qui a recouvert différents aspects. Parmi les initiatives les plus positives, on peut citer la création d’une Commission féministe, ou encore de « Biblio debout » – une librairie de troc. Les défauts ont cependant été immenses. Certains opportunistes se sont d’emblée accaparés la communication de Nuit debout, sur une ligne politique catastrophique, certains se revendiquant ouvertement « ni droite ni gauche ». On a vu fleurir sur la place de la République différents courants de repli, des « nationalistes de gauche » et « protectionnistes » notamment. Or, patriotisme, nationalisme, souverainisme, protectionnisme, ce sont toujours des politiques de division entre les travailleurs. De plus, cette volonté de repli dans des frontières étatiques a pour conséquence d’alimenter l’idéologie dominante en faveur de prétendus intérêts communs entre les classes sociales, ce qui ne bénéficie qu’à la classe dominante et affaiblit les luttes sociales. L’internationalisme réel, par contre, permet l’unité de la classe travailleuse, quelle que soit son pays, sa nationalité, ses origines. Ce qui a fait une partie du succès de curiosité de Nuit debout à ses débuts, c’est l’absence de délimitation politique. C’est aussi ce qui a provoqué son échec, et sa disparition progressive dans l’indifférence quasi-générale. Ceci dit, il faut comprendre les ressorts de Nuit debout. C’est, à tous les sens du terme, une question d’espace. Ce qui séduit, c’est d’abord la réappropriation de l’espace public, en l’occurrence d’une grande place parisienne, pour en faire un lieu de débats et d’échanges. Ensuite, il y a une recherche de quelque chose de nouveau, Nuit debout a donc occupé cet espace politique de la quête de formes politiques novatrices – même si ce fut l’échec3. Nous devons être à l’écoute de ces symptômes, nous devons prendre en compte cette nécessité de renouvellement des formes de lutte et de débat. Par contre, il faut poser d’emblée un cadre : on est là avec un but, développer une mobilisation, et avec une perspective sociale, celle de la classe exploitée. L’absence de toute délimitation politique mène, on l’a vu, à la confusion et à l’inefficacité.
A l’encontre des différentes stratégies de l’échec que nous avons subies, nous pouvons mettre en place collectivement une stratégie de massification et d’extension de la lutte, d’auto-organisation. Etre nombreux en manif, c’est indispensable. Mais ça ne peut pas suffire à tout : ce qui peut permettre de passer à une nouvelle étape, c’est l’organisation à la base, par lieu de travail quand c’est possible, par secteur d’activité, par zone géographique (ville, quartier…), la constitution de comités de grève, de conseils de mobilisation, où l’on crée ensemble un nouvel espace démocratique qui décide librement des formes de la lutte et de ses objectifs. C’est par un tel mouvement de masse, créant un nouvel espace politique de démocratie à la base, que des victoires sont possibles, que la perspective d’auto-émancipation peut s’imposer. Dans ce but, il reste beaucoup à inventer.
1 Voir « Crise de la CGT ou crise du syndicalisme ? » (Critique Sociale n° 34, février/mars 2015).