Le mouvement ouvrier anti-alcool : une lutte contre l’aliénation

– Tribune –

La consommation de boisson alcoolisée est un fléau social, et en tant que tel elle a été historiquement combattue par le mouvement ouvrier. Actuellement, la consommation d’alcool fait plus de 3 millions de morts chaque année dans le monde1. Cela représente 50 millions de morts sur les quinze dernières années. C’est plus largement, dans la société, la banalisation et la valorisation sociale de la consommation d’alcool qui posent problème.

Revenons brièvement sur quelques étapes de l’histoire de l’action du mouvement ouvrier contre l’alcool2. Dès 1898, le congrès de la CGT – alors révolutionnaire – adopte une position ferme et radicale face au problème : « L’alcoolisme se développe parallèlement à l’intensité du régime capitaliste. […] Comme le mal donne naissance au mal, l’alcoolisme découle tout naturellement de l’état dans lequel sont maintenus tant d’éléments de la classe ouvrière, et il perpétue l’existence, il renouvelle et entretient la puissance du capitalisme. […] Il faut au mouvement ouvrier des consciences, des cerveaux et des cœurs : l’alcoolisme, qui les détruit, est donc notre mortel ennemi. […] Il importe que les travailleurs conscients, que les militants deviennent d’acharnés ennemis des boissons fortes. Il importe que chacun de nous se fasse un propagandiste de tempérance. […] L’alcoolisme est un danger social. Il menace la société dans son ensemble. […] L’alcoolisme est le plus sûr agent de la bourgeoisie capitaliste en ce qu’il atrophie la conscience et réduit la force de résistance du prolétariat. » Par ailleurs, quelques militants dont Emile Pouget et Fernand Pelloutier présentent une déclaration selon laquelle il n’y a « d’autre remède efficace que l’émancipation intégrale », et qui recommande pour les militants « de prêcher d’exemple en s’abstenant de boissons alcoolisées »3.

Un Comité antialcoolique ouvrier est formé en janvier 1906, essentiellement par des socialistes et des syndicalistes. Ce comité publie en brochure un discours contre l’alcool du socialiste belge Emile Vandervelde, et appuie les propositions d’interdiction de l’absinthe4. Avant même qu’elle soit finalement interdite, des coopératives ouvrières comme la Bellevilloise avaient déjà proscrit l’absinthe.

En 1909, des militants semble-t-il issus à la fois de milieux socialistes, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes, créent l’Association des travailleurs antialcooliques, puis en 1911 la Fédération ouvrière antialcoolique (FOA) dont le but est de « réveiller la masse et lui montrer les dangers de l’alcoolisme. »5 La FOA, d’abord dirigée par le syndicaliste Eugène Quillent, publie le mensuel Le Réveil puis Le Réveil du peuple. Son numéro de juin 1914 donne les adresses de 34 sections, 6 à Paris et 28 en province, ce qui montre qu’il s’agit d’une réelle structure qui n’a pas une existence négligeable. L’action de la FOA est relayée par les Bourses du Travail, son argumentation montrant que l’anti-alcoolisme va dans le sens de l’intérêt des travailleurs. En 1914, à la veille de la guerre, la FOA aurait même compté jusqu’à 16.000 adhérents. L’un des militants de la FOA, le syndicaliste révolutionnaire Gustave Cauvin, se saisit du nouvel outil qu’était alors le cinéma afin de toucher un plus large public, en faisant des tournées de conférences avec projections de films montrant les ravages de l’alcool.

Le Parti socialiste, dont le nom est à l’époque Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et dont l’orientation officielle est révolutionnaire, publie en 1911 une brochure de 32 pages : Contre l’alcoolisme, un programme socialiste. Le constat de départ est que « les progrès de l’alcoolisme sont un danger, un danger surtout pour l’émancipation ouvrière ; dès lors, c’est un devoir strictement socialiste de lutter contre l’alcool. » Le texte montre en citant des études scientifiques et statistiques que « l’alcool est un poison ». Plus spécifiquement, « l’alcool endort l’énergie ouvrière. Certes l’alcool ne crée pas le paupérisme, mais il aggrave l’état de misère de ceux dont l’organisation sociale fait des misérables et il les enchaîne à leur sort. » Passant en revue les mesures prises à l’étranger contre l’alcoolisme, la brochure estime « sans effet » la prohibition d’État. Les solutions proposées sont tout autres : d’abord la participation aux coopératives et aux syndicats, en considérant que « les victoires syndicales sont des défaites pour l’alcool », notamment par la réduction du temps de travail. Ensuite, il est proposé que « la vente des boissons soit organisée en régie municipale », puis que « le monopole de la production » soit assuré par la collectivité dans un but de santé publique6.

A cette période, les réunions socialistes se déroulent souvent dans des cafés, lieux de socialisation ouvrière. Les établissements sont parfois tenus par des militants, voire gérés sous forme de coopérative ouvrière, mais le mouvement ouvrier ne parvient pas à créer durablement des lieux de socialisation explicitement libérés de l’alcool (même si des cafés et restaurants coopératifs ne servant pas d’alcool existent au début des années 1900). Du moins son abus est-il dénoncé.

La guerre mondiale met à mal l’ensemble du mouvement ouvrier, et désorganise la FOA. Surtout, la guerre renforce l’usage de l’alcool : au front, il est utilisé comme instrument d’abrutissement des soldats, à la fois pour les faire se battre et pour démotiver ceux qui auraient des velléités de révolte. En 1920, la Fédération ouvrière antialcoolique se transforme en « Coopérative pour l’exploitation des établissements de tempérance », sous la direction de Louis Buis7.

L’Internationale socialiste, ou Deuxième Internationale, avait prévu d’aborder en détail le sujet de la lutte contre l’alcoolisme lors de son congrès prévu à Vienne en août 1914. Du fait de la guerre, le congrès fut annulé et ce débat n’eut jamais lieu. Deux rapports subsistent néanmoins, l’un de Vandervelde, l’autre du socialiste allemand Emmanuel Wurm. D’après ce dernier, « le relèvement économique et intellectuel de la classe ouvrière est la première condition pour lutter avec succès contre l’alcoolisme. » Il appelle dans ce but à toute une série de mesures, dont la création de bibliothèques et de salles de lecture, ainsi qu’à l’interdiction de la vente d’alcool aux mineurs. Il se prononce en fait pour la tempérance, et considère par ailleurs que « la libération des ouvriers du danger de l’alcool est conditionnée par leur libération du joug du capitalisme. » Il rappelle que des intérêts économiques très importants sont en jeu, ce qui fait que « le capitalisme de l’alcool défend et protège l’abus de l’alcool. » Vandervelde, pour sa part, se prononce pour l’abstinence complète de toute consommation d’alcool. Il conclut son texte en écrivant que « les partis ouvriers et socialistes se doivent à eux-mêmes d’être au premier rang de ceux qui veulent que les travailleurs s’affranchissent de la domination des producteurs et des vendeurs d’alcool. »

Depuis, l’expérience de la prohibition aux Etats-Unis de 1920 à 1933 a montré le fiasco d’une interdiction totale8. L’interdiction massive s’est révélée être une illusion autoritaire, inefficace et contraire dans ses méthodes aux principes fondamentaux du mouvement pour l’auto-émancipation. C’est de la conscience sociale des masses que peut et doit venir un recul décisif de l’alcool.

Par contre, de façon pragmatique des interdictions ciblées peuvent être nécessaires et utiles : citons par exemple la réussite de l’interdiction de fumer dans les lieux publics, mesure de santé publique et de mieux-être, qui a (un peu) fait reculer l’égoïsme de nombre de fumeurs. Concernant l’alcool, l’interdiction ciblée de l’absinthe il y a un siècle avait été réussie et positive. Au niveau spécifique du mouvement ouvrier, lors de la grève générale spontanée de mai-juin 1936, certains grévistes avaient prohibé l’alcool dans des usines occupées – mesure qui devrait être appliquée lors de toute occupation et de toute mobilisation revendicative.

A l’heure actuelle, les ravages de l’alcool et de l’alcoolisme se poursuivent : des dizaines de milliers de morts chaque année en France, des millions dans le monde ; des vies brisées par l’alcoolisme (le sien ou celui d’un proche – voire celui d’un inconnu qui conduit ivre et cause morts et blessés), etc. Pourtant, par « tradition », et pour la défense d’intérêts économiques importants, l’idéologie dominante continue à valoriser la consommation d’alcool. La lutte contre cette « culture » de l’alcool doit faire partie de notre lutte globale contre toutes les aliénations, et pour l’auto-émancipation. Nous sommes contre tout ce qui dégrade les êtres humains. Faire reculer l’alcool, c’est aussi contribuer à faire reculer la violence dans la société9. Il faut donc rappeler qu’à l’heure actuelle, année après année, les millions de morts de l’alcool s’accumulent, tout comme les profits du lobby alcoolier.

Marie Xaintrailles.

1 Organisation mondiale de la santé, mai 2014 : www.who.int/mediacentre/factsheets/fs349/fr/

2 Il n’existe pas encore d’étude précise sur le sujet. On trouve des éléments dans : Patricia Prestwich, Drink and the politics of social reform : antialcoholism in France since 1870, Society for the promotion of science and scholarship, Palo Alto, 1988, et Bertrand Dargelos, La Lutte antialcoolique en France depuis le XIXe siècle, Dalloz, 2008.

3 Compte-rendu du congrès de la CGT à Rennes, 1898, p. 354-360.

4 L’Humanité, 5 mars 1906 et 16 décembre 1906.

5 Appel de la FOA paru dans La Bataille syndicaliste, n° 155, 28 septembre 1911, p. 4. Le texte ajoute que « La révolution sociale ne pourra être faite que par des individus soucieux de ne point détruire leur santé et gaspiller leurs ressources en grossissant le budget de l’ennemi. »

6 Marcel Granet, Contre l’alcoolisme, un programme socialiste, Librairie du Parti socialiste, 1911.

7 Le Journal du Peuple, 20 avril 1920.

8 Ce constat est fait notamment par la revue La Révolution prolétarienne, n° 112, 5 décembre 1930, p. 26.

9 Bien évidemment ce n’est qu’un élément parmi d’autres : rappelons comme objectifs majeurs l’abolition des rapports de production capitaliste (qui créent de la violence sociale, l’exploitation et l’aliénation leur étant inhérents) ; de même la nécessité d’abolir le patriarcat et le racisme, etc.