Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’échappée, 2018, 317 pages.
C’est un livre rafraîchissant que nous propose Charles Reeve1. En suivant le « fil historique » des courants d’auto-émancipation dans les luttes sociales, de la révolution française à nos jours, on croise notamment la Commune de 1871, la révolution allemande et les conseils ouvriers, la révolution espagnole, mai 68, ou encore la révolution portugaise de 1974-1975 – l’auteur ayant lui-même pris part à ces deux derniers mouvements.
L’originalité de ce vaste parcours historique synthétisé en 300 pages, c’est qu’il est résolument pensé à contre-courant des différents mythes, en rappelant les contradictions au sein même des mouvements.
Il s’agit d’abord de repérer l’apparition de « la démocratie directe des exploités », dans des pratiques de lutte et surtout au sein d’épisodes révolutionnaires. L’un des temps forts du livre est évidemment l’émergence des conseils ouvriers au début du XXe siècle, notamment en Russie (soviets) puis en Allemagne. Par cette forme spontanée d’auto-organisation, les travailleurs peuvent développer et affirmer leurs propres capacités à agir, à débattre et à décider collectivement. Bien que les conseils n’aient pas réussi à s’imposer face à des partis autoritaires et bureaucratiques, il n’en reste pas moins que « le mouvement des conseils était une dynamique sociale de rupture » (p. 108). Selon Reeve, les conseils ne doivent pas être « fétichisés », on ne peut pas savoir à l’avance s’ils seraient la forme adéquate pour les luttes de l’avenir, mais ils restent un exemple à connaître et dont on peut s’inspirer.
En effet, les formes des structures de luttes se doivent d’être liées aux objectifs sociaux du mouvement : ainsi, l’auteur écrit que « la démocratie directe n’a de véritable contenu que si elle est accompagnée d’une lutte pour l’égalité économique » (p. 121). En l’absence de buts concrets, des assemblées de libre parole ne peuvent que rester des coquilles vides, voire des lieux ouverts aux dérives confusionnistes. L’objectif de lutte sociale de tous les exploités dans le monde contre la société divisée en classes, contre le mode de production capitaliste, ne peut donc pas être mis de côté.
Inversement, ceux qui se revendiquent de l’anticapitalisme ne peuvent sans contradiction rester prisonniers de conceptions autoritaires. Charles Reeve rappelle d’ailleurs les ressemblances entre les pratiques des bolcheviks et celles des réformistes sociaux-démocrates : « Chez les uns comme chez les autres, on suivait les chefs, on obéissait à la ligne des partis, on s’alignait sur des visions étatiques du socialisme » (p. 127). Ces conceptions ont montré leur faillite. A propos de la révolution en Espagne, Reeve cite le marxiste anti-stalinien Henry Pachter2 écrivant : « le moyen force la main de celui qui l’utilise » (p. 163). C’est en effet la clé qui permet de comprendre tant de dévoiements de mouvements révolutionnaires, quand – au nom de l’efficacité – des dirigeants et des militants emploient des moyens autoritaires et violents, partant dès lors dans une autre direction que celle de l’auto-émancipation.
Tant qu’il y aura des classes sociales, elles seront en lutte. Mais ce livre rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de voir contre quelle société on se bat, mais aussi de réfléchir et de débattre de quelle société on veut. Comment construire une autre organisation de la société, sans division en classes sociales ? Comment assurer l’existence de tous sans retomber dans l’aliénation, dans l’oppression, dans la dépossession des décisions au profit d’une minorité ? On ne part évidemment pas de zéro, et il est indispensable de connaître réellement les expériences passées, dans ce qu’elles avaient de positif comme de négatif, les débats qui ont eu lieu et comment ils ont été tranchés, etc. Pour être fructueuse, cette réflexion doit être menée tout en participant aux luttes d’aujourd’hui.
De ce point de vue, Charles Reeve revient sur des courants actuels, notamment la tendance insurrectionnaliste (« Comité invisible », « Lundi matin », etc.) « qui s’enferme dans l’impasse des affrontements avec des forces répressives de plus en plus sophistiquées » (p. 255). A l’inverse, il rappelle que mai 68 fut avant tout « une puissante grève générale associée à un profond désir social de changement de l’ordre du monde » (p. 193). En perdant de vue cette indispensable dimension massive, avec des millions de personnes qui prennent part à un mouvement, à des Assemblées Générales, ces courants s’éloignent malgré eux de toute perspective d’auto-émancipation.
Rosa Luxemburg, à propos des grèves de masse, montrait bien que pour l’emporter la lutte doit « devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat »3. De même, Reeve écrit que « l’idée d’une société sans exploitation apparaît comme vidée de sens hors de l’action émancipatrice des exploités eux-mêmes » (p. 270). Cela implique donc de se débarrasser des mythes sur les petites minorités qui aspirent à diriger les luttes à la place des classes travailleuses. Comme le montre Charles Reeve en conclusion, « la lucidité est un élément de radicalité alors que tactiques et stratégies activistes ne sont que des machines à produire de l’optimisme momentané qui brouille l’horizon et engendre la désillusion de demain » (p. 272-273).
Le Socialisme sauvage est donc un livre qui invite à l’exercice de l’esprit critique, à la réflexion, au débat, à la remise en cause des dogmes. C’est particulièrement utile alors qu’on observe une tendance au « déclinisme », qui existe même chez une partie de ceux qui se disent révolutionnaires, et qui se base notamment sur une glorification d’événements ou de courants passés qui ne sont connus que dans leurs légendes falsificatrices. Comme l’écrivait Karl Marx, la révolution sociale de l’avenir doit, pour pouvoir commencer, « s’être dépouillée de toute superstition à l’égard du passé. »
1 Nous avons publié un « Entretien avec Charles Reeve » (Critique Sociale n° 22, septembre 2012). L’auteur a également coécrit la postface de « La Révolution fut une belle aventure », de Paul Mattick (voir Critique Sociale n° 29, janvier 2014).
2 Son nom est orthographié Henri Paechter dans la traduction en français du livre en question : Espagne 1936-1937, la guerre dévore la révolution, éditions Spartacus, 1986.
3 Cité dans « Rosa Luxemburg et la grève de masse », brochure de Critique Sociale, 2014.