Mai 68 : Vers un conseil ouvrier du Grand Paris ?

Nous publions ci-dessous quelques extraits du témoignage de François Cerutti sur le mouvement de mai 68 à Paris, publié sous le titre D’Alger à Mai 68, mes années de révolution (éditions Spartacus, 2018, pp. 111-118 – extraits publiés avec l’accord de l’éditeur).

L’auteur participe à partir du 13 mai 1968 au Comité d’Action Travailleurs-Étudiants (CATE) du quartier de Censier, installé dans l’université du même nom. Il prend part à une première réunion avec une douzaine de personnes, dans la salle 323 de la fac, qui décide de diffuser le lendemain un tract appelant à « la lutte commune » :

« Notre intention est de le distribuer le plus possible en direction des entreprises. Dans un premier temps, nous nous dirigeons vers les bouches de métro, les gares et les grands magasins. L’accueil que nous recevons est très chaleureux. Le soir même, en salle 323, de nouvelles personnes nous rejoignent, en particulier des employés de divers grands magasins. En raison de la détermination affichée par les nouveaux arrivants qui pour beaucoup travaillent à l’intérieur de Paris, des discussions s’engagent pour la rédaction d’un nouveau tract qui se veut plus offensif. »

Le tract en question s’achève sur la conclusion suivante : « Pour abattre ce système qui nous opprime tous, il faut que nous luttions ensemble. Des Comités d’Action Travailleurs-Étudiants ont été créés dans ce but. Ensemble nous luttons, ensemble nous vaincrons. »

« D’autres tracts sont ensuite rédigés. […] Il y a des appels à la création de Comités d’action (CA) sur les lieux de travail afin d’entreprendre et de développer l’occupation des entreprises. Des ouvriers beaucoup plus radicaux déclarent qu’ils ne se battent plus pour une simple augmentation de salaire mais pour la suppression du capitalisme !

Dans la soirée du 15 mai, la première Assemblée générale du CATE réunit quarante personnes. […] Les diffuseurs de tracts ont établi des contacts avec des ouvriers de Renault, de l’imprimerie Lang, Air Inter, Citroën, Thomson-Houston, Rhône-Poulenc et de plusieurs des grands magasins (Samaritaine, Printemps, BHV qui publient plus tard un journal ronéotypé, La Base) à l’intérieur de Paris. On a aussi des contacts avec les syndicats des Acteurs et celui des Techniciens du cinéma. Par ailleurs, plusieurs Comités Travailleurs-Étudiants de quartier se sont créés à notre initiative.

Les diffuseurs se dirigent de plus en plus vers les grandes entreprises où, dès le matin, les distributions commencent avec prises de paroles improvisées. Selon les circonstances c’est le mur syndical cégétiste, avec gros bras et intimidations, ou bien des prises de contacts avec des comités déjà en place ou en formation. Un matin, c’est debout sur un bidon du fuel qu’un des nôtres, rencontré récemment et en apparence fort timide, harangue les ouvriers de chez Renault à Billancourt.

Mais cette usine restera une forteresse imprenable alors que des contacts s’établissent chez Citroën où des ouvriers perçoivent la nécessité d’établir des relations avec des comités d’autres usines. La particularité de cette usine est que sur 40 000 ouvriers, 25 000 sont étrangers, représentants 30 nationalités. La direction a mis en place un syndicat maison contrôlé par des ouvriers français racistes et les travailleurs immigrés ont de réelles difficultés pour se défendre ou mener une quelconque action. En revanche, des camarades donnant des cours d’alphabétisation le soir ont établi des relations avec eux et c’est ainsi que plusieurs ouvriers de Citroën, dont des immigrés, arrivent à Censier. Une action de diffusion chez Citroën est prévue pour le 18 au matin. C’est dans une ambiance nouvelle que cela se passe. En effet, ce matin-là, ce sont 300 000 travailleurs qui chez Renault, Berliet, Rhodiacéta, Hispano-Suiza, Nord-Aviation se lancent dans la grève. La centrale cégétiste a compris qu’un puissant mouvement est en marche et elle cherche à prendre la direction de la lutte ; c’est pourquoi elle appelle à la grève chez Citroën, elle est même prête à faire élire des comités de grève placés sous le contrôle des travailleurs (c’est-à-dire de leur syndicat !). Le seul bémol, c’est qu’à Citroën les tracts de la CGT s’adressent peu aux travailleurs immigrés.

Aussi, dès son retour, l’équipe de Citroën décide la réalisation de deux tracts : l’un en français, qui ne s’oppose pas à la CGT, à l’adresse de tous les travailleurs et un autre en direction des immigrés. C’est grâce au concours du CA regroupant plusieurs nationalités que ce nouveau tract est écrit en quatre langues (espagnol, portugais, arabe, serbo-croate). Un contenu plus radical apparaît désormais, dans un appel à imposer l’égalité des droits politiques et syndicaux entre travailleurs étrangers et travailleurs français, un tout premier pas pour abattre le capitalisme et établir une société sans classes.


En quelques jours nous nous retrouvons plusieurs centaines ! Nos origines sont des plus diverses. On voit apparaître des « anars » qui depuis longtemps établissent entre eux des liens pour d’éventuelles interventions, des syndicalistes en rupture de ban, quelques Cfdédistes, la CFDT étant le syndicat le plus ouvert à des pratiques de démocratie à la base, mais surtout beaucoup de gens, en particulier des jeunes, et des ouvriers pratiquant le nomadisme d’une entreprise à l’autre, qui ne se rattachent pas à des traditions de pensée ou de luttes ouvrières. C’est la nécessité immédiate qui les fait se réunir. Les conditions générales d’existence de la société d’exploitation vacillent sur ses bases et donnent naissance malgré elle à son propre mouvement de contestation. […]

Sans que l’on s’en rende compte et de manière spontanée, une véritable organisation s’est mise en place autour du service ronéos, dactylographie, standard téléphonique, cuisine. […]

L’intensification des relations dans de multiples domaines, tout particulièrement avec les différents collectifs d’entreprises, nous oblige à gérer une coordination. Un collectif se constitue, des tâches spécifiques apparaissent afin de rendre plus efficace la « logistique » qui se développe. Selon leurs capacités les membres de ce collectif prennent des responsabilités. […]

Les assemblées générales, quotidiennes, ont pour objectif d’affaiblir l’influence de ceux qui empêchent le développement de la grève générale. Cette coordination tente de faire en sorte que le débat donne à chacun la liberté de s’exprimer et que tout cela se traduise par des décisions pratiques. Les actions en direction des entreprises se traduisent souvent par la rédaction d’un nouveau tract permettant la structuration de nouveaux contacts. Une petite commission reprend les idées forces de l’assemblée générale, elle se réunit à part, puis revient proposer un texte. Les textes sont alors approuvés à main levée. Ou alors, les oppositions se traduisent par un chahut suffisamment explicite pour que les discussions reprennent. Cette intelligence collective naissante s’exprime sous la forme d’une démocratie directe où l’autorité qui a en charge de lancer une action doit la justifier en permanence devant l’assemblée générale. C’est ce qui en fait la force vivante. »