La démocratie révolutionnaire d’après Rosa Luxemburg

Nous publions ci-dessous des extraits du dernier chapitre du célèbre texte de Rosa Luxemburg La Révolution russe, écrit en 1918. Sa critique lucide et précoce des bolcheviks est connue. Nous avons choisi ici de retenir les passages qui esquissent, en positif, les contours d’une démocratie révolutionnaire, une démocratie des travailleurs construisant une autre société, socialiste et communiste :

« C’est un fait absolument incontestable que, sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté de réunion et d’association sans entraves, la domination des larges masses populaires est inconcevable. […]

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. […]

Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille et une grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. Ce n’est pas une infériorité, mais précisément une supériorité du socialisme scientifique sur le socialisme utopique, que le socialisme ne doit et ne peut être qu’un produit historique, né de l’école même de l’expérience, à l’heure des réalisations. […]

Il est clair que le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par des oukases. […] Terres vierges. Problèmes par milliers. Seule l’expérience est capable d’apporter les correctifs nécessaires et d’ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s’engageant dans mille formes et improvisations nouvelles, conservant une force créatrice, corrigeant elle-même ses propres fautes. Si la vie publique des États à liberté limitée est si pauvre, si schématique, si inféconde, c’est précisément parce qu’en excluant la démocratie elle ferme les sources vives de toute richesse et de tout progrès intellectuels. […]

Ce qui vaut pour le domaine politique vaut également pour le domaine économique et social. Le peuple tout entier doit y prendre part. Autrement le socialisme serait décrété, octroyé, par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert. Un contrôle public est absolument nécessaire. Sinon l’échange des expériences n’est possible que dans le cercle fermé des fonctionnaires du nouveau gouvernement. […]

Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans confrontation libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. La vie publique entre peu à peu en sommeil. Quelques douzaines de chefs du parti d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent, et, parmi eux, ceux qui dirigent et gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine. […]

Bien plus, tout régime d’état de siège prolongé mène inéluctablement à l’arbitraire, et tout arbitraire exerce sur la société une action dépravante. L’unique moyen efficace qu’a en main la révolution prolétarienne, c’est, ici aussi, des mesures radicales de nature sociale et politique, une transformation aussi rapide que possible des garanties sociales d’existence de la masse et le déploiement de l’idéalisme révolutionnaire, qui ne saurait se maintenir durablement que par une vie intensément active des masses dans une liberté politique illimitée. De même que contre les infections et germes morbides l’action libre des rayons du soleil est le plus efficace des moyens de purification et de guérison, de même c’est la révolution elle-même et son principe rénovateur, la vie intellectuelle, l’activité, l’auto-responsabilité qu’elle suscite dans les masses, par conséquent sa forme de liberté politique la plus large, qui est le seul soleil salvateur et purificateur. […]

Nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous l’enveloppe sucrée de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois arrivé au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste. […] Nous vivons tous sous la loi de l’Histoire, et l’ordre socialiste ne peut précisément s’établir qu’internationalement. »