L’extrême-gauche crève sous les fausses légendes

– Tribune –

Ce texte n’est pas une attaque contre l’extrême-gauche, mais au contraire un plaidoyer d’une militante pour que notre courant politique devienne réellement ce qu’il devrait être, et qu’il n’est pour l’instant qu’en partie : un mouvement pour l’auto-émancipation.

D’un côté, le mode de production capitaliste montre ses conséquences tragiques. La nécessité de sortir de ce système économique, la nécessité de l’internationalisme pour faire face à l’urgence écologique, devraient favoriser notre courant. Pourtant, l’extrême-gauche ne se renforce pas. C’est en partie sa faute : l’extrême-gauche crève sous les vieilles habitudes et les fausses légendes.

Nous devons d’abord nous débarrasser du poison du « campisme ». Il s’agit d’un simplisme qui remplace l’esprit critique par une application systématique de cet adage qui est pourtant souvent faux : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Cette dérive amène les « campistes » à soutenir, dans les luttes entre impérialistes notamment, un camp étatique contre un autre.

Au contraire de cette attitude, n’oublions pas que notre camp, c’est celui des exploités et des opprimés de tous les pays. Cela ne peut pas, ne devrait pas pouvoir conduire à défendre un petit impérialisme contre un impérialisme plus fort ; ne pas défendre une bureaucratie étatique contre une autre. Notre façon de lutter ne peut avoir comme point de départ que la défense des travailleuses, des travailleurs, des précaires, des chômeurs, contre tous leurs oppresseurs.

On peut prendre un exemple du passé : l’affaire Dreyfus. Il a existé à l’époque au sein de l’extrême-gauche des débats sur l’opportunité de prendre une part active à la campagne en faveur du capitaine Alfred Dreyfus, innocent et injustement condamné (par antisémitisme) par un tribunal militaire. Non, la lutte révolutionnaire n’était pas affaiblie par la défense d’un officier de l’armée française injustement condamné ; elle l’était par ceux qui refusaient de mener cette lutte contre l’injustice, contre les antisémites, contre le militarisme. Rosa Luxemburg l’avait bien montré, à l’époque même des faits.

Prenons un autre exemple, celui de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’URSS. De nombreux courants et militants d’extrême-gauche ont dit haut et fort, dès les années 1920, ce qu’il fallait dire sur cet État qui réprimait et emprisonnait en masse. Nombreux furent ceux à l’extrême-gauche qui publièrent ce qui se passait en URSS, de Rudolf Rocker à Victor Serge en passant par Boris Souvarine et Ante Ciliga, et tant d’autres. Ils ne luttaient pas contre leur propre camp en dénonçant les crimes en URSS : ce sont ceux qui n’ont rien dit, voire qui ont acclamé cette dictature sanglante, qui ont lutté contre le camp de l’émancipation. Le stalinisme a été et est toujours – même s’il n’est plus que résiduel – un ennemi et un boulet pour le camp anticapitaliste. Les staliniens, partisans du capitalisme d’État et de l’autoritarisme policier, ont été, sont et resteront des ennemis politiques pour les révolutionnaires.

Être révolutionnaire, ce n’est pas dire l’inverse de l’idéologie dominante ; c’est penser indépendamment d’elle. Le pseudo-argument de disqualification qui a consisté à dire « tu dis du mal de l’URSS, tu parles comme les bourgeois », n’a malheureusement pas totalement disparu, même s’il a pris d’autres formes. On notera d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas de ça : la critique du stalinisme par l’extrême-gauche se faisait sur ses propres bases, et d’ailleurs avant que l’idéologie dominante ne reconnaisse la réalité de l’URSS – par exemple, les procès de Moscou de 1936-1938 ne furent pas présentés comme truqués par la majorité de la presse « bourgeoise » en France. C’était bien la presse d’extrême-gauche qui disait à l’époque la vérité sur ces faux procès staliniens.

Être révolutionnaire aujourd’hui exige de faire un bilan critique des régimes autoritaires qui se sont abusivement réclamés de nos objectifs. Nous devons en tirer toutes les conséquences. Il est tout simplement dramatique de voir en 2020 des militants répéter des mensonges de la propagande officielle de l’URSS, ou de la Chine, ou de Cuba, etc. Les meilleurs militants, les meilleurs courants révolutionnaires ont clairement dit dès le début ce qu’étaient ces régimes : des dictatures sur le prolétariat, des régimes capitalistes d’État où les travailleurs étaient opprimés. Inspirons-nous de leur esprit critique, appliquons-le au passé comme au présent.

Certains soutiennent des réactionnaires qui encensent les barrières étatiques, ou divers identitaires, y compris des partisans du repli religieux. Ils sortent alors de l’extrême gauche et sombrent dans le confusionnisme, et cette dérive peut en mener certains vers différentes formes de racisme et d’antisémitisme : ils sont alors devenus ouvertement nos ennemis politiques.

L’internationalisme n’est pas un gadget, c’est la base même de notre vision du monde. C’est la conséquence de la division de la société humaine en classes sociales, division qui existe partout dans le monde.

Autre faiblesse que l’on rencontre hélas trop souvent à l’extrême-gauche, le recours au « roman » historique. Il est plus rapide, plus facile et plus confortable de répéter les légendes propres à son courant politique que d’appliquer la méthode révolutionnaire fondamentale : la conception matérialiste de l’histoire. Cette dernière réclame de l’esprit critique ainsi qu’une solide connaissance du contexte historique et des événements. Comme l’écrivait le communard Lissagaray : « Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs. »

Or, aujourd’hui encore, une bonne partie des « formations » fournies par les groupes politiques ne sont que des versions simplifiées des « cartes menteuses » héritées des prédécesseurs au sein de leur courant. Des mensonges, des erreurs, des légendes se transmettent ainsi en parallèle du travail des historiens – qui n’est d’ailleurs souvent pas exempt du même reproche. Il sera ensuite facile pour le dirigeant ou aspirant-dirigeant, souvent léniniste, de disqualifier les historiens à jour au niveau des sources, en les qualifiant simplement d’« historiens bourgeois ». Il n’y aurait même pas besoin de les lire ! Or, si tout texte d’où qu’il vienne doit être passé au crible de l’esprit critique, ce doit être le cas aussi pour la version légendaire de l’histoire qui se perpétue (trop) souvent. Pour appliquer une conception matérialiste de l’histoire, il faut d’abord… faire de l’histoire. Cela implique une connaissance précise des faits, la critique des documents, et ne pas se contenter de répéter des dogmes et des récits « arrangés ».

Répéter des formules toutes faites, qui ont peut-être été justes quand elles ont été prononcées il y a un siècle dans un contexte précis, ce n’est pas faire de l’analyse politique. Ca peut sonner « radical », mais sans chercher d’abord à comprendre la situation concrète, c’est tout sauf radical. Ainsi voit-on des partis et des groupes répéter, au fil des années et des décennies, toujours les mêmes mots d’ordre, proposer toujours les mêmes moyens d’action, alors que les situations et les mobilisations sont complètement différentes. Ils pensent peut-être qu’en tapant toujours sur le même clou, ils finiront par l’enfoncer. En fait, ils ne voient dans tout événement que le même clou, quoi qu’il se produise. Ils parlent et agissent hors du temps, hors du mouvement réel.

Évidemment, il peut arriver que cela paraisse adapté à la situation, et parfois les vieux mots d’ordre redeviennent effectivement adaptés à la situation, et sont alors très utiles : après tout, une horloge arrêtée indique l’heure juste deux fois par jour. Mais la méthode étant fausse, la démarche politique est viciée et donc stérile – stérile, du moins, concernant l’objectif d’auto-émancipation. Car de ces aveuglements sectaires peuvent aussi naître diverses dérives tragiques, mais aussi des carrières institutionnelles durables. Les Jospin, Cambadélis, Mélenchon, etc., formés au léninisme « lambertiste », y ont appris cette justification de tous les courants manipulateurs : « la fin justifie les moyens ». Cette contre-vérité dangereuse peut mener à la violence, au carriérisme, aux reniements les plus extrêmes.

Comme Auguste Blanqui, adoptons la devise : « Ni dieu ni maître », que nous soyons « anarchistes » ou non (et quelles que soient les critiques fondamentales à adresser par ailleurs à Blanqui !). N’ayons pas un rapport quasi-religieux vis-à-vis de notre histoire ou de nos théoriciens préférés. C’est un politicien bourgeois, Clemenceau, qui avait dit que la révolution de 1789 était « un bloc ». Au contraire de Clemenceau, adoptons l’esprit critique vis-à-vis de cette révolution, où il y eut à la fois des avancées immenses et d’énormes erreurs, comme vis-à-vis de toutes les autres révolutions.

Il faut souligner en particulier le rôle néfaste de certains groupes léninistes, qui donnent une vision caricaturale du militantisme et de l’extrême gauche. Disons-le tout net : si certains groupes et militants ont l’air coupés du monde, c’est parce qu’ils sont coupés du monde.

Disons d’un mot le rôle néfaste du « folklore ». Un très évident canular sur internet, le « Parti juche de France », a ainsi pu abuser certains observateurs dénués d’esprit critique. Mais même des militants d’extrême-gauche qui avaient bien compris qu’il s’agissait d’un « fake » suivaient ses nouvelles absurdes sur les réseaux sociaux, précisément parce que c’était la version ultime – puisque fausse – d’un folklore stalinien délirant. Mais en est-on si loin avec certaines divagations de groupes et groupuscules bien réels ? La langue de bois n’est pas le propre que des politiciens professionnels. Dans tous les bords politiques, on trouve des individus capables de justifier n’importe quoi (ou son contraire), pourvu que ça leur paraisse aller dans le sens de leur courant ou de leur groupuscule. Être d’extrême-gauche c’est, ou plus exactement ça devrait être, entre autres la critique de tout patriotisme – y compris le « patriotisme de parti ».

Il faut, ensuite, ne pas céder au cynisme, qui pollue plus ou moins tous les courants politiques. N’oublions pas les raisons initiales de notre engagement, n’ayons pas peurs de paraître naïfs en disant clairement que notre objectif est d’arriver à une autre société, de liberté et d’égalité, où disparaîtrait tout ce qui avilit actuellement les êtres humains. Nous voulons briser toutes les oppressions, non trier entre elles, non en créer de nouvelles, non établir des hiérarchies. Affirmons nettement nos principes fondamentaux, et appliquons-les en conséquence. Nous sommes pour la liberté de la presse, avant comme après la révolution. Nous sommes contre la peine de mort, avant comme après la révolution, quelles que soient les circonstances. Sinon, ce ne sont plus des principes, mais de vulgaires promesses politiciennes.

Il faut en finir avec le fétichisme de la violence, qui résulte d’un mélange de cynisme, de virilisme d’un autre âge, et d’une attirance malsaine pour l’odeur de la poudre et du sang. La guerre tue la révolution, et ce même s’il s’agit d’une guerre civile. Identifier la révolution à une guerre civile n’est aujourd’hui qu’une contre-vérité réactionnaire. La violence d’une minorité, forcément coupée des masses, ne peut pas mener à un mouvement d’auto-émancipation.

La critique de l’idéologie, selon les termes de Marx, s’applique à une bonne partie des courants politiques en général, et d’extrême gauche notamment. Libérons-nous donc des simplismes, des légendes.

Adoptons une conception exigeante de l’histoire des mouvements de lutte, de l’histoire politique, y compris de nos propres courants : rester dans l’erreur sur nos histoires respectives ne peut que nous être nuisible. Soyons également sérieux concernant nos bases théoriques, qui doivent être compréhensibles, et surtout qui exigent de lire effectivement les textes des auteurs de notre courant, mais aussi de lire avec attention les textes de leurs critiques rigoureux et les textes des auteurs d’autres courants. Avec Paul Lafargue, militons pour le droit à la paresse en général, mais aussi contre la paresse intellectuelle au sein de l’extrême-gauche !

Marie Xaintrailles.