Claude Lefort à propos des dérives bureaucratiques

Claude Lefort a été dans les années 1940 militant trotskiste, au sein du « Parti Communiste Internationaliste » (PCI), avant de participer à une scission qui rompit avec le trotskisme, créant une nouvelle organisation d’extrême-gauche : Socialisme ou Barbarie. Le texte qui suit est un extrait d’un article qu’il a publié en 1958 dans la revue de ce groupe : « Organisation et parti », Socialisme ou barbarie n° 26, novembre-décembre 19581.

« Le P.C.I., dans lequel j’avais milité jusqu’en 1948, ne participait en rien au système d’exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun privilège de leur activité dans le parti. On ne trouvait en son sein que des éléments animés d’une « bonne volonté révolutionnaire » évidente, et conscients du caractère contre-révolutionnaire des grandes organisations traditionnelles. Formellement une grande démocratie régnait. Les organismes dirigeants étaient régulièrement élus lors des assemblées générales ; celles-ci étaient fréquentes, les camarades avaient toute liberté de se rassembler dans des tendances et de défendre leurs idées dans les réunions et les congrès (ils purent même s’exprimer dans des publications du parti). Pourtant le P.C.I. se comportait comme une micro-bureaucratie et nous apparaissait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pratiques condamnables (truquage des mandats lors des congrès, manoeuvres effectuées par la majorité en place pour assurer au maximum la diffusion de ses idées et réduire celle des minoritaires, calomnies diverses pour discréditer l’adversaire, chantage à la destruction du parti chaque fois qu’un militant se trouvait en désaccord sur certains points importants du programme, culte de la personnalité de Trotsky, etc.). Mais l’essentiel n’était pas là. Le P.C.I. se considérait comme le parti du prolétariat, sa direction irremplaçable ; il jugeait la révolution à venir comme le simple accomplissement de son programme. A l’égard des luttes ouvrières, le point de vue de l’organisation prédominait absolument. En conséquence de quoi celles-ci étaient toujours interprétées selon ce critère : dans quelles conditions seront-elles favorables au renforcement du parti ? S’étant identifié une fois pour toutes avec la Révolution mondiale, le parti était prêt à bien des manoeuvres pour peu qu’elles fussent utiles à son développement.

Bien qu’on ne puisse faire cette comparaison qu’avec beaucoup de précautions, car elle n’est valide que dans une certaine perspective, le P.C.I. comme le P.C.2 voyait dans le prolétariat une masse à diriger. Il prétendait seulement la bien diriger. Or cette relation que le parti entretenait avec les travailleurs – ou plutôt qu’il aurait souhaité entretenir, car en fait il ne dirigeait rien du tout – se retrouvait, transposée à l’intérieur de l’organisation entre l’appareil de direction et la base. La division entre dirigeants et simples militants était une norme. Les premiers attendaient des seconds qu’ils écoutent, qu’ils discutent des propositions, qu’ils votent, diffusent le journal et collent les affiches. Les seconds, persuadés qu’il fallait à la tête du parti des camarades compétents, faisaient ce qu’on attendait d’eux. La démocratie était fondée sur le principe de la ratification. Conséquence : de même que dans la lutte de classe, le point de vue de l’organisation prédominait, dans la lutte à l’intérieur du parti, le point de vue du contrôle de l’organisation était décisif. De même que la lutte révolutionnaire se confondait avec la lutte du parti, celle-ci se confondait avec la lutte menée par la bonne équipe. Le résultat était que les militants se déterminaient sur chaque question selon ce critère : le vote renforce-t-il ou au contraire ne risque-t-il pas d’affaiblir la bonne équipe ? Ainsi chacun obéissant à un souci d’efficacité immédiate, la loi d’inertie régnait comme dans toute bureaucratie. Le trotskysme était une des formes du conservatisme idéologique.

La critique que je fais du trotskysme n’est pas d’ordre psychologique : elle est sociologique. Elle ne porte pas sur des conduites individuelles, elle concerne un modèle d’organisation sociale, dont le caractère bureaucratique est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas déterminé directement par les conditions matérielles de l’exploitation. Sans doute ce modèle n’est-il qu’un sous-produit du modèle social dominant ; la micro-bureaucratie trotskiste n’est pas l’expression d’une couche sociale, mais seulement l’écho au sein du mouvement ouvrier des bureaucraties régnantes à l’échelle de la société globale. Mais l’échec du trotskysme nous montre l’extraordinaire difficulté qu’il y a à échapper aux normes sociales dominantes, à instituer au niveau même de l’organisation révolutionnaire un mode de regroupement, de travail et d’action qui soient effectivement révolutionnaires et non pas marqués du sceau de l’esprit bourgeois ou bureaucratique.

Les analyses de Socialisme ou Barbarie, l’expérience que certains tiraient, comme moi-même, de leur ancienne action dans un parti conduisaient naturellement à voir sous un jour nouveau la lutte de classe et le socialisme. Il est inutile de résumer les positions que la revue fut amenée à prendre. Il suffira de dire que l’autonomie devint à nos yeux le critère de la lutte et de l’organisation révolutionnaires. La revue n’a cessé d’affirmer que les ouvriers devaient prendre en main leur propre sort et s’organiser eux-mêmes indépendamment des partis et des syndicats qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de leur volonté. Nous jugions que l’objectif de la lutte ne pouvait être que la gestion de la production par les travailleurs, car toute autre solution n’aurait fait que consacrer le pouvoir d’une nouvelle bureaucratie ; nous cherchions en conséquence à déterminer des revendications qui témoignaient, dans l’immédiat, d’une conscience antibureaucratique ; nous accordions une place centrale à l’analyse des rapports de production et de leur évolution, de manière à montrer que la gestion ouvrière était réalisable et qu’elle tendait à se manifester spontanément, déjà, au sein du système d’exploitation ; enfin nous étions amenés à définir le socialisme comme une démocratie des conseils. »

1 Repris dans Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979, pp. 99-102. Numérisation partielle par le site internet « La Bataille Socialiste » : bataillesocialiste.wordpress.com

2 Il s’agit du PCF, à l’époque intégralement stalinien [note de Critique Sociale].