Anniversaire et actualité

Cet article de Boris Souvarine a été publié en avril 1933 dans le numéro 8 de sa revue La Critique sociale, à l’occasion des 50 ans de la mort de Karl Marx. Numérisation effectuée avec le Collectif Smolny.

Un spectre hante l’Europe, le spectre du marxisme. De la multitude innombrable des philistins s’élève une rumeur confuse où ne retentit clairement que le nom de Karl Marx, un mélange indistinct d’outrages qui sont autant d’hommages et d’hommages qui sont autant d’outrages. Après la conspiration du silence dont parle l’auteur du Capital dans sa deuxième préface, la machination du tumulte.

Sous le vocable de « marxisme », c’est à qui – du premier ministre au dernier sportulaire – honore ou vitupère n’importe quoi, excepté l’œuvre de Marx. On peut compter ceux qui, dans un sens ou dans l’autre, s’expriment en connaissance de cause. Pour ne prendre d’exemples qu’en France, et les plus marquants, un André Tardieu – plusieurs fois ministre ou Président du Conseil – imputait naguère à Marx la loi d’airain des salaires… de Lassalle, depuis longtemps réfutée par la théorie marxiste de la valeur ; plus récemment, un Joseph Caillaux – non moins de fois membre du gouvernement – avait le front d’avancer que Marx n’a pas vu ni prévu… les effets de la science sur l’économie. A en juger au calibre de ces bourdes solennelles, on est dispensé d’évaluer les divagations de personnages de moindre importance. Il ne se passe guère de jour où quelque pontife de la culture bourgeoise n’inscrive au passif d’un marxisme imaginaire les idées les plus contraires, les faits les plus étrangers au marxisme réel. Une anthologie de cette littérature aurait déjà les dimensions de la Grande Encyclopédie, – véritable monument d’inconscience et d’inculture dédié aux mérites du savant méconnu.

Même les marxistes repentis éprouvent le besoin d’oublier Marx pour mieux le contredire et le chargent arbitrairement d’erreurs de leur crû afin de pouvoir plus aisément le « dépasser ». Du côté de certaine sorte de disciples frénétiques, désavoués d’avance par Marx une fois pour toutes mais qui s’acharnent à le citer hors de propos comme les charlatans du Moyen Age invoquaient Aristote, c’est encore pis : la répulsion qu’ils inspirent est leur seule protection. En Russie (terme géographique insuffisant, mais beaucoup plus juste que l’expression politique d’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, composée d’autant de mensonges que de mots), le simili-marxisme formel et caricatural de cette école à la fois ridicule et malfaisante est érigé en religion d’Etat, dogmatique, inquisitoriale et féroce, antinomie achevée du marxisme authentique. Zélateurs obtus ici et détracteurs impuissants là rivalisent d’incompréhension tapageuse et de fanatisme agressif. Hors de leurs troupeaux ou de leurs bandes, les civilisés qui auraient vraiment quelque chose à dire pour avoir étudié avec scrupule et sérieusement réfléchi ont peine à se faire entendre, fût-ce d’un public très restreint. Signe des temps, à n’en plus douter, pour l’époque du déclin de la civilisation capitaliste.

L’anti-marxisme doctrinal, autrefois confiné au cercle étroit de spécialistes préposés à la défense des idéologies traditionnelles mais développé en permanence depuis la guerre mondiale, semble atteindre au paroxysme à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Marx. La bourgeoisie décadente attribue au marxisme, par l’organe de ses politiciens à court d’arguments et sa presse vénale, tous les maux de la société présente, toutes ses propres faillites. Il n’est que de lire l’éditorial du Temps, oraison funèbre intermittente, pour apprendre chaque semaine la fin périodique de ce marxisme mille et mille fois mort et enterré, mais de plus en plus pernicieux et envahissant. Par une de ces coïncidences que Marx appelle l’ironie de l’histoire, le parti de la guerre au marxisme triomphe en Allemagne sans risques ni périls à la veille du jour où de séniles épigones et leurs descendants abâtardis de droite et de gauche allaient célébrer comme un rite la mémoire disputée du maître de la pensée révolutionnaire contemporaine.

Avec la dernière guerre en date, les jours sont venus, annoncés par Kautsky dans son Ethique : « Nous allons vers une époque d’une durée imprévisible où nul socialiste ne pourra s’adonner en paix à ses travaux, où notre activité sera un combat sans trêve… » L’anniversaire de Marx est tombé en pleine débâcle du mouvement socialiste universel. Sous des aspects multiples se prépare ou se réalise la liquidation des formes diverses de marxisme dégénéré. Socialistes officiels et communistes plus officiels encore, identifiés dans une impuissance commune en matière de théorie comme de pratique révolutionnaires, répondent au delà de toute attente aux prévisions les plus pessimistes, qui s’avèrent les plus lucides.

L’heure est particulièrement défavorable pour honorer Marx de la seule manière honorable en l’occurrence, – à savoir en apportant une contribution critique à l’étude, à la révision et au développement de ses idées. (Car il ne sied pas d’élever des statues à un grand briseur d’idoles). Les sciences sociales dont le marxisme représente une synthèse supérieure exigent, autant que toute science, des moyens matériels d’investigation et certaines conditions spirituelles de travail. En règle générale, c’est précisément ce qui manque le plus aux marxistes de notre temps, chercheurs dépourvus des ressources indispensables à la recherche, lutteurs absorbés dans la lutte quotidienne de classe, travailleurs en outre exploités comme les autres et usés par les difficultés élémentaires de l’existence. A quoi s’ajoutent les complications spécifiques du moment, la multiplicité des nouveaux problèmes à résoudre, l’abondance pléthorique des informations contradictoires et trompeuses, une extrême dispersion des forces, l’insolidarité des militants de la même cause enclins à se contrecarrer plutôt qu’à mettre en commun leurs efforts. La riche expérience accumulée d’un demi-siècle n’a pas livré son bilan, faute d’hommes assez qualifiés et outillés pour le dégager. On pourrait s’en consoler, à la rigueur et en quelque mesure, en supposant avec Rosa Luxembourg que l’œuvre théorique de Marx dépasse pour longtemps les besoins immédiats du prolétariat dans l’action pratique. Ce n’est pourtant pas une raison de renoncer à la tâche en perspective.

Il est superflu de démontrer une fois de plus l’impossibilité de continuer Marx en le répétant à tout propos, en récitant par cœur ses aphorismes, en traitant ses ouvrages comme des formulaires de chimie, voire des recettes de cuisine politique ou sociale. Tout a été dit à satiété, d’ailleurs en pure perte, sur l’incompatibilité insoluble du psittacisme et du marxisme. Il est vain aussi de revendiquer en paroles l’exclusivité de la fidélité aux enseignements de Marx, comme le font avec une insistance abusive les divers partis ouvriers concurrents et les fractions rivales, ou plutôt leurs leaders, depuis la scission de l’Internationale. A cet égard, le pseudo « communisme » aliboronesque de nos jours est particulièrement mal avisé de faire valoir à grands cris ses droits de propriété, tout en déconsidérant de son mieux la cause qu’il prétend accaparer. Chacun a sa propre façon de comprendre Marx ou de l’interpréter et les affirmations platoniques d’orthodoxie n’importent guère. Ce sont les faits qui départagent les variétés de sous-épigones en compétition et qui, en vérité, les renvoient dos à dos. En vingt ans, le socialisme des uns et le communisme des autres n’ont réalisé que reniements et faillites, – soit dit sans parler de défaites qui ne prouvent rien contre les vaincus. De sorte que l’histoire établit, à l’heure où Marx est le plus furieusement discuté, l’inexistence du marxisme en tant qu’élément actuel de l’histoire.

En dépit des apparences, il n’y a pas là trace de paradoxe circonstantiel. Déjà du vivant de Marx, celui-ci fut le plus souvent seul avec Engels à penser en marxiste, selon l’expression convenue dans la suite faute de terme exact dans le vieux vocabulaire. Le mouvement ouvrier n’était pas marxiste et ne pouvait l’être, même quand il a subi l’influence de Marx et d’Engels, puis de leurs principaux disciples, même quand il s’est réclamé de leurs noms. Rien n’a changé aujourd’hui sous ce rapport. Car le marxisme, somme synthétique et résultante analytique de sciences, n’est pas assimilable à la masse dégradée par l’exploitation capitaliste, pervertie par les aspects vulgaires d’une civilisation qui réserve ses avantages essentiels à des catégories restreintes de privilégiés. Tout ce que le marxisme a jamais pu gagner en surface a été perdu en profondeur. Et la question se pose, entre bien d’autres, de savoir si l’évolution de l’humanité permettra jamais au marxisme intégral, du moins dans les limites prévisibles, d’imprégner l’esprit des classes directement intéressées à une transformation radicale des relations économiques et sociales. En attendant de la résoudre, il faut bien constater que le marxisme vit – plus ou moins – dans quelques têtes, peut-être dans quelques cercles, sans trouver actuellement à se traduire dans l’effort réformateur ou subversif du prolétariat. Si la séparation de la conscience marxiste et du mouvement ouvrier, division entre la pensée et l’action, longtemps tenue pour temporaire, devient permanente et sans espoir d’aucune jonction future, bien des notions communément admises dans les diverses tendances du socialisme contemporain seront à rectifier. Il est cependant prématuré de conclure dans un sens contraire aux fortes hypothèses de Marx, sur la seule base d’un champ d’observations réduit aux limites historiques d’un demi-siècle, tant que les phénomènes inhérents à cette période ne sont pas étudiés plus à fond.

On ne saurait apprécier le marxisme d’après les succès ou les revers de partis qui s’en réclament indûment ou que la perfidie des adversaires englobe sous une commune étiquette pour les besoins de la polémique. Marx ni Engels n’ont obtenu de « résultats» dans l’acception vulgaire ou pragmatique du mot mais leur œuvre survit au dénigrement intense dont le national-socialisme allemand est la plus sauvage manifestation et défie les contradicteurs d’une aussi misérable espèce après avoir eu raison de l’élite de la société bourgeoise. La grandiose imposture du bolchévisme après la mort de Lénine et la piteuse dérobade de la social-démocratie à l’avènement de Hitler ne peuvent témoigner contre le marxisme, hors de cause dans les deux cas. Pas plus que Marx n’est rétrospectivement vulnérable aux coups des barbares qui ont décrété en Allemagne l’inégalité des races, la suppression des dernières libertés relatives de la démocratie bourgeoise, l’expurgation des bibliothèques, l’incinération de la littérature marxiste, l’érection de la potence et autres mesures caractéristiques de ce qu’Engels a défini, par une remarquable prescience, comme le « socialisme des imbéciles ». La véritable épreuve pour le marxisme sera toujours dans sa faculté de vérifier ses découvertes antérieures au moyen de sa méthode propre, à la lumière des faits nouveaux, et de subir la confrontation des dernières acquisitions scientifiques dans tous les domaines.

Que Marx n’ait nul besoin d’être protégé des sinistres divagations du « national-socialisme » allemand, cela va presque sans dire. Mais le danger sera grand, dans la période immédiate à venir, d’une identification du marxisme à la scandaleuse entreprise dirigée de Moscou au cours de quelque dix années contre la libre élaboration de la pensée et de l’action révolutionnaires, en Russie et ailleurs. Le mal déjà fait sous ce rapport ne laisse pas douter des futurs effets désastreux de la parodie de soi-disant « marxisme » bureaucratico-policier qui sévit sur un malheureux peuple désarmé, monstrueuse dénaturation des principes socialistes ou communistes mis en avant. Rien ne pouvait autant compromettre et à tel point déconsidérer, devant la masse ignorante de tous les pays, la personnalité de Marx et ses travaux. La déception à prévoir et ses suites inéluctables se feront longtemps sentir au détriment de la propagation et de la pénétration ultérieures d’une doctrine néanmoins enrichie, renouvelée, fécondée par l’expérience exceptionnelle des lendemains de la grande conflagration impérialiste et de plusieurs révolutions.

Les deux décades écoulées depuis le début de la guerre mondiale ont précipité la maturation de phénomènes sociaux insuffisamment accusés auparavant et dont Marx n’a pu observer que les premiers signes. Il est permis de se demander à présent si la décadence du capitalisme n’entraîne pas nécessairement une déchéance du prolétariat qui le rende inapte à la « mission historique » que le marxisme lui assigne. Cette notion purement intuitive de la mission historique du prolétariat peut disparaître sans ébranler le déterminisme matérialiste de l’histoire, l’analyse du mécanisme de la production capitaliste et le concept de lutte des classes qui constituent les pièces essentielles du système de Marx. Mais sa disparition n’irait pas sans entamer l’ensemble d’idées associées sous le nom de marxisme. A noter que Lénine n’a pas hésité à la mettre en question d’une manière indirecte, en attribuant après Blanqui à des intellectuels déclassés, aux « révolutionnaires professionnels » cette mission que Marx impartit aux prolétaires en général. Si Lénine n’a pas eu tort de juger le prolétariat incapable de se hausser à la conscience de son destin, Marx n’a pas eu raison de quitter le terrain de l’investigation scientifique pour avancer sa prévision trop optimiste. Poser le problème, ce n’est point le trancher. Il y a dix ans, nous avons cru pouvoir expliquer la carence révolutionnaire du prolétariat des pays industriels après la guerre par les conséquences de l’extermination de sa jeunesse, de la démoralisation irrémédiable des survivants, – explication provisoire qui reporte sur de nouvelles générations la « mission historique » en question sans réviser Marx. Mais les années passent, bien des choses se précisent et donnent à réfléchir. Il y aura beaucoup à dire sur ce chapitre.

Le doute qui se répand parmi les marxistes à propos de la « mission » du prolétariat n’épargne pas le grand schéma historique de Marx sur la succession des « modes de production asiatiques, antiques, féodaux et bourgeois moderne ». La question n’est pas neuve. Mais l’actualité lui confère un regain d’intérêt car la mise au point de cette esquisse du passé faciliterait l’intelligence de faits sociaux transitoires dans le présent ou l’avenir immédiat. Il faut également tirer au clair une antinomie de plus en plus flagrante entre l’idée de la révolution permanente, c’est-à-dire ininterrompue et progressant de proche en proche, et la conception de l’effondrement catastrophique, – l’une et l’autre contenues dans le marxisme. A ces thèmes étroitement connexes se rattache la question complexe des classes et du rôle historique des classes moyennes dont nous avons eu déjà l’occasion de montrer les difficultés, que Marx n’a nullement résolues. Et ce ne sont là, parmi bien des sujets d’étude, que les questions primordiales.

Pour reprendre les termes d’Engels sur le matérialisme historique dans son article sur Carlyle, le marxisme peut se définir comme « un mouvement de la pensée qui ne se lie à aucun résultat fixe mais dépasse incessamment les résultats acquis, une pratique qui ne s’attache à aucune position acquise mais dépasse incessamment ces positions antérieures ». Tout pas en avant, dans ce sens, vaudra mieux qu’une douzaine de cérémonies commémoratives en souvenir de Marx. Il s’agit, dans les années terribles que traverse le monde, de maintenir vivant l’esprit critique et constructif du marxisme pour l’opposer aux dogmes immobiles, même à terminologie socialiste ou communiste, figés dans leur stérilité définitive. Avec le Lénine du début de ce siècle, « nous ne considérons nullement la théorie de Marx comme quelque chose de parfait et d’inattaquable, convaincus au contraire qu’elle a donné seulement les fondements de la science que les socialistes doivent nécessairement parfaire dans tous les sens s’ils ne veulent pas rester en retard sur la vie ». Ce point de vue dicte notre devoir et trace notre ligne de conduite. La valeur de l’effort intellectuel n’est pas mesurable au tirage d’une publication, ni comparable à des chiffres de statistiques électorales. Mais sur le plan où l’on entend ici délibérément se placer, notre part sera peut-être enviable si le sort nous permet tôt ou tard de travailler à notre gré. Quoi qu’il en soit, il ne nous déplaît pas d’avoir, dans une crise sans précédent de la pensée révolutionnaire, observé d’instinct la devise que Marx a empruntée au Dante : Suis ton chemin et laisse dire les gens !