Une page oubliée d’Alexandre Blanc

Nous republions ci-dessous un article d’Alexandre Blanc, originellement paru dans l’Humanité du 16 février 1920. A. Blanc (1874-1924), instituteur, syndicaliste et militant socialiste, fut secrétaire de la Fédération du Vaucluse du Parti socialiste SFIO avant 1914. Elu député à plusieurs reprises, il devient en 1915 membre de la minorité socialiste opposée à la guerre. Il participe en avril 1916 à la Conférence internationale de Kienthal, en Suisse, qui regroupe des socialistes internationalistes de divers pays européens. En juin 1916, il est l’un des trois députés socialistes français qui votent contre les crédits de guerre à l’Assemblée nationale. En décembre 1920 il participe à la création du Parti communiste SFIC, lors du Congrès de Tours. Il mourut avant la destruction politique du PC par le stalinisme.

Ex-camarades

« Ah ! Si l’on récompense un traître qui nous sert,

On lui voue un mépris suprême ;

Et puis, mon ennemi, tu le vendis hier ;

Demain, tu me vendrais moi-même… »

(Lachambeaudie1).

L’affirmation première du poète devrait être conforme à la vérité. Mais il n’en est pas ainsi, en politique. L’homme qui renie ses camarades et trahit son parti, l’homme qui se vend à ses adversaires d’hier est non seulement récompensé, mais encensé par ces mêmes adversaires. Faut-il mettre l’un et les autres sur le même niveau ?

De plus en plus, le métier de renégat devient lucratif. Il devient d’autant plus lucratif qu’il devient plus malpropre. A certains, rien ne répugne pour arriver… et rester.

Les renégats, on les trouve dans tous les partis. C’est dire que le Parti socialiste n’échappe pas au sort commun. Trop souvent il a servi de marchepied à des ambitieux qui avaient besoin de passer par lui pour monter. Une fois en haut, tout en haut, de quel air de mépris ils ont regardé les pauvres naïfs qui avaient eu confiance en eux ! Mais quel air engageant à l’égard de ceux des camarades qu’ils supposaient capables de les imiter ! Signe de tête et geste prometteur !

Surtout que dès qu’un socialiste répudie son organisation ou est répudié par elle – ce qui revient au même – radicaux et conservateurs plus ou moins républicains lui ouvrent les bras et le donnent comme un exemple du meilleur et du plus pratique des socialismes. Pratique, évidemment, si l’on envisage la situation faite à l’intéressé si peu intéressant. La question sociale est d’ores et déjà chose réglée pour lui. Il perd l’honneur, mais il gagne les honneurs et tout ce qui s’en suit. Il ne manquera de rien ; c’est l’essentiel.

Mais que les radicaux et tous les conservateurs plus ou moins républicains se disent bien – et là-dessus, Lachambeaudie ne se trompait plus – que le renégat du Parti socialiste sera un jour le renégat du parti radical ou du parti républicain tout court.

A l’époque où, sous l’égide de Waldeck-Rousseau, M. Millerand2 gouvernait de compagnie avec Galliffet3, les radicaux le félicitaient d’avoir rompu avec les traditions du Parti Socialiste.

Pourtant, Millerand n’avait peu à peu trahi les socialistes au bénéfice des radicaux qu’afin d’obtenir un portefeuille. Celui-ci perdu, il pouvait, afin d’en obtenir un autre, trahir les radicaux au bénéfice des réactionnaires. Ainsi fit-il, d’ailleurs. Ainsi fit et refit son jumeau Briand4. Ainsi font et feront tant de jumeaux à eux deux.

Quand les socialistes, confiants parce que sincères, furent trahis par ces hommes, ils ne le méritaient pas. La seconde trahison, opérée au préjudice des radicaux, les radicaux la méritaient. Car ils connaissaient alors ces hommes. Ils méritaient d’être trahis parce qu’ils avaient encouragé et payé les trahisons précédentes.

C’est toujours pénible, quand ce n’est pas douloureux, de voir l’un des nôtres pour qui, jusqu’alors, on avait de l’estime, sacrifier son parti à ses intérêts personnels. Il est scandaleux – et toutes les colères se justifient – de le voir s’armer de son intelligence, de son talent et de ses moyens gouvernementaux contre la famille où il vécut et qui l’éleva, comme un enfant qu’on gâte.

Douleurs et colères, surtout chez les milliers de militants modestes qui ne se montrent qu’aux heures où il faut du dévouement, ne marchandent jamais ce dévouement et ne demandent rien à personne, rien que la fidélité aux principes.

Le découragement, suivi de l’indifférence, s’ajoutera-t-il aux douleurs et aux colères ? Sans doute que les adversaires en ont l’espoir. Leurs complices – nos frères d’hier – feraient ainsi d’une pierre deux coups. Espérance vaine. Les militants qui se sont dévoués se dévouent pour les idées, et non pour des hommes. Si les hommes partent, les idées restent. Et les idées sont quelque chose de plus que les hommes.

Que le Parti aille de l’avant. Il laissera derrière lui des gens qui n’avaient plus aucun lien avec le Parti, et qui le lâcheront volontairement. Ne nous en plaignons pas. Mieux vaut une situation nette et le lâchage avoué. Ils se le dirent, les ex-camarades qui ont fui le socialisme. Ils se le disent, les camarades qui bouclent déjà leurs valises pour les rejoindre. Qu’ils les rejoignent, puisqu’ils tombent d’accord.

Alexandre Blanc.

1 Citation extraite de la fable « Le lion et le renard », de Pierre Lachambeaudie (1806-1872). [Note de Critique Sociale]

2 Alexandre Millerand (1859-1943) avait été le premier socialiste à intégrer un gouvernement, celui de Waldeck-Rousseau, en 1899. Il s’ensuivit une large controverse dans l’Internationale socialiste, à laquelle participa Rosa Luxemburg (qui s’opposait à cette participation à un gouvernement bourgeois). Millerand ne cessa d’évoluer vers la droite, et fut ministre de la Guerre en 1914-1915. Au moment de l’écriture de cet article, il dirigeait le gouvernement de droite du « Bloc national ». Il devint Président de la République quelques mois plus tard. [Note de Critique Sociale]

3 Le général Gaston de Galliffet (1830-1909) était l’un des militaires qui avaient réprimé la Commune de Paris de 1871, faisant exécuter de très nombreux communards. Il fut ministre de la Guerre dans le gouvernement Waldeck-Rousseau. [Note de Critique Sociale]

4 Aristide Briand (1862-1932) avait d’abord été socialiste et partisan de la grève générale. Après avoir rompu avec le mouvement ouvrier, il fut ministre à de nombreuses reprises puis dirigea plusieurs fois le gouvernement – en particulier pendant la Guerre en 1915-1917. [Note de Critique Sociale]