Un livre de D. Muhlmann sur Rosa Luxemburg

David Muhlmann vient de publier un livre sur Rosa Luxemburg, intitulé « Réconcilier marxisme et démocratie » (nous ignorions qu’ils étaient fâchés – sauf, naturellement, si l’on parle des usages fallacieux du mot « marxisme », et des usages fallacieux du mot « démocratie »). Il est toujours bon de rappeler l’intérêt de la pensée de Rosa Luxemburg, cet ouvrage est donc bienvenu.

La seconde partie du livre, la plus originale, est constituée de la retranscription de discussions de l’auteur avec différentes personnes de par le monde. Certaines de ces discussions sont dispensables, d’autres très intéressantes – en particulier les discussions avec Narihiko Ito1 et Michael Krätke. Ito déclare notamment que « le socialisme de Rosa Luxemburg commence par la lutte des masses populaires pour la démocratie. C’est parce que cette lutte révolutionnaire est démocratique dans ses méthodes et qu’elle est menée par le plus grand nombre que la démocratie peut devenir le contenu même du socialisme. » « La spontanéité des masses à la place de la contrainte d’Etat, l’espace public plutôt que l’enfermement gouvernemental, la diversité contre la fermeture des élites, le développement des instincts sociaux face aux instincts égoïstes, la création et l’initiative populaires au lieu du décret, tels étaient les signes distinctifs du socialisme de Rosa Luxemburg. […] Ce qui est certain, c’est que la non-violence est une autre dimension intégrante du socialisme de Rosa Luxemburg. » Ito précise que la non-violence était « pour elle un principe de la révolution socialiste ». Muhlmann ajoute que « pendant la première guerre mondiale, son pacifisme reste révolutionnaire au sens où elle appelle le prolétariat à continuer son combat socialiste et internationaliste précisément pour arrêter le conflit inter-impérialiste. »2

La première partie de l’ouvrage retrace les débats auxquels Rosa Luxemburg a participé tout au long de sa vie militante. Il s’agit d’une vision heureusement débarrassée des carcans idéologiques, qui a déjà été exprimée dans divers autres textes et ouvrages sur Luxemburg – par exemple en français et assez récemment, par Alain Guillerm dans Rosa Luxemburg, la rose rouge (Picollec, 2002), ou encore – plus modestement – dans le numéro 4 de Critique Sociale (janvier 2009), qui est intégralement consacré à Rosa Luxemburg.

Selon l’auteur, l’Allemagne était en 1918 « mûre pour le socialisme »3 ; c’est en soi contestable, et cela ne prend pas en compte la situation du reste de l’Europe et du monde. Par contre, David Muhlmann a raison de souligner que le développement économique de l’Allemagne était beaucoup plus avancé qu’en Russie, ce qui est effectivement important. Il a également parfaitement raison de rappeler que l’URSS était un capitalisme d’Etat ; il cite entre autres analystes l’ayant écrit dans les années 1930-1940 Ante Ciliga, Anton Pannekoek, et le groupe Socialisme ou Barbarie. Cette analyse était aussi, entre autres, celle de Boris Souvarine dès la fin des années 1920 dans le Bulletin Communiste4, et des luxemburgistes comme René Lefeuvre, Alain Guillerm, etc.5 On notera également que l’auteur ne mentionne pas les situationnistes, sur lesquels l’influence de Luxemburg est pourtant importante.

Mais cette première partie « décalque » parfois de près la biographie écrite par Paul Frölich6. Il est regrettable que des passages du texte de Frölich se retrouvent dans le texte de Muhlmann souvent sans guillemets et sans que l’origine ne soit indiquée ; par exemple on lit dans l’ouvrage de Frölich : « la police prussienne modifia la composition du corps professoral en menaçant d’expulsion l’Autrichien Hilferding au cas où il poursuivrait son enseignement, et c’est ainsi qu’à partir de 1907 Rosa assuma l’enseignement de l’économie politique, c’est-à-dire l’introduction aux théories économiques de Karl Marx. » (Frölich, 1965, p. 187), et dans celui de Muhlmann : « La police allemande modifia la composition du corps professoral en menaçant d’expulser Hilferding vers son pays d’origine au cas où il poursuivrait son enseignement, et c’est ainsi qu’à partir de 1907 Rosa Luxemburg assuma l’enseignement de l’économie politique, c’est-à-dire l’introduction aux théories économiques de Marx. » (Muhlmann, 2010, p. 75). Muhlmann « amende » parfois le texte de Frölich, parfois en l’améliorant, parfois l’inverse. Ainsi : « la restauration de la Pologne resta pour eux un postulat de la politique démocratique et prolétarienne. » (Frölich, p. 46) devient « la restauration de la Pologne resta pour eux un postulat de base de toute politique progressiste. » (Muhlmann, p. 85). De la même façon : « Cependant le programme spartakiste n’était pas un simple décalque du Manifeste Communiste, il tirait le bilan de la situation présente de la lutte […] » (Frölich, p. 333) devient « Cependant, le programme spartakiste n’était pas un simple décalque du Manifeste communiste, il tirait le bilan de la situation présente […] » (Muhlmann, p. 165)7.

Il aurait été beaucoup plus intéressant que David Muhlmann cite Frölich, pour ensuite discuter tel ou tel terme employé par ce dernier – tant il est vrai que malgré la grande valeur générale de sa biographie, Frölich n’est pas au-dessus de toute critique sur certaines de ses conclusions.

On trouve également quelques emprunts à la biographie de J. P. Nettl8. Là aussi, ni guillemets ni indication de la provenance du texte, mais parfois de légères modifications curieuses : « Cependant, pour les Russes, il y avait aussi un aspect positif à ce deuil : avec Rosa Luxemburg et Leo Jogiches disparaissaient deux adversaires résolus de la domination bolchevique sur le socialisme international. Désormais, il était plus facile aux Russes d’imposer leur volonté au parti allemand ; » (Nettl, 1972, p. 765) devient : « Cependant, pour les Russes, il y avait aussi un aspect positif à ce deuil : avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht disparaissaient deux critiques de gauche et adversaires résolus de la domination bolchevique sur le socialisme international. Désormais, il était plus facile aux nouveaux maîtres du Kremlin d’imposer leur volonté au jeune Parti allemand ; » (Muhlmann, 2010, p. 182)9.

Il reste que l’on se trouve en accord avec David Muhlmann à la fois quand à l’intérêt toujours actuel de l’oeuvre de Rosa Luxemburg, et quand il parle d’un « dépassement révolutionnaire du capitalisme », en précisant : « Aujourd’hui, la révolution doit être l’oeuvre du prolétariat, c’est-à-dire de la majorité de la population, dans la perspective de briser l’appareil d’Etat. »10

1 Dont le nom est orthographié « Nahiriko Ito » dans ce livre.

2 David Muhlmann, Réconcilier marxisme et démocratie, Seuil, 2010, pp. 306, 308 et 309.

3 Muhlmann, op. cit., à deux reprises dans l’ouvrage : pp. 162 et 179.

4 Voir « Les vies de Boris Souvarine », Critique Sociale n° 2, novembre 2008.

5 De plus, Lénine a dès le début voulu mettre en place un capitalisme d’Etat et l’a explicitement annoncé à de nombreuses reprises : voir certaines de ces citations dans « Le léninisme et la révolution russe», Critique Sociale n° 1, octobre 2008.

6 Paul Frölich, Rosa Luxemburg, sa vie et son oeuvre, Maspero, 1965 (réédition L’Harmattan, 1991 – nous nous basons pour notre part sur l’édition de 1965). Cette biographie a été publiée pour la première fois en 1939, en allemand, au cours de l’exil parisien de Frölich. Ce dernier, qui fut un camarade de Rosa Luxemburg, était à l’époque militant du SAP (Sozialistische ArbeiterPartei), organisation socialiste révolutionnaire membre du Bureau de Londres ; son équivalent en france était le PSOP (Parti Socialiste Ouvrier et Paysan).

7 Egalement : « Rosa Luxemburg ne se représentait pas l’insurrection comme une attaque frontale contre l’armée. Selon elle, l’insurrection avait pour condition préalable une profonde désagrégation des troupes, préparée par l’agitation et parachevée dans la lutte elle-même. La victoire de l’insurrection dépendait du passage d’importantes fractions de l’armée dans les rangs du peuple révolutionnaire. » (Frölich, pp. 142-143) devient « Rosa Luxemburg ne se représentait donc pas l’insurrection populaire comme relevant d’une attaque frontale contre l’armée ; la victoire du camp socialiste a pour condition préalable la désagrégation des troupes, préparée par l’agitation et parachevée dans la lutte elle-même, et dépend du passage d’importantes fractions de l’armée légale dans les rangs de l’armée révolutionnaire. » (Muhlmann, p. 73). Pourquoi le « peuple révolutionnaire », expression tout à fait juste de Frölich, est-il ainsi remplacé de façon si inexacte ? Voir aussi Frölich pp. 63-64 → Muhlmann p. 30, Frölich p. 88 → Muhlmann p. 38, Frölich p. 93 → Muhlmann pp. 39-40, Frölich p. 113 → Muhlmann p. 52, etc.

8 J. P. Nettl, La Vie et l’oeuvre de Rosa Luxemburg, Maspero, 1972.

9 De même : « Une alternative marxiste révolutionnaire aurait pu être offerte par Rosa Luxemburg si elle avait vécu. » (Nettl, p. 767) devient : « Une alternative marxiste révolutionnaire au bolchevisme aurait pu être conduite par Rosa Luxemburg si elle avait vécu […] » (Muhlmann, p. 183).

10 Muhlmann, op. cit., pp. 189 et 166.