Printemps 2009, l’inefficacité des directions « syndicales »

Le début de l’année 2009 a été marqué par le succès des journées de grèves et de manifestations du jeudi 29 janvier puis du jeudi 19 mars : 2 millions et demi, puis 3 millions de manifestants. Mais ce fort potentiel a finalement débouché sur un échec au niveau des revendications.

La journée du 19 mars, non seulement venait très tardivement par rapport au succès du 29 janvier1, mais surtout ne constituait pas une gradation dans la mobilisation : c’était exactement la même chose, une autre journée isolée de grève et manifestation. Mais le fait que le nombre de manifestants soit encore supérieur a constitué malgré tout une montée en puissance.

L’appel qui a suivi, appel à manifester le 1er mai, était donc d’autant plus un recul : non seulement la date était une fois de plus très tardive, mais ce n’était qu’une journée de manifestation, cette fois sans grève. A partir de là le reflux était clair, et après le 1er mai l’appel à deux journées séparées (mardi 26 mai et samedi 13 juin) a achevé d’enterrer le mouvement d’ensemble qui aurait pu se construire ce printemps 2009.

Cette défaite pour les travailleurs marque l’échec du principe des journées isolées, appelées tous les un ou deux mois (en langage de dirigeant CGT, on appelle ça un « temps fort national interprofessionnel »2). C’est un échec flagrant de la tactique des 8 directions regroupées en intersyndicale – CGT, CFDT, FO, CGC, CFTC, FSU, UNSA et Solidaires3.

Pourtant le climat social était propice à une lutte d’ensemble, avec d’importantes mobilisations locales contre les licenciements massifs, accompagnées parfois de séquestrations de patrons.

Ces luttes auto-organisées – ce qui est une des raisons de leur force – ont recours à des moyens d’action qui sont à la mesure des attaques. Il y a également eu d’importants débuts de convergences : à la fois entre travailleurs de différents pays employés par les mêmes groupes, et entre travailleurs de différentes entreprises géographiquement proches qui procèdent à des licenciements massifs.

Convergence et auto-organisations sont des éléments très positifs, mais il y a néanmoins une relative fragmentation de ces luttes, qui se déroulent sans soutien actif des travailleurs qui ne sont pas directement concernés par les licenciements collectifs. Et le plus souvent – mais pas systématiquement – les licenciements ont effectivement lieu, les fruits de la lutte étant l’obtention de primes de licenciements plus correctes que les barèmes minimaux fixés par la loi.

Il y a également l’exemple de la lutte menée en Guadeloupe. Sur la base d’une plate-forme unifiant les diverses revendications, les travailleurs y ont réussi la construction d’une grève générale sur des objectifs communs. Cette mobilisation construite et résolue a permis d’obtenir la satisfaction de certaines revendications importantes. Mais, malgré cet exemple d’une tactique nettement plus payante, les directions des organisations de métropole n’ont pas souhaité s’en inspirer.

La mobilisation des universités

Le printemps 2009 a également été marqué par une mobilisation dans la durée, celle de l’enseignement supérieur4. Malgré les forces de la mobilisation, qui a pour une fois regroupé les étudiants et les personnels enseignants et non-enseignants5, là aussi force est de constater l’échec du mouvement. Le 25 avril, la coordination nationale des personnels Biatoss et ITA6 constatait avec lucidité que « après 11 semaines de mobilisation, non seulement le gouvernement n’a répondu que par le mensonge et par le mépris, mais pire encore [il] accélère le processus d’individualisation des carrières et des rémunérations ».

Quelles sont les causes de cette défaite ? D’une part l’échec est en partie lié à la défaite de l’ensemble des travailleurs. L’enseignement supérieur pouvait très difficilement, à lui seul, faire reculer ce gouvernement.

D’autre part, si le mouvement a su se développer dans la durée, il l’a fait souvent en pensant que « tenir » suffirait à gagner. Or non seulement le gouvernement actuel n’aime pas les universités (il préfère les grandes écoles), et ne se chagrine donc pas outre mesure de les voir à l’arrêt, mais il y a plus : les spécificités de la grève dans les facs n’ont semble-t-il pas suffisamment été prises en compte. Pourtant le syndicalisme étudiant a identifié depuis longtemps cela : Les grèves dans les universités posent un problème : à la différence des usines où les grèves bloquent l’outil de production et constituent directement un moyen de pression, la grève dans les universités est seulement un moyen. En effet, la grève d’une fac ne sert à rien en soi. On pourrait faire grève deux mois sans que personne ne s’en soucie, excepté les étudiants eux-mêmes. […] L’idéal, c’est une grève massive et courte. C’est justement à cause de la mauvaise compréhension du sens d’une grève étudiante que beaucoup pensent que parce que la grève est en place on tient le moyen de pression et qu’il ne reste plus qu’à attendre. »7

Ce mouvement a également été marqué par une importante diversité de situations : au niveau de l’intensité du mouvement, de l’application réelle ou non de la grève, ou encore dans le niveau d’unité entre enseignants, étudiants, et personnels non-enseignants. Sa force était l’auto-organisation en Assemblées Générales et en coordinations nationales, mais malgré cela il y a eu un certain manque d’unité. Il a par exemple été préjudiciable au mouvement que la Coordination nationale des universités (CNU) soit constituée, au niveau des mandats par université, sur une sur-représentation des enseignants-chercheurs, et une sous-représentation des étudiants.

Il faut constater le manque d’un véritable bilan d’ensemble sur ce qu’a été la mobilisation, dans sa diversité. Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’il manque également un débat collectif sur les raisons de l’échec – ne serait-ce que pour ne pas reproduire les mêmes erreurs à l’avenir.

Comprendre l’échec global

Il est nécessaire de revenir sur l’inconsistance de la « stratégie » des directions syndicales. Il y a de toute évidence de leur part une profonde inefficacité, qui découle notamment d’une volonté de ne pas mener de lutte globale contre le pouvoir d’Etat, et de se concentrer essentiellement sur l’organisation de « négociations », et de rencontres « en tête à tête » avec les divers dirigeants politiques. Mais avec quel rapport de force ? La conséquence de leur tiédeur, c’est justement que le rapport de force est défavorable au camp des travailleurs. Donc, par leur propre faute, les bureaucrates « syndicaux » ne peuvent pas obtenir d’avancées.

Et même s’il fallait s’inscrire dans ce cadre, ne serait-il pas beaucoup plus efficace d’avoir un mouvement d’ensemble, une convergence de coordinations nationales et quitte à rencontrer les chefs de l’Etat, leur envoyer alors des délégués émanant des coordinations, mandatés sur des bases décidées collectivement, et donc ayant de leur côté un rapport de force favorable ?

Le fait de ménager le pouvoir d’Etat n’est qu’un détournement des principes du syndicalisme, et en particulier de la charte d’Amiens. Celle-ci, adoptée par la CGT en 1906, impose la neutralité vis-à-vis des partis politiques, mais pas vis-à-vis de l’Etat (le syndicat devant, par contre, être indépendant par rapport à l’Etat). Ce serait de toute façon une impossible « neutralité » dont on voit bien en pratique qu’elle équivaut en fait à l’acceptation du pouvoir d’Etat tel qu’il est, tel qu’il s’exerce, même si c’est au mépris flagrant des revendications massivement exprimées par les travailleurs, les jeunes, etc. Or si le pouvoir d’Etat est un mur contre les mobilisations des travailleurs – et c’est effectivement le cas – la prétendue « neutralité » n’est en fait pas autre chose qu’une défaite par forfait.

S’aveugler devant l’existence des rapports de force, en l’occurrence celui qui oppose les travailleurs et l’Etat, c’est refuser de voir la réalité, et c’est du même coup s’empêcher de placer le niveau de mobilisation jusqu’à l’intensité nécessaire pour une victoire effective – alors même que le patronat et le gouvernement sont en position de force, et n’hésitent pas à pousser leur avantage, par exemple par la stratégie du fait accompli.

Il y a au sein des confédérations syndicales (comme dans d’autres structures) un problème d’auto-conservation des groupes dirigeants, lesquels ont une situation sociale différente de celle des salariés qu’ils sont supposés défendre. Bernard Thibault, qui est secrétaire général de la CGT depuis 10 ans (!), a annoncé qu’il veut encore se représenter à ce poste lors du prochain congrès ! Cette bureaucratisation est en soi inacceptable, et cette dérive est encore renforcée par le fait que, bien évidemment, il ne travaille plus… Il devient donc forcément un bureaucrate coupé des réalités quotidiennes de la lutte des classes, inamovible, et finalement ses prises de position sont de plus en plus autonomes par rapport aux syndiqués CGT – dont il est pourtant supposé porter la voix.

Face à ces dérives néfastes, il faut établir et imposer partout ce principe de base : le système des permanents à temps complet est à proscrire absolument. Il faut le remplacer par le système de la rotation des tâches, dans les syndicats comme dans les autres structures.

Autre élément observé ce printemps : l’intersyndicale a, de janvier à juin, maintenu son unité. Evidemment, l’unité vaut à priori mieux que la division. Mais quelle unité ? On a vu au premier semestre 2009 l’unité pour perdre. C’est l’unité d’inaction…

Donc, l’unité intersyndicale a tenu tout ce printemps : mais alors, pourquoi la division en de multiples confédérations demeure-t-elle ? Il n’y a pas tant d’orientations syndicales différentes. Ne serait-ce pas pour conserver tous ces petits appareils ? C’est un des multiples dangers de la dérive bureaucratique, comme l’avait identifié Rosa Luxemburg, qui parlait d’une « véritable caste de fonctionnaires syndicaux permanents », de la « la tendance à sur-estimer l’organisation qui, peu à peu, de moyen en vue d’une fin se change en une fin en elle-même, en un bien suprême auquel doivent être subordonnés tous les intérêts de la lutte. » On se retrouve bel et bien avec « une direction professionnelle par des fonctionnaires syndicaux », et « la masse n’a plus qu’à exercer la discipline passive de l’obéissance. »8

Une telle situation est contraire aux principes de base du syndicalisme. De plus, il y a effectivement une importance trop grande donnée aux structures, plutôt qu’au mouvement – les manifestations sont des succès aussi par la présence de non-syndiqués. A ce titre, parler de « manifestations syndicales » pour les manifs dont nous parlons ici, est largement abusif. Les syndicats se doivent d’être au service des mouvements, être au service de l’auto-organisation des travailleurs et surtout pas l’entraver !

Peut-on en l’état parler de trahison ? Par rapport à la défense des intérêts des travailleurs, sans aucun doute. Par contre, la façon de faire des directions bureaucratiques est au fond conforme au système dans lequel ils vivent – et qui les fait vivre. Ce système a une idéologie établie, dont ces bureaucrates ne représentent qu’une des variantes. C’est au sein de cette variante de l’idéologie dominante qu’ils raisonnent, puisqu’ils sont, au niveau de leur existence sociale concrète, hors de la classe sociale formée par les travailleurs.

En effet, l’idéologie dominante veut imposer une vision du syndicalisme qui a été clairement décrite par le journaliste luxemburgiste Daniel Singer : « la coutume veut que les présentateurs des journaux télévisés parlent d’une « rencontre entre les partenaires sociaux », ce qui signifie des négociations entre les représentants du patronat et des syndicats. Tout un chacun considère cette formulation comme parfaitement normale. Maintenant, imaginez un instant que le journaliste se mette à parler d’une rencontre « entre ennemis de classe » ; il y aurait aussitôt un tollé et des accusations violentes de parti pris idéologique. » En fait, la première définition « sous-entend que la relation entre travail et capital est un partenariat, la seconde que c’est un antagonisme. Mais la première appartient à l’idéologie dominante et en conséquence ne soulève pas d’objection ; la seconde choque car elle met en question cette idéologie – et vous ne pouvez douter qu’elle sera étiquetée comme idéologique. »9 Or, malheureusement, les dirigeants des confédérations ont pour beaucoup accepté ce vocabulaire – ce qui est l’une des conséquences de leur éloignement vis-à-vis de la réalité quotidienne de ce qu’est le travail salarié, et des rapports réels d’oppression et d’exploitation qui opposent le patronat et les travailleurs.

Pour toutes ces raisons, les appels de l’intersyndicale n’ont donc pas du tout correspondu à l’attente, en particulier après le 19 mars. Mais il serait faux de croire que la solution pourrait venir toute seule d’une décision « d’en haut ». La grève générale se construit à tous les niveaux, mais principalement et avant tout à la base. Or la majorité des 3 millions de manifestants du 19 mars n’ont pas participé à des Assemblées Générales ou à des comités d’action, le jour de la grève ou la veille. Il faut dire que trop souvent de telles AG n’ont pas même existé… Evidemment, si l’intersyndicale s’était prononcée pour une perspective claire de mobilisation construite, voire de grève générale, cette participation à la base aurait sans doute été plus importante. Mais la réussite ne doit pas être attendue de l’initiative de quelques dirigeants, elle ne peut être obtenue que par une auto-organisation active de la lutte.

Il ne faut pas se leurrer, construire à la base un véritable mouvement d’ensemble puissant et dans la durée est indispensable, mais suppose de vaincre de nombreuses difficultés. Il y a aujourd’hui des niveaux de conscience très différents, qui sont en partie déterminés par l’existence d’intérêts différents. Les professeurs d’université, par exemple, n’ont pas que leurs chaînes à perdre… Pour prendre ce cas, on voit des éléments potentiellement négatifs issus du mouvement de ce printemps : l’échec malgré un mouvement long entraînant la possibilité de découragement, voire de fatalisme. Mais on doit aussi remarquer cet élément positif qui est le début de compréhension et de lutte commune entre les différents groupes présents à l’université. Quelles que soient les différences de vécus et de conditions sociales, c’est aussi dans la mobilisation que se forge la conscience commune.

Pour aller vers une lutte unitaire contre le patronat et l’Etat, la priorité – tout en critiquant clairement les causes de l’inefficacité des directions « syndicales » – est de soutenir et de participer à la construction auto-organisée de la lutte à la base, par la base.

1 Voir : « Succès du 29 janvier : quelles suites ? », Critique Sociale n° 5, février 2009.

2 Document d’orientation et résolutions pour le 49e congrès, par la direction de la CGT (juillet 2009), alinéa II – 52.

3 Lors de l’intersyndicale du 20 mars, Solidaires et la FSU se sont prononcés pour une nouvelle journée de mobilisation avant le 1er mai (« avant la fin du mois de mars » pour Solidaires, « le samedi 28 mars ou 4 avril » pour la FSU). Minoritaires, ils se sont ensuite ralliés à la position attentiste. Mais même cette perspective minoritaire ne visait qu’à rapprocher les journées isolées, et ne permettait pas de contribuer à un passage de la lutte au stade supérieur.

4 Sur les motifs du mouvement, on peut lire notamment : Alain Bihr, « Le mouvement universitaire : Les raisons d’un échec », A contre courant n° 205, juin 2009. Le défaut de ce bilan est de ne se concentrer que sur le mouvement des enseignants, en négligeant le mouvement étudiant (ce qui est d’ailleurs révélateur d’un certain manque de convergence, qui a été un des facteurs de faiblesse de cette mobilisation).

Un certain nombre d’éléments importants sur ce mouvement sont évoqués dans l’entretien mené par Antonella Corsani dans La Revue internationale des livres et des idées n° 11, mai 2009. Mais cet entretien a été réalisé pendant la mobilisation (en avril), avec deux enseignants et un étudiant (donc sans aucun Biatoss), tous parisiens qui plus est.

5 Les personnels non-enseignants sont également appelés Biatoss (Bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, ouvriers de service et de santé).

6 Ingénieurs, techniciens et administratifs.

7 Bases fondamentales du syndicalisme étudiant, 6e édition, s.d., p. 29. Même texte dans Bases fondamentales du syndicalisme étudiant, 4e édition, La Canonnière éditions, 2002, p. 60.

8 Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicats, 1906, citations d’après deux traductions différentes : par Bracke, Spartacus, 1974, pp. 75-77, et par Irène Petit, Maspero, 1969, pp. 168-170.

9 Daniel Singer, A qui appartient l’avenir ?, Pour une utopie réaliste, Complexe, 2004, pp. 310-311.