Après les élections au Chili

Le 17 janvier 2010 Sebastian Piñera a remporté l’élection présidentielle au Chili, avec 51,6 % des suffrages exprimés contre 48,4 % pour Eduardo Frei. Piñera représentait la coalition de droite, Frei représentant la démocratie-chrétienne (centriste) et la Concertation des partis pour la démocratie, coalition de centre-gauche au pouvoir depuis 20 ans qui rassemble le Parti socialiste, les démocrates-chrétiens, et deux petits partis de centre-gauche.

La présidente sortante Michelle Bachelet, du Parti socialiste et de la Concertation pour la démocratie, ne pouvait pas se représenter : la constitution chilienne empêche deux mandats présidentiels successifs. Avec une popularité record, Bachelet est actuellement perçue comme devant être à nouveau présidente lors de la prochaine élection, en 2014. Le PS chilien a ainsi voulu laisser la présidence à ses partenaires démocrates-chrétiens entre deux mandats de Bachelet. Signe du conservatisme des démocrates-chrétiens, le candidat choisi pour la Concertation a ainsi été Eduardo Frei, qui a été président dans les années 90 sans laisser un bon souvenir, et semble être la caricature du manque de renouvellement au sein de la coalition au pouvoir. En bref, tout s’est passé comme si la Concertation, ne pouvant présenter sa présidente sortante, avait tout fait pour perdre cette élection présidentielle.

L’homme d’affaires – c’est-à-dire le spéculateur – Sebastian Piñera, surnommé le « Berlusconi chilien », sera donc président du Chili de mars 2010 à mars 2014. Il a profité pendant la période de la dictature militaire de Pinochet (1973-1990) de la surexploitation des travailleurs permise par la politique de la dictature, pour s’enrichir jusqu’à devenir l’un des hommes les plus riches du pays. Il est aujourd’hui milliardaire, et se présente comme de centre-droit tout en intégrant dans sa coalition l’UDI, le parti « héritier » de la dictature d’extrême-droite dirigée par Augusto Pinochet.

Le troisième candidat du premier tour, Marco Enriquez, est un député dissident du Parti socialiste, jeune par rapport aux autres candidats (il a 36 ans alors que les 3 autres candidats ont tous plus de 60 ans). Son père est l’un des milliers de morts de la dictature1, mais son programme ne présentait pas de grands changements, si ce n’est dans l’apparence médiatique. Il a obtenu 20,1 % des voix au premier tour.

Le dernier candidat, Jorge Arrate, autre dissident socialiste, a obtenu 6,2 % des voix, puis a appelé à voter pour Frei au second tour, en échange de la promesse de ce dernier d’élaborer s’il était élu une nouvelle constitution plus démocratique.

Ces deux candidatures dissidentes sont un signe supplémentaire du fait que la Concertation pour la démocratie est essoufflée. Constituée en 1988 pendant la dictature Pinochet par la plupart des partis opposants, elle avait un sens à cette époque pour mettre fin à ce régime, et elle a effectivement gouverné le Chili depuis la fin de la dictature en 1990.

Mais depuis, la structure sociale du Chili n’a que peu évolué fondamentalement. Après le coup d’Etat du 11 septembre 1973 qui avait violemment mis fin au gouvernement de Salvador Allende, les 17 années de dictature Pinochet avaient fait du Chili l’un des pays les plus inégalitaires au monde, avec un taux de pauvreté dramatique. Depuis 20 ans, la Concertation a certes considérablement réduit la pauvreté, mais les inégalités restent très importantes. Sur ce point comme sur d’autres, les plaies héritées de la dictature ne sont pas encore toutes refermées.

Le gouvernement Bachelet n’a pas apporté de réponse réellement satisfaisante aux grèves étudiantes pour la démocratisation et l’amélioration du système éducatif, et a continué la répression contre la minorité mapuche. Si Michelle Bachelet redevient présidente en 2014, si c’est à nouveau dans le cadre inchangé de la Concertation, comment pourrait-elle accomplir alors ce qu’elle n’a pas pu faire au cours de son mandat 2006-2010 ? Citons par exemple la non-obtention du droit à l’avortement, qui a été repoussé au parlement, y compris par des députés de la Concertation. Le problème est donc dans la nature même de cette coalition sclérosée et conservatrice.

Il y a eu un exemple similaire en france avec le Front populaire en 1936 : la présence des centristes dans cette coalition avait empêché les socialistes de la SFIO de faire voter une mesure aussi élémentaire que le droit de vote des femmes. Socialement, les principales avancées du Front populaire n’étaient pas dans son programme, mais ont été obtenues sous la pression de l’action spontanée des travailleurs, qui avaient déclenché une grève générale dans la durée (qui a abouti entre autres à l’obtention des premiers congés payés en france).

C’est bien de là que peuvent venir des avancées concrètes, au Chili comme partout : de fortes mobilisations massives auto-organisées démocratiquement, et ambitieuses tant sur les revendications que sur les moyens d’actions.

Le président élu Piñera est encore plus conservateur que la Concertation, et sa politique ne peut que faire empirer la situation des travailleurs. Parmi les mesures prévues à partir de sa prise de fonction en mars 2010, on compte le fait de faciliter les licenciements, de nouvelles privatisations, voire une offensive contre le salaire minimum2. Il y a également un risque concernant les procédures judiciaires visant les tortionnaires de la dictature. Cette question des poursuites contre les criminels pinochetistes reste actuelle : par exemple, on a appris en 2009 qu’un des responsables de l’assassinat du chanteur Victor Jara en 1973 n’avait jamais été inquiété, et vivait tranquillement comme chef d’entreprise dans un quartier chic de Santiago3

Piñera a fait au cours de la campagne du second tour une spectaculaire volte-face concernant les anciens cadres de la dictature. Début janvier, il avait affirmé qu’il n’y aurait pas d’anciens cadres de la dictature dans son gouvernement, ajoutant sur le ton de l’évidence : « mon gouvernement sera un gouvernement d’avenir ». Quelques jours plus tard, virage à 180 degrés : même d’anciens ministres de Pinochet pourraient en fait intégrer son gouvernement, tant qu’ils n’ont pas personnellement commis de crimes ; et comme les cadres politiques d’une dictature torturent rarement eux-mêmes…

Néanmoins ces élections n’ont pas montré de vote d’adhésion, mais un vote par rejet. La courte victoire de Piñera est un résultat de l’usure des 20 ans de pouvoir de la Concertation. Le vote est théoriquement obligatoire au Chili, mais on voit se développer largement l’abstention, les votes blancs ou nuls, et surtout la non-inscription sur les listes électorales. Sur près de 17 millions d’habitants, dont au moins 12 millions susceptibles de voter, seuls 8 millions sont effectivement inscrits, et Piñera n’a recueilli au second tour que 3,5 millions de votes (soit seulement 200.000 votes d’avance sur Frei). De plus les élections législatives qui se sont déroulées en décembre 2009, en même temps que le premier tour des présidentielles, ont vu une légère avance en voix de la coalition de centre-gauche avec 2,9 millions de voix, contre 2,8 millions de voix pour la droite. Même si le mode de scrutin fait que le centre-gauche a obtenu un député de moins que la droite, cette dernière ne dispose pas d’une majorité, ni à l’Assemblée, ni au sénat. De plus ce résultat en voix est le signe du peu d’adhésion pour le programme de Piñera. Eduardo Frei n’a pas non plus obtenu 48,4 % pour lui-même, en réalité une partie très importante des suffrages qui se sont portés sur lui était un vote par dépit, pour empêcher la droite de gagner l’élection.

La question de l’existence de la Concertation des partis pour la démocratie est posée. Elle pourrait se résoudre du fait de la nécessité pour Piñera d’avoir une majorité : s’il réussit à rallier tout ou partie des démocrates-chrétiens, ce serait sans doute la fin de la Concertation – reste à savoir si les partenaires ultra-conservateurs de Piñera accepteraient cette ouverture vers le centre. De l’autre côté, le PS désormais dans l’opposition s’affirme « ouvert » à ses dissidents – Enriquez et Arrate ont totalisé plus de 26 % au premier tour de la présidentielle. Il est possible qu’une nouvelle coalition se constitue à gauche, en intégrant des courants et petits partis plus récents, dont les écologistes et la gauche plus radicale.

Quoi qu’il en soit, le résultat de cette élection laisse prévoir de nouvelles attaques sociales contre les classes populaires du Chili. La mémoire des victimes de la dictature est également compromise, il est à craindre que certains de leurs assassins et bourreaux puissent, de même que Pinochet, ne pas être jugés et condamnés. Cette impunité serait non seulement un déni de justice, mais aussi un grave frein à l’achèvement de la transition démocratique au Chili.

Des ripostes importantes seront indispensables de la part des travailleurs, des jeunes, des femmes, pour empêcher les régressions, et aller de l’avant en obtenant enfin certains droits sociaux de base. Il y a un fort besoin de renouvellement, qui s’est exprimé en partie au travers des 20 % de vote pour Miguel Enriquez. Mais il serait illusoire d’attendre un réel renouvellement « d’en haut », que ce soit de Enriquez ou de n’importe quel autre individu. Ce qui est nécessaire, ce qui peut apporter une démocratie vivante et réelle, c’est l’action autonome et unitaire des travailleurs, des chômeurs, des précaires et des jeunes, contre le système économique et politique lui-même.

1 C’est également le cas du père de Michelle Bachelet ; mais Alberto Bachelet était un officier fidèle au président élu Allende, alors que Miguel Enriquez était le dirigeant d’un groupe « révolutionnaire » (le MIR).

2 L’Ingreso Minimo Mensual, équivalent du SMIC, n’est déjà que de 165.000 pesos brut par mois, soit environ 230 euros !

3 Claire Martin, « L’assassinat de Victor Jara exhumé », Libération n° 8.725, 29 mai 2009, p. 10.