La lutte face à la contre-réforme des retraites

La mobilisation de septembre-novembre 2010 restera, quoi qu’il advienne, une date importante de l’histoire sociale et politique en france. Evidemment, comme on ignore la suite il est difficile de prévoir comment l’histoire percevra cet événement : début d’une nouvelle montée en puissance des luttes sociales ? Fin des illusions en des « solutions négociées » par des professionnels coupés de la base ? Peut-être tout cela à la fois…

Après plusieurs manifestations, le pic de participation a été atteint le 12 octobre avec 3,5 millions de manifestants, et cette journée a été suivie d’autres manifestations massives les 16 et 19 octobre. Cependant, après cette semaine de mobilisation très suivie l’intersyndicale du 21 octobre a discrètement sonné la… retraite. Solidaires y a bien proposé « un soutien syndical national à la grève interprofessionnelle en cours, aux grévistes en lutte » et « un appel national à renforcer et élargir cette grève. » Mais le communiqué final du 21 octobre, signé par toutes les directions des centrales sauf FO et Solidaires, ne mentionnait même pas les grèves reconductibles ! FO et Solidaires ont eu raison de ne pas signer ce texte, mais n’ont par ailleurs absolument pas sorti de position commune recensant ces grèves et appelant à les généraliser et à les unifier.

La semaine du 12 octobre avait pourtant ouvert le moment le plus déterminant de cette mobilisation sociale : pour gagner, il restait à partir de là à inventer l’inconnu. Malgré l’absence d’impulsion des « directions », dont l’attitude avait un effet démoralisant, il y a effectivement eu une certaine auto-organisation à la base et des grèves reconductibles dans certains secteurs. Il faut saluer ces mouvements combattifs et courageux ; mais la grève ne s’est malheureusement pas généralisée. On notera que le mouvement n’a certes pas été aidé par le fait que le secrétaire général de la CGT déclare dédaigneusement à propos de la grève générale : « un slogan qui est tout à fait abstrait, abscons, tout ce que vous voulez. »1 Malgré cette désertion en rase campagne, des Assemblés Générales, des mouvements auto-organisés, des débuts de coordination ont surgi.

Parmi les différents secteurs où des grèves ont été reconduites avec une intensité variable : transports (SNCF et autres2), EDF, raffineries, enseignement, métallurgie, usines de pneus, musées, etc., parfois pendant plus de deux semaines de suite. Des actions ponctuelles ont été menées par des travailleurs de différents secteurs : blocage d’une gare, de l’accès à un aéroport, etc. Même le journal Libération a remarqué de « nouvelles formes de lutte, spontanées et solidaires »3.

Autre point positif, l’apparition de nombreuses caisses de grève – en particulier pour les grévistes des raffineries. Mais si cela se limite à un aspect « grève par procuration », où on ne se met pas en grève soi-même mais on donne aux grévistes pour qu’ils luttent et gagnent à notre place, cela ne peut pas permettre de construire le rapport de forces suffisant. Il y a évidemment eu de véritables difficultés financières à entrer dans une grève durable, qui plus est dans un contexte où beaucoup pensaient la victoire peu probable4.

L’unité construite localement et la détermination ont donc été à l’origine de diverses actions, ce qui est très positif. Toutefois, pour gagner ces actions doivent être appuyées sur un socle de grèves durables massives, avec des comités de grève se coordonnant. Il y a eu une détermination réelle, par exemple face à la répression : à la raffinerie de Grandpuits, le 22 octobre au matin des violences policières ont été perpétrées pour faire passer des salariés pourtant grévistes mais réquisitionnés par le préfet – de surcroît illégalement5 !

Ce qui a manqué, c’est une intensification de la grève, une réelle coordination nationale, et le sentiment de la possibilité de la victoire effective : il faudrait plus que le « on se mobilise pour marquer le coup » mais sans trop y croire, qui est d’ailleurs parfaitement compréhensible vu le contexte. On a clairement vu un manque de confiance en nos possibilités de victoire, mais, point à souligner, qui n’entraînait cependant pas vraiment de résignation.

Se mobiliser sur des journées de manifestations isolées permet de « se compter », d’être ensemble et nombreux dans une affirmation contre le pouvoir. Mais ces manifestations ont un caractère éphémère qui est leur faiblesse. De même, on a beaucoup parlé du soutien moral au mouvement chez une grande majorité de la population : la question sera à l’avenir d’arriver à passer du soutien à l’action, ce qui passera sans doute par l’invention de nouvelles formes d’auto-organisation permettant d’aller plus loin que la simple approbation passive de la mobilisation.

Le mouvement a été marqué par une prise de conscience. Curieusement, la mobilisation n’a semble-t-il pas vraiment été gênée par le fait que la plupart des directions des centrales ne défendaient pas le mot d’ordre de retrait pur et simple du projet de contre-réforme du gouvernement. Mais l’essentiel est que le retrait était bel et bien le mot d’ordre des manifestants et des grévistes. La prise de conscience a été loin de se limiter à la seule question des retraites : on a parlé salaires, travail en général, voire du temps de vie lui-même – et de la part de cette vie qui est gâchée, sacrifiée pour et par l’exploitation capitaliste. La perspective de la prolongation jusqu’à 67 ans de l’esclavage salarié a été ressentie, à juste titre, comme intolérable par beaucoup de salariés.

La créativité sociale, la spontanéité et la solidarité ont été présentes, quoique avec une ampleur trop limitée pour gagner. Il y a eu appropriation populaire du sujet, qui ne doit pas masquer la nécessité d’aller plus loin : vers l’appropriation de la démocratie, la formation d’Assemblées Générales par zone géographique (par ville, par arrondissement, par quartier…). Ce qui pose des questions pratiques : qui pour les organiser ? Pour diffuser massivement l’information sur leur tenue ? Il y a eu l’apparition de collectifs locaux, mais avec de fortes disparités d’un endroit à l’autre. Il y a fondamentalement une nécessité de lieux de débats, de créativité collective et d’invention démocratique, largement ouverts et pouvant servir à centraliser et diffuser les informations. Se réapproprier les bourses du travail serait par exemple une possibilité.

Malgré les critiques très présentes dans le mouvement contre les mobilisations « saute-moutons », les directions ont finalement choisi la défaite plutôt que l’affrontement avec le pouvoir. C’est un renoncement à un devoir de base : se mobiliser jusqu’au niveau nécessaire suivant la situation pour défendre les conditions de vie, les intérêts et les droits des travailleurs.

Les centrales syndicales sont des appareils, de plus il y a trop de structures concurrentes : cet excès du nombre de confédérations dilue les responsabilités d’une « tactique » qui vient de nous mener, une fois de plus, à la défaite. Une certaine unification du syndicalisme pourrait être un mieux, sans aller jusqu’au syndicat unique : si SUD a été créé dans les années 1980 par des exclus de la CFDT c’est qu’il y a une raison, toujours valable ; mais la scission entre CGT et FO, qui avait un sens à l’époque (à la fin des années 1940 !), n’en a plus aujourd’hui. On pourrait souhaiter une fusion à la base CGT-FO-FSU-Solidaires, sans appareil bureaucratique, pour une démocratisation de l’outil syndical, avec le pouvoir aux adhérents, pour que cette confédération unifiée soit réellement un outil des travailleurs, leur appartenant et dirigée par eux, qui soit au service des luttes sans autre considération, sur une base d’indépendance telle que définie par la Charte d’Amiens6. Pour éviter l’existence d’intérêts séparés des intérêts des travailleurs (voire divergents), il faut interdire les permanents syndicaux à temps complet, et favoriser la rotation des tâches. Ce sont des mesures de base, qui ne sont cependant pas suffisantes en soi pour éviter de façon certaine toute bureaucratisation.

Une force sociale s’est manifestée fortement. Ses limites n’ont pas permis sa victoire. La démocratie sociale qui s’est exprimée se doit de se renforcer par l’auto-organisation, par l’appropriation des débats publics à la base par les travailleurs, les chômeurs et les jeunes.

Cette mobilisation s’est déroulée dans un contexte précis : la crise du capitalisme se poursuit, et en conséquence les violentes politiques d’austérité mises en place en Europe suscitent de fortes résistances populaires (Espagne, Grande-Bretagne, Portugal, Irlande, etc.), mais pour le moment elles continuent néanmoins à être mises en place. Grossièrement dirigées contre les travailleurs, ces politiques portent de plus un risque important de perpétuer la crise, voire de provoquer une nouvelle récession7, de par une paupérisation de très nombreux salariés – par des baisses directes de salaires, ou leur « gel » (comme en france), des restrictions de certaines mesures sociales, la baisse de fait des pensions de retraite, etc.

On peut se demander dans quelle mesure les gouvernements se rendent compte ou non des risques économiques de leurs politiques d’austérité. Il semble que les classes dirigeantes, entraînées par les soubresauts du capitalisme, naviguent à vue par à-coups successifs. La situation montre en tout cas la nécessité d’en finir avec l’actuel ordre politique et économique.

1 Bernard Thibault interviewé sur RTL le matin du 7 octobre 2010.

2 Echec par contre de la grève à la RATP, ce qui a été très préjudiciable au mouvement étant donnée l’importance des transports en commun de la région parisienne.

3 Une de Libération n° 9164, 29 octobre 2010.

4 Sur les difficultés à faire grève, cf dans notre numéro précédent : « L’expression d’une force sociale », Critique Sociale n° 12, octobre 2010. Voir aussi, pour un bilan d’une mobilisation antérieure (mais d’une ampleur bien moindre) : « Printemps 2009, l’inefficacité des directions « syndicales » », Critique Sociale n° 7, septembre 2009.

5 « La justice suspend la réquisition de Grandpuits », Journal du Dimanche, 23 Octobre 2010. Un second arrêté préfectoral de réquisition, plus restreint, a par la suite été considéré, lui, comme légal.

6 Texte adopté lors du Congrès de la CGT de 1906, tenu à Amiens.

7 Voir : Alain Bihr, « Derrière l’austérité budgétaire, une nouvelle agression contre le salariat », A Contre courant n° 219, novembre 2010, pp. 2-5.