La lutte pour l’égalité comprend nécessairement la lutte contre le sexisme. Pour y parvenir, il faut à la fois abolir les inégalités sociales, économiques et politiques, et en même temps combattre l’idéologie sexiste qui impose ses « valeurs » hiérarchisantes et discriminantes, lesquelles sont souvent inconsciemment acceptées – comme pour toute idéologie dominante.
Le caractère historique des valeurs sexistes a été analysé par le féminisme contemporain : « masculinité et féminité désignent les caractéristiques et les qualités attribuées socialement et culturellement aux hommes et aux femmes. […] Ce sont les rapports sociaux de sexe, marqués par la domination masculine, qui déterminent ce qui est considéré comme « normal » – et souvent interprété comme « naturel » – pour les femmes et les hommes. »1
Nous présentons chronologiquement quelques extraits de textes historiques, qui montrent une évolution dans la prise de conscience de ces faits.
Au XIXe siècle, le socialiste marxiste August Bebel écrivait dans La Femme et le socialisme :
« Le sexe féminin, dans sa masse, souffre sous deux rapports : il souffre sous la dépendance sociale de l’homme – ce qui sera amélioré mais non supprimé par l’égalité devant la loi et devant la justice – et il souffre sous la dépendance économique qui pèse sur les femmes en général, et surtout sur les femmes du peuple aussi bien que sur les hommes. Il en résulte que toutes les femmes, sans distinction de rang social, ont intérêt, dans leur situation de sexe dominé et préjudicié par les hommes, de voir modifier cet état de choses par des réformes dans l’état social existant, par la révision des lois. La plus grande majorité des femmes a l’intérêt le plus marqué à voir modifier complètement cette situation. C’est ainsi que disparaîtront l’esclavage du salaire, sous lequel la plupart gémissent, et l’esclavage sexuel qui est intimement lié avec nos situations de propriété et d’industrie. »2
Il ajoutait plus loin : « L’humanité ne pourra être délivrée sans l’indépendance sociale et l’égalisation des sexes. » Et, en conclusion : « L’avenir appartient au socialisme, c’est-à-dire en tout premier lieu au travailleur et à la femme. »3
Alexandra Kollontaï parlait ainsi de ce texte en 1921 : « Dans les années 1870, fut publié le livre d’August Bebel : la Femme et le Socialisme, traduit depuis dans toutes les langues […] Bebel démontra définitivement que la tâche historique de la classe ouvrière est indissolublement liée à celle de la libération de la femme. Il indiqua aussi le chemin qui mène à cette libération : c’est la victoire de la classe ouvrière et la réalisation du système communiste. […] L’ouvrage de Bebel eut une grande influence »4.
En 1949, Simone de Beauvoir publiait Le Deuxième sexe. Exactement soixante ans après sa publication, cet ouvrage peut être défini comme étant Le Capital du féminisme. Examinant en détail tous les aspects de l’existence des femmes dans la société et dans leur vie privée, Beauvoir mettait l’accent sur les contraintes sociales qui pèsent sur leur formation et leur situation, résumant son analyse par la célèbre phrase : « On ne naît pas femme : on le devient. »5
Après avoir rappelé que « dans l’humanité les « possibilités » individuelles dépendent de la situation économique et sociale », Beauvoir écrit que ce sont les hommes qui ont inventé la division entre valeurs « mâles » et « femelles » : « en vérité les femmes n’ont jamais opposé aux valeurs mâles des valeurs femelles : ce sont des hommes désireux de maintenir les prérogatives masculines qui ont inventé cette division ; ils n’ont prétendu créer un domaine féminin – règle de la vie, de l’immanence – que pour y enfermer la femme ». Ce sont les hommes qui « ont créé les valeurs, les mœurs, les religions »6, éléments de la vie sociale qui infériorisent les femmes. Les valeurs dominantes sont créées par les dominants, dans leur intérêt, et elles contribuent à perpétuer cette domination.
Ainsi, Beauvoir parlant de la femme écrit que « acceptant l’idée de son infériorité elle la constitue. » Et plus loin : « On voit que l’ensemble du « caractère » de la femme : ses convictions, ses valeurs, sa sagesse, sa morale, ses goûts, ses conduites, s’expliquent par sa situation. »7
Anticipant la nouvelle vague du mouvement féministe, elle annonce qu’« il n’y a pour la femme aucune autre issue que de travailler à sa libération. Cette libération ne saurait être que collective ». Et elle ajoute : « Cependant il ne faudrait pas croire que la simple juxtaposition du droit de vote et d’un métier soit une parfaite libération : le travail aujourd’hui n’est pas la liberté. C’est seulement dans un monde socialiste que la femme en accédant à l’un s’assurerait l’autre. La majorité des travailleurs sont aujourd’hui des exploités. D’autre part, la structure sociale n’a pas été profondément modifiée par l’évolution de la condition féminine ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes conserve encore la figure qu’ils lui ont imprimée. »8
Enfin, nous reproduisons un extrait de « Marxisme et féminisme », conférence donnée par Herbert Marcuse en 1974. Le texte en a été publié le 15 mai 1974 dans Libération, puis a été repris en avril 1995 dans la revue Quel corps ?, et a été réédité en 2007 par les éditions Homnisphères (avec un autre texte de Marcuse : « Le problème du changement social dans la société technologique »)9.
Marcuse y souligne le caractère intrinsèquement agressif du capitalisme, et le rôle idéologique joué par les valeurs sexistes dans la promotion de cette agressivité. Ces valeurs, qui sont imposées structurellement et idéologiquement, sont à combattre et à renverser.
« Ce qui est en jeu, c’est la négation des valeurs imposées et reproduites dans la société par la domination mâle. Et une subversion aussi radicale des valeurs ne pourra jamais être le simple sous-produit d’institutions sociales nouvelles. Elle doit avoir ses racines dans les hommes et les femmes qui créent ces nouvelles institutions.
Que signifie cette subversion des valeurs dans la transition vers le socialisme ?
D’autre part, cette transition est-elle, en quelque sens que ce soit, la libération et l’essor de caractéristiques spécialement féminines à l’échelle de la société ?
Pour répondre à la première question, voici quelles sont les valeurs dominantes de la société capitaliste : productivité guidée par le seul profit, recherche du succès à tout prix, esprit de compétition. C’est en d’autres termes, le « principe de rendement », le règne de la rationalité fonctionnelle qui rejette toute passion, une double moralité : 1’« éthique du travail » qui signifie pour la grande majorité de la population la condamnation à un travail aliéné et inhumain, et la volonté de puissance, l’étalage de la force et de la virilité.
Or, selon Freud, cette hiérarchie de valeurs reflète une structure mentale dans laquelle l’énergie agressive primaire tend à réduire et à biaiser l’instinct de vie, c’est-à-dire l’énergie érotique. Selon Freud, cette tendance destructive dans la société s’intensifie au fur et à mesure que la civilisation doit avoir recours à une répression accrue afin de maintenir sa domination face aux possibilités de jour en jour plus réelles de libération ; à son tour, cette répression accrue conduit à une stimulation d’un surplus d’agressivité et à sa canalisation en un type d’agression utile à la société. Cette mobilisation totale de l’agressivité ne nous est que trop familière aujourd’hui : militarisation, caractère de plus en plus brutal des forces de « l’ordre », fusion de la sexualité et de la violence, attaque directe contre l’instinct de vie qui nous pousse à vouloir préserver et reconstruire l’environnement, attaque contre la législation « anti-pollution », etc.
Ces tendances sont enracinées dans l’infrastructure même du capitalisme avancé. L’aggravation de la crise économique, les limites de l’impérialisme, la reproduction de la société en place par le gâchis et la destruction, tout cela se fait de plus en plus sentir et nécessite des contrôles sans cesse accrus et étendus de la population pour la maintenir au pas. Ces contrôles et cette manipulation pénètrent profondément la structure mentale et touchent au domaine de l’instinct même. Aujourd’hui, la totalisation de l’agressivité et la répression pénètrent la société toute entière à un degré tel que l’image du socialisme s’en trouve modifiée sur un point essentiel. Le socialisme en tant que société qualitativement différente doit incarner l’antithèse, la négation historique des besoins et des valeurs restrictifs et répressifs du capitalisme comme forme de culture dominée par le mâle. »
1Pascale Molinier et Daniel Welzer-Lang, dans Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2004, p. 77 (souligné par nous).
9 Nous nous basons sur cette édition, pp. 82 à 85 (souligné dans l’original).