Qu’est-ce que le « luxemburgisme »1 ? On pourrait répondre simplement : le courant politique inspiré par la théoricienne marxiste Rosa Luxemburg (1871-1919).
Mais l’expression même est problématique, et certains partisans actuels de Luxemburg refusent le terme. A priori ils n’ont pas tort, puisque le mot aurait été répandu au cours des années 1920 pour stigmatiser une version simplifiée et déformée de ses idées. Mais si l’on ne devait plus utiliser les termes inventés à l’origine par des adversaires, on ne parlerait plus de « communards », ni de « marxistes ». Ainsi des luxemburgistes ont-ils écrit : « « Luxemburgisme » (comme d’ailleurs « marxisme ») est un terme très imparfait, d’abord puisqu’il fait référence à une seule personne. Mais les faits sont là, et malheureusement aucun terme ne définit clairement ce qu’est le « marxisme démocratique », le « luxemburgisme » »2.
Il pourrait être préférable de parler de « spartakisme » plutôt que de « luxemburgisme »3, mais depuis la fin de la Ligue spartakiste historique (Spartakusbund de 1918) le mot a été récupéré et maltraité de toutes parts.
L’affirmation selon laquelle Rosa Luxemburg aurait ignoré ou refusé ce terme est pourtant contestée. En effet, selon l’historien (luxemburgiste !) Alain Guillerm : « Dès 1898, quand un journal écrit : les « Luxemburgistes » contre les « Nationalistes » (polonais), c’est elle-même qui reprend le terme luxemburgiste d’une manière positive. On voit donc que ce concept est accepté par elle très tôt. »4 Quoi qu’il en soit, l’ensemble des textes de Rosa Luxemburg ne font pas « système », ils ne s’agit donc pas de prétendre que le « luxemburgisme » serait un système de pensée complet découlant naturellement de ses idées politiques. Cela n’enlève rien à la qualité et à l’intérêt de ses textes, au contraire : ils n’ont pas été écrits pour créer un système, mais comme des contributions à la lutte des travailleurs contre l’ordre capitaliste, et comme partie prenante du mouvement socialiste et « marxiste » au sens large du terme.
On peut d’ailleurs dire de même en ce qui concerne Karl Marx, qui n’a jamais prétendu avoir créé un système, et qui voyait ses travaux théoriques comme des contributions au mouvement communiste des travailleurs, comme une clarification au service du mouvement réel, comme sa pierre à l’édifice de l’auto-émancipation mondiale des travailleurs. Il est donc contradictoire de voir certains refuser le terme de « luxemburgisme » s’ils se revendiquent dans le même temps du « marxisme », terme qui devrait en toute logique susciter exactement les mêmes réserves.
Le « luxemburgisme » comme mouvement effectif s’est cristallisé en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, dans le rassemblement des socialistes internationalistes révolutionnaires, radicalement opposés à la guerre, dont la principale théoricienne fut Rosa Luxemburg. C’est ce groupe, d’abord baptisé Die Internationale du nom de sa revue interdite par le pouvoir, qui fut connu par la suite sous le nom de « spartakistes » et qui créa le Spartakusbund (littéralement : Ligue Spartacus).
Réprimé en même temps que les tentatives révolutionnaires de 1919, ce courant s’est progressivement dilué après l’assassinat de sa principale théoricienne le 15 janvier 1919. De plus, l’influence néfaste des bolcheviks sur le jeune Parti communiste d’Allemagne, puis le stalinisme, et enfin la dictature nazie ont détruit le mouvement ouvrier vivant en Allemagne, dont le « luxemburgisme ». Les ouvrages de Rosa Luxemburg furent interdits et brûlés par la dictature nazie. Au niveau des organisations, ne survécurent essentiellement que les organisations sociales-démocrates qui défendaient en réalité un capitalisme « régulé », et les organisations staliniennes qui défendaient en réalité un capitalisme d’Etat.
Le courant « luxemburgiste » s’étant incarné historiquement dans la Ligue spartakiste, dont l’héritage politique a été détruit par des assauts divers, que peut-il en rester aujourd’hui ?
Il s’agit de reprendre l’essentiel de la pensée politique « luxemburgiste », sans être dans une démarche de répétition qui serait stérile, mais en s’attachant à ce qu’elle recèle de fécond pour les mobilisations d’aujourd’hui, pour comprendre l’histoire et la situation actuelle de la lutte des classes.
S’il existe un « luxemburgisme », il inclue nécessairement un internationalisme authentique, agissant pour l’indispensable union du prolétariat mondial, capable de mener une révolution socialiste sans frontières. Rosa Luxemburg a véritablement été une citoyenne du monde. Elle fut membre du bureau de la IIe Internationale, elle a milité dans plusieurs pays, et a simultanément été membre des partis socialistes d’Allemagne et de Pologne.
C’est ensuite la lutte contre toutes les oppressions, et contre la répression des potentialités de chacun5. Surtout, au coeur du « luxemburgisme » se trouve la critique radicale des structures économico-sociales, des rapports capitalistes de production basés sur l’exploitation et l’aliénation des travailleurs. Tout cela amène à participer pleinement à la lutte pour l’auto-émancipation du prolétariat, dans le but déjà énoncé par Marx : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. »6
En 1918, Rosa Luxemburg affirmait la nécessité immédiate d’abolir le salariat, base économique de l’exploitation et du système capitaliste lui-même7. Abolir le système du travail salarié est indispensable pour mettre fin à la division de la société en classes sociales. Pour les « luxemburgistes », ce n’est pas un vague objectif à long terme, mais une nécessité effective découlant de l’analyse du temps présent.
C’est également le spontanéisme. On s’est beaucoup trompé sur ce mot ; il implique en fait avant tout la confiance en la capacité créatrice des masses, et l’opposition au substitutisme de parti ou d’« avant-garde ». L’approche spontanéiste combat le « communisme de parti », et réaffirme que l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. Le spontanéisme n’est pas un automatisme : « socialisme ou barbarie », écrivait Luxemburg en 1915, ce qui implique que rien n’est écrit d’avance. Cette approche exige un nécessaire travail d’information (on sait que Rosa Luxemburg fut journaliste), de clarification théorique, et surtout d’action pratique sans se réfugier dans l’attente passive d’une révolution supposée arriver mécaniquement et de façon inéluctable.
Cela conduit à la lutte pour la démocratie directe. Le fonctionnement du mode de production capitaliste s’oppose à l’épanouissement du principe démocratique, qui dans le cadre de la société présente a besoin de luttes de classe, menées directement par les intéressés eux-mêmes qui se saisissent de la politique dans leurs mobilisations auto-organisées.
Cette perspective s’oppose à la sous-estimation des possibilités de la classe travailleuse. Par la participation au développement de son auto-organisation, de sa culture de classe, de la mémoire et de l’analyse des luttes, les mouvements sociaux et révolutionnaires peuvent lutter contre le poids inhibiteur de l’idéologie dominante, et en réalité contre toute « idéologie » au sens « marxiste » du terme. La conscience de classe découle des actions dirigées collectivement, et non seulement de la situation quotidienne vécue.
Dans cette perspective, il n’y a pas de séparation entre les militants d’un côté et les travailleurs, chômeurs, étudiants, etc., de l’autre. Les militants expriment ouvertement leurs opinions en tant que travailleurs, chômeurs, étudiants, etc. Leur militantisme s’exerce à partir de là où ils sont, en toute clarté. Les militants luxemburgistes font partie de la classe sociale exploitée, et c’est à ce titre qu’ils agissent. Ils ne se posent pas en « éducateurs » de cette classe, mais en tant que partie prenante de cette classe, participant à ses luttes, à ses débats. Le luxemburgisme a conscience que seule la majorité de cette classe sociale peut réaliser d’elle-même le socialisme.
On ne trouve pas chez Rosa Luxemburg de condamnation de la forme-Parti – au contraire – mais une condamnation du fonctionnement bureaucratique et, surtout, la critique de la sous-estimation des masses par des « dirigeants » auto-proclamés. Certains luxemburgistes s’attachent donc à la lettre de Luxemburg, et se prononcent pour un parti démocratique. Pour ma part, je fais l’analyse que depuis près d’un siècle la forme-Parti a montré sa faillite. Pensant être fidèle à sa méthode d’analyse, et ayant conscience que cette option est contestable, je ne pense donc pas un parti indispensable, et en aucun cas ne reconnaîtrait à un éventuel parti le moindre rôle dirigeant.
Ce constat laisse ouverte la question de nouvelles formes d’organisation permettant l’information, le dialogue et la socialisation, l’éclaircissement théorique, et l’action pratique en période de reflux. Il faut travailler à conserver une cohérence politique, sans cependant créer de conformisme ou d’orthodoxie – qui sont des facteurs d’appauvrissement politique. La revue, ou mieux le réseau de revues, journaux, brochures, me semble donc la formule la mieux adaptée.
Rosa Luxemburg écrivait en 1900 : « L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’Etat bourgeois. »8 Après plus d’un siècle d’expérience, non seulement la véracité de cette remarque n’a fait que se confirmer, mais on peut aller plus loin : prétendre aller vers le socialisme en conservant les mécanismes étatiques est une contre-vérité, prétendre convertir l’Etat au socialisme ne conduit en fait qu’à la conversion des socialistes à l’Etat… et cela amène les « socialistes » à abandonner dans les faits tout socialisme. Marx notait d’ailleurs dès 1871 que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. L’instrument politique de son asservissement ne peut servir d’instrument politique de son émancipation. »9
Le « luxemburgisme » s’inscrit dans le cadre du communisme des conseils au sens large, par opposition au « communisme » de parti (léninisme), ainsi que dans le cadre du socialisme démocratique et révolutionnaire. Il souhaite le pouvoir des conseils des travailleurs, même s’ils ne doivent pas devenir non plus une forme fétichisée : ce qui importe est le développement des moyens de l’auto-émancipation.
Il semble qu’à l’heure actuelle il y ait un certain regain d’intérêt pour Rosa Luxemburg – quoique pas encore pour le « luxemburgisme ». Les deux périodes précédentes en france où l’intérêt pour ses écrits avaient été les plus vifs, les années autour de 1936 puis les années autour de 1968, avaient été des périodes majeures de luttes sociales. L’avenir nous éclairera sur la validité de ce parallèle. Quoi qu’il en soit, réaffirmer en pratique la méthode et le principe révolutionnaire de la pensée luxemburgienne est une tâche d’actualité10.
Que le « marxisme », le socialisme, le communisme redeviennent eux-mêmes, que ces mots cessent de désigner leurs trahisons, et le mot même de « luxemburgisme » deviendrait superflu.
Marie Xaintrailles, 2011.
1 On écrira « luxemburgisme » plutôt que « luxembourgisme », de même qu’on écrit « Rosa Luxemburg » au lieu de sa francisation « Rosa Luxembourg ».
2 Démocratie Communiste (Luxemburgiste), « Pour le communisme démocratique » (2005), dans : Textes pour le socialisme-communisme, Paris, 2009, p. 3. Egalement sur le site internet de DC-L : http://democom.alice.red/
3 C’est d’ailleurs pour cela que le premier groupe que l’on peut qualifier de « luxemburgiste » en france avait pris le nom de « Groupe Spartacus », et publiait le journal Spartacus – le nom de ce petit groupe, créé en 1934 en région parisienne par René Lefeuvre après la fin du Cercle Communiste Démocratique, survit encore aujourd’hui dans le nom des éditions Spartacus créées par le même Lefeuvre.
7 « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. » (Rosa Luxemburg, « Que veut la Ligue Spartakus ? », 14 décembre 1918).
8 Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France (1898-1912), Belfond, 1971, p. 85. Cet article a été daté par erreur de 1899, erreur que nous avons signalée dans « La lente réception de Rosa Luxemburg en france », Critique Sociale n° 11, août 2010, p. 4 (repris dans notre brochure consacrée à Luxemburg, parue début 2011 et disponible en PDF sur notre site internet).
9 Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 – édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, éditions sociales, 1968, p. 257.
10 Voir aussi « 5 mars 1871 – 5 mars 2011 : Rosa Luxemburg aujourd’hui », Critique Sociale n° 15, mars 2011, pp. 3-4.