La revue est-elle une forme d’organisation ?
Dans le dernier numéro de Critique sociale, Marie Xaintrailles publie un article : « Notes à propos du luxemburgisme ». Marie y sort un moment du cadre de la pensée de Rosa Luxemburg, après certes en avoir expliqué les limites, pour exposer un point de vue personnel sur un point précis :
» On ne trouve pas chez Rosa Luxemburg de condamnation de la forme-Parti – au contraire – mais une condamnation du fonctionnement bureaucratique et, surtout, la critique de la sous-estimation des masses par des « dirigeants » auto-proclamés. Certains luxemburgistes s’attachent donc à la lettre de Luxemburg, et se prononcent pour un parti démocratique. Pour ma part, je fais l’analyse que depuis près d’un siècle la forme-Parti a montré sa faillite. Pensant être fidèle à sa méthode d’analyse, et ayant conscience que cette option est contestable, je ne pense donc pas un parti indispensable, et en aucun cas ne reconnaîtrait à un éventuel parti le moindre rôle dirigeant.
Ce constat laisse ouverte la question de nouvelles formes d’organisation permettant l’information, le dialogue et la socialisation, l’éclaircissement théorique, et l’action pratique en période de reflux. Il faut travailler à conserver une cohérence politique, sans cependant créer de conformisme ou d’orthodoxie – qui sont des facteurs d’appauvrissement politique. La revue, ou mieux le réseau de revues, journaux, brochures, me semble donc la formule la mieux adaptée.«
D’une façon regrettable et que je considère comme à la hussarde, parce qu’elle ne prend pas le soin de l’argumenter et parce que cela ne correspond même pas à la réalité concrète des choix ou non-choix organisationnels du petit nombre de collaborateurs de Critique sociale, parce que cela n’a pas été discuté parmi eux alors que l’article, quoique in extremis signé, ne ressemble en rien à une tribune libre et ne peut le devenir peu ou prou qu’a posteriori qu’avec cette réponse, Marie nous dit: « Pour ma part je fais cette analyse ». Soit, mais alors pourquoi la forme Parti a-t-elle fait faillite ? Marie ne nous en dira rien. C’est bien dommage. Ce qu’elle nous dit, c’est juste l’accolement de deux propositions qui ont de quoi surprendre :
» Pensant être fidèle à sa méthode d’analyse, et ayant conscience que cette option est contestable, je ne pense donc pas un parti indispensable « .
S’il y a une chose dont je sois sûr, c’est que la « méthode d’analyse » de Rosa Luxemburg n’a jamais consisté à asséner des constats non argumentés, mais qu’au contraire elle prenait un soin particulier dans toute polémique à développer avec rigueur ses arguments. Plus une option est contestable, plus il faut justement l’appuyer sur une argumentation solide.
La forme Parti serait obsolète ? La dégénérescence du mouvement ouvrier, tant dans ses partis que dans ses syndicats, n’a fait que se creuser du vivant et après la mort de Rosa Luxemburg, cela n’est pas choquant en soi d’être pessimiste en la matière. Le fond du problème n’est pas là, il est : y a-t-il ou non nécessiter de s’organiser ? Il s’agit de savoir si l’on peut militer en renonçant (non seulement dans le contexte immédiat mais ad vitam aeternam) à toute forme organisationnelle, qu’elle s’appelle Parti ou autre chose. Bref, peut-on et doit-on militer seul ou en petit comité ? C’est à l’évidence cette direction que nous indique Marie en nous disant que la » revue, ou mieux le réseau de revues, journaux, brochures, me semble donc la formule la mieux adaptée. » L’allusion est transparente: Critique sociale serait une forme organisationnelle de substitution au Parti. Même pas « une » forme, mais « la formule la mieux adaptée » ! Pour Marie, c’est sûr. Mais pour tous ?
Personne, en tout cas pas moi, ne reprochera à Marie ses choix non-organisationnels actuels. Mais ce sont les siens, rien que les siens. J’attends qu’elle commence un début d’argumentation pour que sa « formule la mieux adaptée » puisse être aussi « adaptée » à d’autres qu’elle-même, et que la revue qui conviendrait alors en ces termes aux militants « en période de reflux » soit précisément Critique sociale.
Pour reprendre le mot de Marie, moi non plus je ne crois pas que la forme Parti soit « indispensable ». Je suis saoûlé de ces formules toutes faites de groupes, souvent trotskystes, qui concluent invariablement par la nécessité de construire un parti, LE parti. Je suis agacé de ces commentateurs d’extrême gauche qui condamnent les révolutions arabes ou les luttes sociales à l’échec pour la seule et unique raison qu’il n’y a pas ce Parti. Ils récitent leur credo avec une nostalgie mécanique. Mais je crois aussi à la nécessité de chercher de réelles formes d’organisation parce qu’il faut bien militer, et que militer ça n’est pas militer seul, et a fortiori ne pas s’y résoudre. S’organiser pour militer est une nécessité qui s’impose à nous, malgré la faillite du mouvement ouvrier. Faillite malgré tout relative parce qu’elle est avant tout idéologique, un travail d’ampleur complètement dégagé du réformisme et du capitalisme d’Etat restant largement à faire pour reconstruire sur des bases plus solides. Mais reconstruire, c’est s’organiser, ou au moins essayer de le faire. Ce travail, une revue peut y contribuer très utilement sur le plan théorique. Mais est-ce là l’alpha et l’omega du militantisme ? Réduire le militantisme à cela n’est-il pas un effet (il y en a d’autres) de la logique pessimiste de la « période de reflux », comme dit Marie ? Certains appellent ça le capitalisme de la décadence. On est accablé, on n’y croit plus, tout est vain, gardons simplement la flamme.
Je peux comprendre ce découragement. Il n’a rien ni d’étonnant ni d’illégitime. Mais qu’on permette à celles et ceux qui veulent malgré tout continuer de militer au sein de leur classe de le faire, et de le faire pleinement. Pour garder une flamme, une revue suffit peut-être. Mais pour militer, la revue n’est pas une forme d’organisation.
Stéphane Julien.
Réponse
Sur une question empirique comme celle-là, il n’y a pas de démonstration par A + B qui serait irréfutable. Comme souvent avec les « leçons » de l’histoire, c’est en réalité grandement affaire d’opinion. Je n’ai aucune réticence – et mes notes le signalaient d’ailleurs – à prendre acte de la diversité au sein du « luxemburgisme » sur cette question.
Sans être, ni prétendre être, ni vouloir être un parti, on peut – comme nous l’avons fait – écrire collectivement et diffuser des tracts à la fois en manifestation et hors des manifs, dans ce dernier cas par exemple pour y appeler tout en critiquant l’orientation des appareils. On peut, et nous le faisons, tout en n’étant qu’une revue, organiser des débats, vendre le présent bulletin en manifestation, etc. C’est insuffisant, mais il n’en reste pas moins que c’est une (petite) forme organisationnelle qui n’est pas partidaire au sens étroit du terme. Donner notre avis, diffuser informations et analyses, et in fine s’en remettre au mouvement réel, ça me semble être une forme d’action à poursuivre.
J’ai parlé d’un réseau de revues, adaptées à des temps différents – en particulier celui de l’actualité, qu’en l’état nous couvrons très insuffisamment. Il faudrait avoir les moyens de publier des informations plus nombreuses et plus détaillées sur les luttes en cours, de faire une revue de presse régulière – car des articles intéressants paraissent dans toute une galaxie de revues, bulletins, journaux, etc. En plus de signaler, citer, critiquer ces textes, il faudrait pouvoir faire une véritable revue des livres, là où même des librairies militantes se contentent de copier-coller les 4e de couverture.
Nul découragement donc, mais au contraire beaucoup de pain sur la planche. Bien d’autres ont parlé de la revue comme « organisateur collectif » : en fait, comme tout outil, la revue est ce que l’on en fait. Tâchons donc d’être utiles dans nos interventions, aux formes diverses, au sein de la classe travailleuse. Tel est l’essentiel.
Marie Xaintrailles.
L’activité militante
Pour alimenter le débat sur les tâches des militants qui animent Critique Sociale, voici un extrait d’un texte écrit par Claude Lefort en 1958. Il s’agit de la dernière partie de « Organisation et parti – Contribution à une discussion », publié dans le n° 26 de la revue Socialisme ou barbarie. Cet article, dans son ensemble, est une synthèse puissante de la critique politique du léninisme et de ses « évidences de géomètres », dont je recommande chaudement la lecture (il est repris dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, collection TEL, Gallimard, 1979, pages 98 à 113). La dernière partie tire de l’analyse du léninisme et du refus de la « Direction révolutionnaire » quelques propositions pour l’action qui me semblent tout à fait d’actualité. On pourra discuter les termes employés, quelque peu datés, la centralité de la « classe ouvrière » et la subordination des intellectuels, mais l’idée que le journal est une base de travail y est clairement argumentée. À la question de savoir si la revue remplace l’organisation, Lefort semble répondre en posant que « De telles tâches peuvent paraître modestes. En fait, bien menées, elles exigeront un travail considérable. »
Aviv Bor.
« Quelle est donc la conception de l’activité révolutionnaire que quelques camarades et moi-même avons été amenés à défendre. Elle découle de ce que des militants ne sont pas, ne peuvent, ni ne doivent être : une Direction. Ils sont une minorité d’éléments actifs, venant de couches sociales diverses, rassemblés en raison d’un accord idéologique profond, et qui s’emploient à aider les travailleurs dans leur lutte de classe, à contribuer au développement de cette lutte, à dissiper les mystifications entretenues par la classe et les bureaucraties dominantes, à propager l’idée que les travailleurs, s’ils veulent se défendre, seront mis en demeure de prendre eux-mêmes leurs sort entre leurs mains, de s’organiser eux-mêmes à l’échelle de la société et que c’est cela le socialisme.
Nous sommes convaincus que le rôle de ces éléments est essentiel ― du moins qu’il peut et doit le devenir. Les classes exploitées ne forment pas un tout indifférencié : nous le savons, et ce n’est pas les partisans d’une organisation centralisée qui nous l’ont appris. Elles contiennent des éléments plus ou moins actifs, plus ou moins conscients. De la capacité qu’auront les plus actifs à propager des idées et à soutenir des actions révolutionnaires dépend finalement l’avenir du mouvement ouvrier.
Mais parmi ces éléments actifs, certains ― et de loin les plus nombreux ― tendent à se rassembler au sein des entreprises, sans chercher d’abord à étendre leur action à une plus vaste échelle. Ceux-là trouvent spontanément la forme de leur travail : ils font un petit journal local, ou un bulletin, militent dans une opposition syndicale, ou composent un petit groupe de lutte. D’autres éprouvent le besoin d’élargir leurs horizons, de travailler avec des éléments qui appartiennent à des milieux professionnels et sociaux différents des leurs, d’accorder leur action avec une conception générale de la lutte sociale. Parmi ces derniers se trouvent nombreux ― il faut le reconnaître ― des camarades qui n’appartiennent pas à un milieu de production et qui ne peuvent donc se rassembler qu’en dehors des entreprises : leur culture constitue donc un apport essentiel au mouvement ouvrier, à condition qu’ils aient une juste représentation de leur rôle qui est de se subordonner à ce mouvement.
L’action de ces derniers éléments ne peut avoir d’autre objectif que de soutenir, d’amplifier, de clarifier celle que mènent les militants ou les groupes d’entreprises. Il s’agit d’apporter à ceux-ci des informations dont ils ne disposent pas, des connaissances qui ne peuvent être obtenues que par un travail collectif, mené hors des entreprises ; il s’agit de les mettre en contact les uns avec les autres, de faire communiquer leurs expériences séparées, des les aider à constituer peu à peu un véritable réseau d’avant-garde.
On peut définir plusieurs moyens qui permettraient dès aujourd’hui de s’orienter vers ces objectifs : par exemple la publication d’un journal. Mais on ne touchera jamais les travailleurs et on ne réussira jamais à les associer à l’entreprise d’un journal si on ne fait pas d’abord la preuve de son sérieux. Si les informations communiquées sont insuffisantes ou précaires, si les expériences mentionnées sont exceptionnelles, si les interprétations sont proposées sont hâtives, les généralisations sommaires, bâties à partir de faits singuliers et épars. En bref, si le journal est fabriqué par un groupe qui n’a que très peu de contact avec des militants d’entreprise, personne ne s’intéressera à ce travail. À un niveau plus modeste, il s’agit d’abord de convaincre des ouvriers, des employés, des petits groupes existant déjà que nous pouvons leur être utiles. Le meilleur moyen est de diffuser à leur intention (sous la forme d’un bulletin sans périodicité régulière) de courtes analyses portant sur la situation actuelle et des informations ― si elles ont été obtenues par des moyens hors de leur portée. Nous soulignerons que les journaux d’entreprise peuvent les publier ou les utiliser comme bon leur semble. Nous soulignerons encore que si notre travail les intéresse, celui-ci s’enrichira naturellement des informations et des critiques qu’ils nous communiqueront.
D’autre part, on peut mettre en train quelques analyses sérieuses, concernant le fonctionnement de notre propre société (sur les rapports de production, la bureaucratie en France ou la bureaucratie syndicale). On établirait ainsi une collaboration avec des militants d’entreprise de façon à poser en termes concrets (par les enquêtes sur leur expérience de vie et de travail) le problème de la gestion ouvrière.
De telles tâches peuvent paraître modestes. En fait, bien menées, elles exigeront un travail considérable. L’important est qu’elles soient à la mesure des minorités d’avant-garde et qu’elles permettent d’envisager un développement progressif, c’est-à-dire un développement tel qu’à chaque niveau de réalisation corresponde une extension possible du travail.
En définissant ces objectifs et ces moyens, on définit en même temps les formes d’organisation qui leur correspondent et qui reposent d’abord sur le rejet de la centralisation. L’organisation qui convient à des militants révolutionnaires est nécessairement souple : ce n’est pas un grand parti, dirigeant à partir d’organes centraux l’activité d’un réseau de militants. Ce qui ne peut aboutir qu’à faire de la classe ouvrière un instrument ou à la rejeter dans l’indifférence, voire l’hostilité à l’égard du parti qui prétend la représenter.
Le mouvement ouvrier ne se frayera une voie révolutionnaire qu’en rompant avec la mythologie du parti, pour chercher ses formes d’action dans des noyaux multiples de militants organisant librement leur activité et assurant par leurs contacts, leurs informations, et leurs liaisons non seulement la confrontation mais aussi l’unité des expériences ouvrières. »
Claude Lefort, 1958.