Pierre Clastres, l’anthropologie 
politique

Pierre Clastres (1934-1977), anthropologue et ethnologue, est notamment l’auteur de la Chronique des Indiens Guayaki (1972) et de La Société contre l’État (1974). Il a été influencé par la revue et le groupe Socialisme ou barbarie. Nous reproduisons ci-dessous quelques extraits choisis d’un entretien paru dans le n° 9 de la revue L’Anti-Mythes en 1975, qui nous semble apporter des éléments de réflexion originaux sur la question de l’État et du pouvoir. Clastres pense ces questions comme à l’envers du « marxisme » traditionnel, et justement ce qu’il avance permet peut-être de renverser certaines « évidences de géomètres » et d’envisager différemment l’histoire et la pratique politique.

Question : Tu ne renvoies pas seulement à la société primitive ; ton interrogation sur le pouvoir est une interrogation sur notre société. Qu’est-ce qui fonde ta démarche ? Qu’est-ce qui justifie le passage ?

Le passage, il est impliqué par définition. Je suis ethnologue, c’est-à-dire que je m’occupe des sociétés primitives, plus spécialement de celles d’Amérique du Sud où j’ai fait tous mes travaux de terrain. Alors là, on part d’une distinction qui est interne à l’ethnologie, à l’anthropologie : les sociétés primitives, qu’est-ce que c’est ? Ce sont les sociétés sans état. Forcément parler de sociétés sans état c’est nommer en même temps les autres, c’est-à-dire les sociétés à état. Où est le problème ? De quelle manière il m’intéresse, et pourquoi j’essaie de réfléchir là-dessus ? C’est que je me demande pourquoi les sociétés sans état sont des sociétés sans état et alors il me semble m’apercevoir que si les sociétés primitives sont des sociétés sans état c’est parce qu’elles sont des sociétés de refus de l’état, des sociétés contre l’état.

L’absence de l’état dans les sociétés primitives ce n’est pas un manque, ce n’est pas parce qu’elles sont l’enfance de l’humanité et qu’elles sont incomplètes, ou qu’elles ne sont pas assez grandes, qu’elles ne sont pas adultes, majeures, c’est bel et bien parce qu’elles refusent l’état au sens large, l’état défini comme dans sa figure minimale qui est la relation de pouvoir. Par là même parler des sociétés sans état ou des sociétés contre l’état, c’est parler des sociétés à état, forcément : le passage, il n’y en a même pas, ou il est d’avance possible ; et la question qui s’enracine dans le passage, c’est : d’où sort l’état, quelle est l’origine de l’état ? Mais c’est tout de même deux questions séparées :

  • comment les sociétés primitives font-elles pour ne pas avoir l’état ?
  • d’où sort l’état ?

[…] Et, là, d’ailleurs très vite on rencontre la question du marxisme.

Question : Est-ce que tu pourrais préciser ? Quels sont tes rapports avec les ethnologues marxisants ?

Mes rapports avec ceux de mes collègues qui sont marxistes sont marqués par un désaccord au niveau de ce qu’on fait, au niveau de ce qu’on écrit, pas forcément au niveau personnel. La plupart des marxistes sont orthodoxes, je dis la plupart parce qu’il y en a qui ne le sont pas, heureusement ; mais ceux qui sont orthodoxes, ils s’en tiennent beaucoup plus à la lettre qu’à l’esprit. Alors la théorie de l’état, dans ce sens-là, qu’est-ce que c’est ? C’est une conception instrumentale de l’état, c’est-à-dire que l’état c’est l’instrument de la domination, de la classe dominante sur les autres ; à la fois dans la logique et dans la chronologie, l’état vient après, une fois que la société est divisée en classes, qu’il y a des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités ; l’état c’est l’instrument des riches pour mieux exploiter et mystifier les pauvres et les exploités. À partir de recherches et de réflexions qui ne quittent pas le terrain de la société primitive, de la société sans état, il me semble que c’est le contraire, ce n’est pas la division en groupes sociaux opposés, ce n’est pas la division en riches et pauvres, en exploiteurs et exploités, la première division, et celle qui fonde en fin de compte toutes les autres, c’est la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, c’est-à-dire l’état, parce que fondamentalement c’est ça, c’est la division de la société entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui subissent le pouvoir.

Une fois qu’il y a ça, c’est-à-dire la relation commandement/obéissance, c’est-à-dire un type ou un groupe de types qui commandent aux autres qui obéissent, tout est possible à ce moment-là ; parce que celui qui commande, qui a le pouvoir, il a le pouvoir de faire faire ce qu’il veut aux autres, puisqu’il devient le pouvoir précisément, il peut leur dire : travaillez pour moi, et à ce moment-là l’homme de pouvoir peut se transformer très facilement en exploiteur, c’est-à-dire en celui qui fait travailler les autres. Mais la question est, que quand on réfléchit sérieusement à la manière dont fonctionnent ces machines sociales que sont les sociétés primitives, on ne voit pas comment ces sociétés-là peuvent se diviser, je veux dire, peuvent se diviser en riches et pauvres. On ne voit pas parce que tout fonctionne pour empêcher cela précisément. Par contre on voit beaucoup mieux, on comprend beaucoup mieux, enfin plusieurs questions obscures se clarifient, à mon avis, si on pose d’abord l’antériorité de la relation de pouvoir.

C’est pourquoi il me semble que pour y voir plus clair dans ces questions il faut carrément renverser la théorie marxiste de l’origine de l’état – c’est un point énorme et précis en même temps – et il me semble que loin que l’état soit l’instrument de domination d’une classe, donc ce qui vient après une division antérieure de la société, c’est au contraire l’état qui engendre les classes. Cela peut se démontrer à partir d’exemples de sociétés à état non-occidentales, je pense particulièrement à l’état Inca dans les Andes. Mais on pourrait prendre aussi bien d’autres exemples parfaitement occidentaux, et puis même un exemple très contemporain : c’est l’URSS.

Naturellement je simplifie, je ne suis pas russologue ni kremlinologue… mais enfin si on regarde massivement, vu d’un peu loin, mais pas de très loin : la révolution de 17, qu’est-ce qu’elle a fait ?

Elle a supprimé les relations de classe, tout simplement en supprimant une classe : les exploiteurs, les bourgeois, les grands propriétaires, l’aristocratie et l’appareil d’état qui marchait avec tout ce qui était la monarchie, ce qui fait qu’il n’est resté qu’une société dont on pourrait dire qu’elle n’était plus divisée puisque l’un des termes de la division avait été éliminé, il est resté une société non divisée et par là-dessus une machine étatique (le parti aidant) détenant le pouvoir au bénéfice du peuple travailleur, des ouvriers et des paysans. Bon. Qu’est-ce que c’est que l’URSS actuelle ? Sauf si on est militant du parti communiste, auquel cas l’URSS c’est le socialisme, c’est l’état des travailleurs, etc., si on n’est pas dans la théologie et le catéchisme, si on n’est pas dans l’aveuglement et tout ce qu’on veut, l’URSS qu’est-ce que c’est ? C’est une société de classes, je ne vois pas pourquoi hésiter à utiliser ce vocabulaire, c’est une société de classes et une société de classes qui s’est constituée purement à partir de l’appareil d’état.

Il me semble qu’on voit bien là la généalogie des classes, c’est-à-dire des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, c’est-à-dire cette division-là, cette division économique de la société à partir de l’existence de l’appareil d’état.

L’état soviétique, centré sur le parti communiste, a engendré une société de classes, une nouvelle bourgeoisie russe qui n’est certainement pas moins féroce que la plus féroce des bourgeoisies européennes au XIXème siècle, par exemple. […]

Ce n’est pas du tout l’existence du travail aliéné qui engendre l’état mais je pense que c’est exactement le contraire : c’est à partir du pouvoir, de la détention du pouvoir que s’engendre le travail aliéné ; le travail aliéné qu’est-ce que c’est ? « Je travaille non pour moi, mais je travaille pour les autres » ou plutôt, « je travaille un peu pour moi et beaucoup pour les autres ». Celui qui a le pouvoir, il peut dire aux autres : « Vous allez travailler pour moi ». Et alors apparaît le travail aliéné ! La première forme et la forme la plus universelle du travail aliéné étant l’obligation de payer le tribut. Car si je dis « c’est moi qui ai le pouvoir et c’est vous qui le subissez », il faut que je le prouve ; et je le prouve en vous obligeant à payer le tribut, c’est-à-dire à détourner une partie de votre activité à mon profit exclusif. De par là même, je ne suis pas seulement celui qui a le pouvoir, mais celui qui exploite les autres ; et il n’y a pas de machine étatique sans cette institution qui s’appelle le tribut. Le premier acte de l’homme de pouvoir, c’est exiger tribut, paiement de tribut de ceux sur qui il exerce le pouvoir.

Alors, vous me direz: « pourquoi obéissent-ils? Pourquoi payent-ils le tribut? ». Ça, c’est la question de l’origine de l’état, justement. Je ne sais pas très bien, mais il y a dans la relation de pouvoir quelque chose qui n’est pas seulement de l’ordre de la violence. Ce serait trop facile, parce que ça résoudrait le problème tout de suite ! Pourquoi y a-t-il l’état ? Parce qu’à un moment donné, ici ou là, un type ou un groupe de types disent : « Nous avons le pouvoir et vous allez obéir ». Mais là, deux choses peuvent se passer : ou bien ceux qui entendent ce discours disent « oui, c’est vrai, vous avez le pouvoir et on va obéir » ou bien « non, non, vous n’avez pas le pouvoir et la preuve, c’est qu’on ne va pas vous obéir » et ils pourront traiter les autres de fous ou on va les tuer. Ou bien on obéit, ou bien on n’obéit pas ; et il faut bien qu’il y ait eu cette reconnaissance du pouvoir, puisque l’état est apparu ici et là dans diverses sociétés. En fait, la question de l’origine de cette relation de pouvoir, de l’origine de l’état, à mon avis, se dédouble, au sens où il y a une question du haut et une question du bas :

– la question du haut, c’est : qu’est-ce qui fait que, quelque part, à un moment donné, un type dise : « c’est moi le chef et vous allez m’obéir » ? C’est la question du sommet de la pyramide.

– la question du bas, de la base de la pyramide, c’est : pourquoi les gens acceptent-ils d’obéir, alors que ce n’est pas un type ou un groupe de types qui détient une force, une capacité de violence suffisante pour faire régner la terreur sur tout le monde. Donc il y a autre chose ; cette acceptation de l’obéissance renvoie à autre chose. Je ne sais pas trop ce que c’est ; je suis un chercheur… donc je cherche. Mais tout ce qu’on peut dire pour le moment, il me semble, c’est que :

  1. la question est pertinente,
  2. la réponse n’est pas évidente.

Mais on ne peut pas faire l’économie de la question du bas, c’est-à-dire pourquoi les gens acceptent-ils d’obéir, si l’on veut réfléchir sérieusement à la question de l’origine de la relation de pouvoir, à la question de l’origine de l’état.

Question : C’était déjà là les deux questions que posait Rousseau au début du Contrat social, quand il disait : jamais un homme ne sera suffisamment fort pour être toujours le plus fort, et pourtant il y a état ; sur quoi fonder alors le pouvoir politique ? J’ai eu l’impression, en lisant La Société contre l’État, qu’il y avait une analogie entre ta démarche et celle de Rousseau, avec un point d’ancrage très significatif : la référence à des petites sociétés (je pense aux références de Rousseau à Genève, à la Corse, aux petites vallées suisses), une telle recherche débouchant sur la question de l’origine du pouvoir politique.

Ce n’est pas une recherche. C’est ce que m’apprennent les sociétés primitives… Là, on se déplace un petit peu, mais en fait on est toujours dans le même champ. À quelle condition une société peut-elle être sans état ? Une des conditions est que la société soit petite. Par ce biais là, je rejoins ce que tu viens de dire à propos de Rousseau. C’est vrai, les sociétés primitives ont ceci en commun qu’elles sont petites, je veux dire démographiquement, territorialement ; et ça, c’est une condition fondamentale pour qu’il n’y ait pas apparition d’un pouvoir séparé dans ces sociétés. À ce point de vue là, on pourrait opposer terme à terme les sociétés primitives sans état et les sociétés à état : les sociétés primitives sont du côté du petit, du limité, du réduit, de la scission permanente, du côté du multiple, tandis que les sociétés à Etat sont exactement du côté du contraire ; elles sont du côté de la croissance, du côté de l’intégration, du côté de l’unification, du côté de l’un. Les sociétés primitives, ce sont des sociétés du multiple ; les sociétés non-primitives, à état, ce sont des sociétés de l’un. L’état, c’est le triomphe de l’un.

Tu viens d’évoquer Rousseau ; on pourrait en évoquer un autre, qui s’est posé la question fondamentale, celle que je posais il y a un instant, à savoir ce que j’appelais la question du bas : pourquoi les gens obéissent-ils, alors qu’ils sont infiniment plus forts et plus nombreux que celui qui commande ? C’est une question mystérieuse, en tout cas pertinente, et celui qui se l’est posée il y a très longtemps et avec une netteté parfaite, c’était La Boétie dans le Discours sur la servitude volontaire. C’est une vieille question, mais ce n’est pas parce que c’est une vieille question qu’elle est dépassée. Je ne pense pas qu’elle est du tout dépassée ; au contraire il est temps de revenir à cette question là, c’est-à-dire sortir un peu du marécage « marxiste », qui rabat l’être de la société sur, parlons massivement, l’économique, alors que peut-être il est plutôt dans le politique.

[…]

Question : Mais les « sauvages » peuvent-ils apparaître dans la société ?

Si tu entends par « sauvages » les gens dont on a parlé jusqu’ici, c’est-à-dire des gens qui disent « à bas les chefs ! », il y en a toujours eu ! Simplement, cela devient de moins en moins facile de dire ça. Ou plutôt, enfin à mon avis, le destin des états actuels, sous lesquels nous vivons, c’est d’être de plus en plus étatiques, si je peux dire.

[…]

La machine étatique va aboutir à une espèce de fascisme, pas un fascisme de parti, mais un fascisme intérieur.

Quand je disais la machine étatique, il ne s’agissait pas seulement de l’appareil d’état (le gouvernement, l’appareil central d’état). Il y a des sous-machines, qui sont de véritables machines d’état et de pouvoir, et qui fonctionnent, en dépit parfois des apparences, en harmonie avec cette machine centrale d’état. Je pense aux partis et aux syndicats, principalement au PC et à la CGT. Il faut analyser le PC et la CGT (je quitte un peu mon terrain, car on n’est plus chez les sauvages) ; il faut les analyser comme des organes très importants de la méga-machine étatique. Je veux dire par là que la société, telle qu’elle est actuellement, aurait le plus grand mal à fonctionner, s’il n’y avait pas ce fantastique relais de pouvoir et de colmatage, qui peut aller même jusqu’à l’abus de pouvoir, que constitue l’appareil du PC et de la CGT ; il ne faut pas les séparer : ce sont des formations produites par la même société et, en fait, il y a une profonde complicité de structure ; je ne veux pas dire qu’ils se téléphonent le soir pour se demander : « Alors, comment ça a été aujourd’hui ? » ; il y a une profonde complicité de structure entre Marchais et Séguy et les princes qui nous gouvernent. C’est évident. Et après tout, le parti, quel qu’il soit, que veut-il ? Il veut occuper le pouvoir ; il est déjà prêt à prendre la machine en mains.

[…]