Les habits neufs d’un tribun démagogue
Force est de constater qu’il y a autour de Jean-Luc Mélenchon ce que l’on appelle aujourd’hui une « dynamique ». Ancien trotskiste (lambertiste) reconverti en sous-ministre PS du gouvernement capitaliste de Lionel Jospin, Mélenchon est aujourd’hui à la tête d’un « Front de gauche » qui réunit les décombres du PCF et son petit groupe personnel, le PG (sans compter quelques reliquats sociaux-démocrates, chevènementistes et maoïstes). Il hante les plateaux de télévision et les séquences consacrées aux « petites phrases du jour », bref, il est actif, et quel que soit son résultat final en avril prochain, nous pensons que cette « dynamique » est la preuve de l’actuelle absence généralisée de pratique et de vitalité démocratiques. Nous observons la réalité de cette mobilisation molle et impensée autour de ce personnage, et nous voudrions apporter ici quelques éléments à même de dessiller les yeux de ceux qui hésiteraient encore à rejoindre cette triste carmagnole électorale.
Chacun a le droit de se tromper, et il est toujours temps de commencer à réparer ses erreurs, mais il est tout de même intéressant de se pencher sur le passé lointain de Mélenchon. Celui-ci a débuté en politique au sein de l’OCI, comme Lionel Jospin, c’est-à-dire une des pires « sectes » politiques qui soient, qui pratique l’entrisme dans toutes sortes de bureaucraties syndicales et politiques. Comme Jospin, Mélenchon a peut-être rejoint le PS dans ce cadre-là. Attendre son heure, monter en grade, jouer les uns contre les autres, tracer sa route sinueuse pour atteindre le sommet d’un appareil : voilà l’essence du parcours de Mélenchon. C’est un bureaucrate pur sucre qui a fait carrière dans plusieurs organisations successives, de l’UNEF au PG en passant par l’OCI et le PS. Et il n’y a franchement rien d’héroïque là-dedans, dans cette époque mitterrandienne où les « lamberts » comme Jospin mettaient en musique les mensonges de « l’Union de la gauche », et qui marque la fin pitoyable de la période de luttes sociales des années 60 et 70. La trajectoire de Jean-Luc Mélenchon est comme un résumé de ces espoirs trahis : une gauche électoraliste a éteint les aspirations au changement de millions de gens engagés dans la transformation d’une des sociétés les plus rétrogrades d’Europe occidentale, en s’appuyant sur des techniciens du mensonge issus du léninisme le plus rance.
On dira que Jean-Luc Mélenchon n’est plus le même, qu’il a quitté le PS, mais… pour faire quoi ? Selon nous, la même chose, en plus petit cette fois. L’histoire revient souvent sous forme de farce. Depuis des mois, Mélenchon répète une phrase qui à nos yeux résume toute sa vision de la politique : « la révolution par le bulletin de vote ». De fait, sans dire que nous serions dans une période pré-révolutionnaire, il y a des mouvements sociaux, dispersés et limités par les bureaucraties politiques et syndicales institutionnelles, mais des mouvements tout de même, et le refus de la contre-réforme des retraites l’a bien montré. Pendant ce puissant mouvement de l’automne 2010, plutôt que de proposer la grève générale ou une construction de la lutte à la base, Mélenchon demandait à l’inverse… un référendum !
Dans ce contexte tendu, mais où les mouvements sont empêchés d’aller jusqu’au bout de leur logique ou de se rencontrer dans des espaces politiques démocratiques et ouverts, la démagogie de Mélenchon trouve sa place. Lors de son passage dans l’émission de France 2 Des paroles et des actes du jeudi 12 janvier 2012, Mélenchon s’en est donné à cœur joie dans son registre de démagogue populiste. L’ex-sénateur dans le texte :
« Pour moi qui suis républicain comme tous mes amis du Front de gauche, ça me crève le coeur de voir ça. [les gens] ne croient plus à rien. Ils rejettent tout le monde et moi je dis oui, ne vous trompez pas, mettez-leur des visages, des noms, les profiteurs, les riches, les importants. Chassons-les. Mais pas tout par dessus bord. La société organisée. La colère, oui, mais la colère ça doit avoir un débouché politique. […] Quelqu’un qui appelle à la révolution par les urnes, vous appelez ça quelqu’un qui appelle à la guerre civile ? J’appelle à voter, avec mes camarades du FG, j’appelle pas à prendre des fusils, des bâtons et des pierres. Je dis « on va voter », on fait notre travail. […]Comment je vois l’action politique révolutionnaire ? J’assume le mot révolutionnaire. Les gens vont se mettre à s’emparer des problèmes pour les régler eux-mêmes. C’est le slogan de ma prochaine affiche : « Prenez le pouvoir ». Nous on va le faire par les bulletins de vote, mais si le bulletin de vote ne suffit pas, vous vous débrouillerez avec la suite. »
Il est impressionnant de voir comment Mélenchon donne lui-même les outils pour démonter son discours. Il ne cherche même pas à masquer les contradictions criantes qui existent entre le slogan « prenez le pouvoir » et sa vision de la politique où un parti fait son travail en appelant à voter pour un candidat à l’élection présidentielle. S’emparer des problèmes et les régler soi-même est par définition l’inverse de l’acte de confier le soin à un beau parleur de les régler. Sa « société organisée », c’est celle où on évite la confrontation politique en offrant un débouché en papier à glisser dans une boîte en plastique transparent au désir de balancer par dessus bord le système que l’on ne veut plus subir. Et si le stratagème ne marche pas, Mélenchon abandonnera les dominants face à ceux qui voudront rompre radicalement avec le système qui assure leur domination. Il dit en termes très simples qu’il est là pour canaliser l’élan vers le changement et l’empêcher de tout renverser, et qu’il fuirait si cet élan devenait trop fort. Mélenchon explique lui-même qu’il est l’ultime rempart du capitalisme, et qu’une révolution le chasserait de la scène politique. Nous en étions persuadés, mais l’entendre le dire à des millions d’auditeurs a quelque chose de comique.
« Ce n’est pas rien quand on vous confie comme mission de marcher devant, de parler pour les autres. […] Il faut que ceux à qui on confie la mission de marcher devant portent la belle parole de gauche, la parole tribunitienne, soient de bons drapeaux, pour ceux qui désespèrent. […] Je donne à l’immense colère populaire un visage. […] C’est moi le modéré dans la bande. […] Je suis un parlementariste. »
Mélenchon se prend pour un tribun, il joue le rôle, connaît ses classiques et pense savoir scander les phrases. Mais il a surtout une fonction tribunitienne, il est là pour que ceux qui se perçoivent comme écrasés par le système actuel se sentent représentés. Mais lorsque l’on se fait représenter, c’est justement parce que l’on est absent. Ceux qui veulent un changement radical dans l’organisation de la société n’ont pas à se faire représenter par un tribun, ils doivent comme le dit ce polichinelle s’emparer des problèmes pour les régler eux-mêmes, et ne surtout pas rester dans leur coin en attendant d’aller un dimanche d’avril remettre leur pouvoir dans une boîte.
Mélenchon est l’allié de ceux qui veulent entretenir la confusion sur la démocratie en la réduisant au seul scrutin, semer la méfiance contre l’auto-organisation à la base, dans l’entreprise, le quartier ou l’école. Mélenchon retourne les mots d’ordre révolutionnaires contre eux-mêmes dans une spectaculaire galipette démagogique. Il joue pour ce faire sur toutes les peurs, sur celles des dominants bien sûr, mais aussi et surtout sur celles des dominés. Il a réussi jusqu’ici à capter un peu de la colère et de l’énergie dont il parle en lui disant ce qu’elle veut entendre, et aussi à la calmer en la mettant en garde contre elle-même. Homme de pouvoir, il a toujours voulu domestiquer la puissance sociale pour son propre compte et celui de ses maîtres, car il n’est qu’un fondé de pouvoir du capital, qui se pose comme ultime recours.
Ce personnage égocentrique, dont le discours et les actes ne coïncident pas – à l’instar d’un politicien « radical » de la Troisième République comme Daladier –, pense surtout au poste de ministre qu’il pourrait avoir dans un gouvernement de François Hollande. On a déjà connu de telles sagas personnelles lamentables, comme celle de Chevènement. Il faut pour les révolutionnaires dénoncer sans relâche l’imposture du tribun et ses mensonges. Alors oui, prenons le pouvoir : saisissons-nous de nos problèmes, élaborons collectivement nos luttes, construisons l’alternative à la base, et ne tombons pas dans le panneau des « hommes providentiels » auto-proclamés.