L’absurdité du « libéralisme économique »

On appelle souvent « libéraux » ceux qui sont en fait des partisans du « libéralisme économique ». Ils se disent, comme nous, partisans de la liberté. Mais en pratique, on constate qu’ils laissent totalement de côté « la libération à l’égard de la misère, contenu concret de toute liberté »1.

Il ne s’agit en fait de « liberté » que pour la minorité privilégiée. Et même pour ces privilégiés, la « liberté » dont il est question est relative : la « libre initiative » du patron n’est en fait essentiellement que l’attitude que lui imprime le stade de développement du système capitaliste, et de son secteur d’activité en particulier. Cela ne peut donc être une action « libre » dans le sens réel du mot : une contrainte permanente pèse sur les décisions des capitalistes, qui est la contrainte de la loi de la fabrication de profit – règle qui n’a pas été choisie par chaque capitaliste, mais qui est induite par le capitalisme.

Cette contrainte imposée par le fonctionnement économique actuel pèse évidemment encore plus fortement sur les travailleurs. Egalement, les deux millions d’enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté dans la France de 2008 n’ont pas exactement bénéficié d’une totale « liberté économique »…

Comme le dit Zeev Sternhell : « il n’y a pas de liberté sans une conception de l’égalité. La liberté de coucher sous les ponts n’est pas une liberté. »2

Parler de liberté en matière économique est moins simple qu’il n’y paraît, puisque nous vivons dans une société divisée entre possédants, travailleurs, rentiers, pauvres, « exclus », etc. Il faut donc savoir pour qui on parle de liberté, et de quelle liberté on parle.

« Liberté de qui ? Ce n’est pas la liberté d’un simple individu, en présence d’un autre individu. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur. »3 Voilà ce qui permet de comprendre le caractère fallacieux d’une formule comme « liberté des marchés », répétée religieusement au nom d’une croyance dont la fausseté est pleinement démontrée (cf par exemple l’incapacité de la « liberté du marché » face à la crise écologique actuelle).

Comme l’écrivait Herbert Marcuse : « Avoir la liberté économique devrait signifier être libéré de l’économie, de la contrainte exercée par les forces et les rapports économiques, être libéré de la lutte quotidienne pour l’existence, ne plus être obligé de gagner sa vie ».4

Le terme de « libéralisme économique » est donc une absurdité, puisqu’il s’agit de conserver à tout prix un système de contrainte et d’oppression du plus grand nombre. « Libéralisme », dans son sens étymologique, est en fait contradictoire de « économique » – qui n’est que l’organisation de l’inégalité et de la contrainte individuelle5 (ce qui explique qu’il ne peut pas exister d’« économie socialiste », le socialisme marquant en particulier la disparition du champ économique).

Il ne peut pas exister de riches s’il n’y a pas, à l’autre bout de la chaîne du même système, des pauvres. Il n’y a pas d’exploiteurs sans exploités… c’est là un des impensés majeurs du soi-disant « libéralisme économique ».

Cette idéologie du « libéralisme économique » est celle de l’extension du règne de l’économique, où l’économie s’immisce dans toutes les activités, qui deviennent alors soumises à une logique économique. Et cette logique s’oppose ou passe avant le libre développement humain, la sauvegarde de l’environnement, la réflexion et les choix personnels, etc.

Exemple frappant, le terme de « ressources humaines » – qui est tout sauf neutre, mais qui a désormais envahi la société – montre bien que dans la logique capitaliste, l’humain est au service de l’économique, et non l’inverse.

Cette idéologie se base entre autres sur une croyance dans « le » marché (un singulier qui montre en soi un biais idéologique), considérant que la concurrence et la « liberté » des agents économiques amènerait « naturellement »6 à une situation d’équilibre. Mais tôt ou tard, la réalité les rattrape : à l’inverse de la superstition quasi-religieuse de ces « libéraux » dans « un marché » auto-régulateur, la crise actuelle montre ce qu’il en est. Avec cette crise financière et économique, le capitalisme se montre clairement tel qu’il est fondamentalement de façon permanente : injuste, violent, et instable.

De plus, les structures économiques capitalistes déterminent et limitent fortement une autonomie des individus qui reste donc illusoire, ou réservée aux plus privilégiés. Les individus sont soumis au pouvoir, à l’emprise du système économique – ainsi qu’aux rapports sociaux qu’il implique.

Ces prétendus « libéraux » ne sont donc en fait que des capitalistes extrémistes. D’ailleurs, les penseurs de ce courant ont prouvé leur « attachement à la liberté » en soutenant la dictature d’Augusto Pinochet (Milton Friedman, Mont Pelerin Society), et de façon plus générale en n’attribuant à la démocratie qu’une importance très accessoire (« Je préfère une dictature libérale à une absence de libéralisme dans un gouvernement démocratique », Friedrich Hayek dixit). Les chefs d’Etat qui se sont revendiqués de cette idéologie (Thatcher, Reagan…), et qui ont été reconnus comme tels par ses « penseurs », ont restreint les libertés sociales, et leurs politiques économiques ont fortement accru les inégalités et la pauvreté.

On voit que ces « libéraux » croient bien faire de l’économie, alors qu’ils font mal de la politique. Cette politique ne bénéficie qu’aux classes dominantes, elle est au service exclusif des privilégiés et de la conservation du système existant, et ce, s’il le faut, au mépris et contre les conquêtes démocratiques et sociales. Le maintien des fondamentaux de l’organisation économique capitaliste ne permet pas la liberté pour tous. Il s’agit donc d’un certain type de conservatisme7, puisqu’il maintient essentiellement la société dans son stade actuel : un régime structurellement marqué par de très fortes inégalités sociales. Or, de même que la liberté est indispensable pour qu’existe une véritable égalité, il ne peut pas y avoir de liberté pour tous dans une société d’inégalités.

Il est étymologiquement inexact de parler de « libéralisme » pour désigner une idéologie qui s’attache au maintien d’un carcan qui limite les possibilités des êtres humains, qui perpétue l’aliénation, qui maintient différents types de violences dans le « monde du travail » : harcèlement, stress, dévalorisation, compétition permanente, licenciements, travail dangereux et désastreux pour la santé, etc.

A l’inverse du soi-disant « libéralisme économique », tout véritable combat pour la liberté implique d’en finir avec le carcan capitaliste.

1 Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968, p. 27.

2 Zeev Sternhell, entretien avec Libération, 3 juin 2006.

3 Karl Marx, Discours sur la question du libre-échange (prononcé à l’Association Démocratique de Bruxelles le 9 janvier 1948), in : Karl Marx, Œuvres tome I, Economie I, Gallimard, 1965, p. 154. Pour être complet, il faut citer également ce passage : « Ne croyez pas, Messieurs, qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l’intention de défendre le système protectionniste. » (idem, p. 156). Marx s’oppose au protectionnisme, qui est conservateur, le capitalisme devant au contraire se développer mondialement pour pouvoir être remplacé par un système plus juste, réellement mondialisé car libéré des frontières : le socialisme.

4 Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, op. cit., pp. 29-30 (souligné dans l’original).

5 « En réduisant l’individu à son intérêt économique, l’activité sociale est donc « pétrifiée », elle se transforme en une puissance objective qui domine les individus et sur laquelle ils n’ont plus aucun contrôle. » (Pierre Rosanvallon, Le Libéralisme économique, Editions du Seuil, 1989, p. 192.).

6 Rappelons que les mécanismes économiques ne sont évidemment pas « naturels » : ce sont des constructions humaines.

7 « le néolibéralisme ne peut pas être raisonnablement tenu pour le nouveau visage du libéralisme. S’il en a adopté le nom, ce n’est en réalité qu’une version du conservatisme » (Immanuel Wallerstein, « Libéralisme et démocratie : frères ennemis ? », Agone n° 22, 1999, p. 167).