Victor Serge, « Carnets (1936-1947) », Editions Agone, collection Mémoires sociales, Marseille, 2012, 836 pages.
Les carnets de Victor Serge viennent d’être réédités, dans une version largement augmentée puisque la plus grande partie du texte était inédit, ces éléments n’ayant été retrouvés qu’en 2010 dans un carton au Mexique.
Victor Serge (1890-1947), écrivain et militant francophone d’origine russe, a traversé les courants et les évènements révolutionnaires de son époque : anarchiste en France, puis rallié aux bolcheviks en Russie, il participe ensuite à l’opposition de gauche en URSS – ce qui lui vaut plusieurs emprisonnements. Libéré en 1936 suite à une campagne internationale de protestation, il continuera jusqu’à sa mort à défendre une orientation révolutionnaire anti-stalinienne1.
Dans ses carnets, Serge note ses rencontres, ses impressions, ses réflexions. En 1936, il voit ainsi André Gide qui vient d’écrire Retour de l’URSS. Gide, attiré sur le tard par l’idée communiste, s’étant rendu en URSS et y ayant trouvé l’inverse du communisme, est alors selon Serge « une homme extrêmement scrupuleux, troublé jusqu’au fond de l’âme, qui voulait servir une grande cause – et ne sait plus comment. »
En 1941, Victor Serge parvient à prendre un bateau pour échapper au nazisme, et franchit l’Atlantique. Pour Serge, le voyage sera sans retour : il s’installe ensuite au Mexique, jusqu’à la fin de sa vie. Cette traversée est, d’un point de vue littéraire, la partie la plus réussie du livre. Il décrit par la suite à de nombreuses reprises sa découverte du Mexique, et de son passé précolombien.
Mais l’essentiel reste pour lui de combattre les Etats totalitaires, en particulier de dénouer les nœuds des mensonges du stalinisme, ces derniers étant répétés par ceux qui – par ignorance ou par intérêt – se laissent abuser, et ils sont nombreux. Il note que « la supériorité des staliniens vient de ce qu’ils ont énormément d’argent », et observe par ailleurs, en 1943, que « des capitalistes américains et mexicains, conservateurs » sont « devenus de fervents admirateurs de Staline », ce qu’il explique par « la tendance des hommes simples, surtout des réactionnaires, à l’admiration des seigneurs de la guerre ».
Victor Serge ne cesse pas de s’interroger, de vouloir tirer des enseignements du passé, y compris des défaites. Ses réflexions aboutissent à un plaidoyer pour un socialisme humaniste, pour allier l’esprit critique et la tolérance, avec l’exigence de ne pas répéter de vieilles formules sans interroger leur validité (ainsi écrit-il que « les vieilles idées de parti avec leurs systèmes fermés, qui satisfirent autrefois les besoins de certains milieux sociaux, ne sont plus qu’inertie, par conséquent obstacle à l’expérience et à la pensée »).
Il fait alors partie du groupe Socialisme et Liberté, qui défend un socialisme démocratique et révolutionnaire2. Il rend compte des agressions staliniennes perpétrées au Mexique contre la gauche anti-stalinienne. Il relate surtout les discussions avec les camarades d’exil, dont Julián Gorkin, Otto Rühle, Fritz Fränkel, Marceau Pivert, Jean Malaquais, Natalia Sedova, etc. Les discussions entre exilés sur les perspectives d’avenir sont parfois tendues, parfois fumeuses, mais sont un moyen de tenir quand on est « au fond de la défaite », et que « le grand bateau Civilisation risque de couler à pic ». Victor Serge rend également hommage à ses camarades tués, que ce soit par les nazis (comme Henk Sneevliet) ou par les staliniens (dont David Riazanov). Il se rappelle comment ce dernier, avec « le style même de Marx », opposait « l’humanisme marxiste, textes à l’appui, à la dureté et à l’autoritarisme bolcheviks ».
A l’occasion, Victor Serge parle de ses souvenirs, surtout en Russie – que ce soient les rencontres avec des écrivains, les activités de l’opposition dont il était membre, ou encore son séjour dans les prisons staliniennes. Mais il ne va pas toujours au fond des choses quand il parle des débuts du bolchevisme au pouvoir, semblant rester en partie prisonnier de la vision qu’il avait à l’époque, de l’intérieur du régime. Cela alterne cependant avec d’autres passages, parfaitement lucides sur cette période.
Serge nous fournit même un exemple de rigueur intellectuelle, constatant par exemple que « la distorsion des faits vérifiables, le refus de les constater par admiration des puissances du jour, par inclination à suivre de grands courants d’opinion modelés par les puissances du jour constituent des faillites complètes ». C’est un élément d’une éthique socialiste appliquée : fin 1944 – l’issue de la guerre étant désormais assurée – il avertit que « si le socialisme ne maintient pas vigoureusement sa physionomie démocratique et libertaire (au sens étymologique et non anarchiste du mot), il sera déchiré et broyé ». Les « alliés naturels » du socialisme lui paraissent être « les masses démocratiques », l’ennemi étant le stalinisme.
Ses carnets sont ainsi traversés de réflexions fructueuses. Il écrit par exemple que « la « spontanéité des masses », c’est leur initiative délibérée, faite d’innombrables initiatives individuelles. Ce ne peut être que le résultat d’une longue éducation, non scolaire, certes, mais sociale, par la lutte, par les mœurs, par la démocratie ». On retrouve là l’idée d’une « auto-éducation » des masses par leur participation active à la lutte de classe, nécessaire à l’auto-émancipation généralisée.
Espérons en tout cas que cette publication entraîne un regain d’intérêt pour les écrits politiques du Victor Serge de cette période.
A plusieurs reprises, Victor Serge qualifie son époque de « temps noirs ». Mais il nous dit aussi ce qu’écrivit Alice Rühle-Gerstel, avant de mourir en 1943 : « J’espère que vous verrez les temps meilleurs auxquels nous avons pensé, les temps socialistes… »
1 Nous avons republié « Une réponse de Victor Serge à Trotsky » (datant de mars 1939) dans Critique Sociale n° 7, septembre 2009.
2 Voir Charles Jacquier, « Victor Serge (1890-1947) : de la jeunesse anarchiste à l’exil mexicain », et Claudio Albertani, « Le groupe Socialismo y Libertad », Agone n° 43, 2010.