Turquie et Brésil : retour sur deux mouvements spontanés

Au printemps dernier, deux mouvements sociaux d’importance ont eu lieu au Brésil et en Turquie. Dans les deux cas, ces mouvements ont pour un temps bousculé l’ordre établi et les institutions politiques et syndicales chargées d’encadrer la contestation.

À Istanbul comme à São Paulo et d’autres villes, ces mouvements sont nés autour de questions urbaines : la destruction programmée d’un parc en centre-ville et une Nième augmentation du prix des transports publics. Ces métropoles du Sud sont devenues des centres de l’économie mondiale, mais les investissements dans les infrastructures collectives n’ont pas suivi l’accélération de l’activité. Les partis élus se réclamant de la « Justice et du développement » islamique en Turquie, et de la gauche des « Travailleurs » au Brésil, mènent des politiques étonnamment similaires, mélangeant privatisations et interventionnisme étatique, favorisant essentiellement les cadres et patrons de ces États membres du G20, sans véritablement créer de sécurité sociale pour les nouveaux salariés de ces « miracles économiques ». Les nouvelles « classes moyennes », en fait essentiellement des jeunes diplômés, ont du mal à trouver leur place dans ces systèmes corrompus et claniques, et sont souvent menacées par la misère et le déclassement. C’est l’alliance de ces étudiants en devenir et des chômeurs et précaires de ces monstres urbains qui a donné leur force aux mouvements de ce printemps.

Au Brésil comme en Turquie, c’est autour de symboles que les mouvements se sont créés1. D’un côté le scandale des dépenses décidées par l’État pour les Jeux olympiques et la Coupe du monde de Football à venir, qui sont en fait d’énormes subventions à des entreprises de construction qui elles-mêmes arrosent en retour le Parti des Travailleurs de bakchichs, alors que les transports et autres services publics sont indigents. De l’autre la volonté gouvernementale de construire à l’emplacement d’un des derniers parcs du centre-ville de la mégapole un centre commercial, qui reprendrait la forme d’une ancienne caserne ottomane d’où était partie en 1909 une tentative de coup d’État militaire islamiste.

Les deux mouvements ont été dans leurs premiers temps des mobilisations spontanées, au sens où ils ne faisaient pas partie de plans établis auparavant par un ou des groupes. Ils se sont originellement constitués via des réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter, où étaient relayés à la fois les informations concernant la mobilisation et les débats auxquels chacun pouvait participer, en dehors de toute structure pré-existante comme les groupes politiques ou syndicaux Les médias dominants ont largement insisté sur cet aspect qui nous semble extrêmement important : la plupart des individus présents lors des premiers rassemblements étaient des sans-parti. Certainement pas uniquement des novices, mais pour l’immense majorité des gens qui n’avaient pas d’autre objectif que de développer et intensifier le mouvement réellement existant auquel ils participaient. Des sans-parti qui ont montré une grande inventivité dans l’organisation de leur lutte et la logistique des occupations. Les groupes politiques et syndicaux traditionnels sont longtemps restés extérieurs à ces mouvements, qui parfois les ont accueillis avec des huées, comme on a pu le voir au Brésil. Ces groupes, qui pour la plupart n’ont d’autre objectif que de recruter pour leur petite chapelle, envisagent les mouvements comme des viviers de futurs cadres, et non comme des moments de vie démocratique et politique. Leur apparition visible a correspondu à chaque fois avec le reflux du mouvement.

Si les symboles mobilisateurs étaient des enjeux urbains que l’on a pu qualifier de « limités », ces mouvements ont eu une signification politique qui dépasse largement ces questions. Par ailleurs, la brutalité de la répression policière dans les deux cas a rappelé que ces États s’appuient sur des corps issus de périodes de dictature militaire très récentes. Ces « démocraties » sont des rouages obéissants du système capitaliste mondial, qui tolère fort bien leur corruption et leur autoritarisme. Car c’est profondément cela que ces mouvements entendaient dénoncer : la répartition inégalitaire des bienfaits de la « croissance », l’avenir bouché de la jeunesse, et la déconnexion entre les élites dirigeantes du PT et de l’AKP et les nouvelles réalités sociales. Chaque cas étant différent, c’est plus la corruption qui faisait scandale au Brésil, alors qu’en Turquie c’était plus l’autoritarisme islamique, qui voudrait interdire les bisous dans les bus, que dénonçaient les manifestants. Restent ces traits communs à ces mouvements spontanés : jeunesse, diversité sociale (du jeune cadre au supporter de foot), refus des formes politiques traditionnelles, qu’elles soient gouvernementales ou « contestataires », et auto-organisation à la base par des moyens radicalement démocratiques.

Nous voudrions ici rendre hommage à tous ceux qui ont fait ces mouvements démocratiques, entre autres choses parce qu’une vingtaine y ont laissé leur vie. Ces mouvements sont pour nous révolutionnaires, au sens où ils ont bousculé, évidemment de façon provisoire, la situation de domination qui prévalait auparavant. Ils ont ouvert des possibles et montré au monde entier qu’il y a autre chose que la résignation et la critique dépressive. Ils ont également donné à voir la réalité du « développement » sous sa forme « nationale » et capitaliste, qui est d’abord un développement des inégalités sous contrôle policier et militaire. Enfin ils ont rappelé que la politique est une affaire de mobilisation spontanée et démocratique, de débat et d’action collective, et non de planification groupusculaire, secrète et militarisée.

1 On peut lire à profit les pages Wikipédia consacrées à ces mouvements, pour connaître leur chronologie : « Mouvement protestataire de 2013 en Turquie » et « Mouvement protestataire de 2013 au Brésil ».