Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1918-1920

Paul Frölich, Rudolf Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1918-1920, de la fondation du Parti communiste au putsch de Kapp, éditions Science marxiste, 2013, 528 pages, 22 euros.

Ce nouveau livre propose, pour la première fois en français, la seconde partie de l’ouvrage Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution (« Histoire illustrée de la Révolution allemande »), paru en Allemagne en 1929. On pourra regretter que la partie consacrée à la lutte pendant la Première Guerre mondiale soit absente, mais il faut dire qu’en l’état le volume dépasse déjà les 500 pages…

Ce texte, à la fois militant et historique, où de nombreux documents sont cités, avait été rédigé par des membres du Parti communiste d’Allemagne (KPD) ayant eux-mêmes pris part à la révolution allemande. Ironie de l’histoire, l’ouvrage parut à l’origine sans la mention de ses auteurs, puisque la plupart étaient oppositionnels au sein du KPD et venaient d’en être exclus : c’est le cas de Paul Frölich1, Albert Schreiner et Jakob Walcher, qui tous trois participèrent au Parti communiste d’opposition (KPD-O).

Dans le premier chapitre, Paul Frölich ne passe pas sous silence les faiblesses du mouvement révolutionnaire : il souligne le caractère très équivoque des conseils de soldats, bien qu’ils se trouvent à l’origine de la révolution – suite, d’ailleurs, à l’annonce de la défaite militaire imminente – laquelle aboutit le 9 novembre 1918 par la proclamation de la République et donc la fin de la monarchie. Frölich écrit également que « la conquête des campagnes était vitale pour la révolution : il fallait créer des conseils de paysans pauvres et d’ouvriers agricoles, mais cette tâche était au-delà des forces des révolutionnaires des villes » (p. 10). C’est à cela qu’appelait Rosa Luxemburg en décembre 1918 lors du congrès de fondation du KPD2 : elle insistait sur le fait qu’il fallait étendre le système des conseils ouvriers en y intégrant « les ouvriers des campagnes et les petits paysans »3. Il n’y avait pas que des ouvriers dans les « conseils ouvriers », mais aussi des employés, des fonctionnaires, etc. On devrait donc en fait parler de conseils de travailleurs.

Frölich note avec lucidité que la « propagande contre-révolutionnaire eut du succès » (p. 12). Mais il faudrait aller plus loin et comprendre pourquoi, et voir dans quelle mesure cela est révélateur d’une révolution qui majoritairement ne se fit qu’en surface. La révolution allemande apparaît alors comme une révolution politique partiellement réussie, mais une révolution sociale mort-née. Par exemple le mot d’ordre de socialisation (la « socialisation des mines » fut notamment promise), parfaitement justifié en théorie, fut employé de façon ambigüe : s’il signifiait pour certains la gestion par les travailleurs eux-mêmes, par contre pour le gouvernement il ne signifiait que l’économie mixte ou le contrôle direct de l’Etat (p. 227) – ce qui ne pouvait pas modifier les rapports de production et d’exploitation capitalistes.

Dès le 18 novembre 1918, les spartakistes appellaient à « l’extension et la réélection des conseils d’ouvriers et de soldats pour qu’à la première phase spontanée et chaotique de leur constitution succède un processus conscient de clarification des objectifs, des missions et des étapes de la révolution » (p. 15). Le 27 novembre, Rosa Luxemburg fixait clairement l’objectif : « l’abolition du travail salarié » (p. 60).

Mais les conseils ouvriers firent majoritairement confiance au gouvernement dirigé par le social-démocrate Friedrich Ebert. En décembre 1918, le congrès des conseils lui abandonna de fait son pouvoir.

Le quotidien spartakiste Die Rote Fahne du 20 décembre 1918 : « Suicide du congrès des conseils ».

Le SPD était dirigé par des couches bureaucratiques pour qui, à partir de la proclamation de la République, « le seul intérêt qu’ils avaient maintenant était de défendre, à n’importe quel prix, les positions conquises ». Pour des militants plus bas dans la hiérarchie du parti, « la destruction du vieil ordre leur faisait craindre l’anéantissement de tout ordre » (p. 34). Même les dirigeants du SPD semblent avoir été affolés : de se trouver dans l’inconnu, d’être à la tête de l’Etat dans une situation révolutionnaire, enfin par la perspective d’être chassés du pouvoir tel Kerenski un an plus tôt par le coup bolchevik (même si, en réalité, un putsch n’était pas l’objectif des spartakistes : Rosa Luxemburg écrivait par exemple le 20 novembre 1918 que « sans la volonté consciente et l’action consciente de la majorité de la classe ouvrière, le socialisme n’est pas possible » – mais être chassés du pouvoir était évidemment la crainte des leaders du SPD, peu leur importait que ce soit par un putsch ou par une révolution sociale). Le SPD choisit alors d’inscrire la toute jeune République dans une certaine continuité des institutions impériales. Etant appuyé par un « instinct de survie des classes dominantes » (p. 29), le SPD se livre en fait à un jeu de dupe : la direction de l’armée ne lui apporte qu’un appui tactique et provisoire, et se retournera ensuite contre lui (lors du putsch de Kapp de mars 1920). Le général Groener expliquera que, pour la hiérarchie militaire, il fallait alors s’allier avec le SPD « considérant qu’en cet instant il n’existait pas d’autre parti doté d’une influence suffisante sur la population, en particulier sur les masses ouvrières, qui fût en mesure de rétablir le pouvoir gouvernemental » (p. 37). Autrement dit, un ralliement tactique et provisoire.

Le SPD restait un parti de masse, malgré la scission de 1917 qui avait donné naissance à l’USPD. Il avait une forte implantation, et était loin de n’être soutenu que par les courants réactionnaires comme « moindre mal ». On ne peut pas comprendre le maintien de la confiance d’une base ouvrière envers le SPD si l’on sous-estime le « grain à moudre » apporté au début de la révolution, en particulier la satisfaction d’un certain nombre de revendications historiques du mouvement ouvrier (par exemple la baisse du temps de travail à 8 heures maximum par jour). On mesure également l’écart avec l’orientation donnée par Rosa Luxemburg à la Ligue Spartacus, de révolution sociale et donc d’abolition du travail salarié – ce qui rencontrait un écho non-négligeable, du moins dans les grandes villes, mais demeura minoritaire chez les travailleurs.

Cela amène Frölich à l’analyse suivante, qui est fondamentale dans son appréciation des événements : « Trahit aussi celui qui se laisse trahir. Le fait que des centaines de milliers d’ouvriers aient ingénument déplacé sur les leaders de l’appareil du parti la confiance qu’ils avaient accordée à la social-démocratie – le parti qui jusqu’à l’éclatement de la guerre s’était fait l’interprète des convictions, de la volonté, des forces et des faiblesses du prolétariat – a aussi contribué à la défaite du prolétariat. […] En résumé, les grandes masses n’avaient pas encore la conscience et la détermination nécessaires pour combattre le système capitaliste. » (p. 35).

Dans le troisième chapitre, Jakob Walcher écrit qu’en Russie « les bolcheviks avaient conquis la confiance des masses avec la paix pour mot d’ordre ». La situation était donc radicalement différente un an plus tard en Allemagne, l’armistice étant déjà signé. Walcher ajoute que « les masses sortaient épuisées de la guerre et n’aspiraient qu’à la tranquillité et à la paix. Et la paix et la tranquillité, elles pensaient pouvoir les obtenir, avec le travail et le pain, de la social-démocratie. » (p. 321).

L’ouvrage décrit ensuite les tentatives contre-révolutionnaires. Les réactionnaires étaient en effet actifs dès les premières semaines de la révolution, ainsi « des expéditions punitives furent organisées contre les ouvriers en grève, ce qui imprégna l’histoire allemande de violence pour plusieurs années » (p. 60). Le quotidien Die Rote Fahne fut interdit pendant plus de la moitié de l’année 1919.

Le texte tend à montrer que le soulèvement de janvier 1919, souvent appelé par erreur « révolte spartakiste », n’était pas réellement une initiative révolutionnaire, mais une réponse à une provocation du pouvoir. L’occupation du quotidien du SPD aurait par exemple été proposée par un agent provocateur (p. 112). La situation était donc confuse.

Le KPD tout juste formé appelait le 9 janvier dans son quotidien Die Rote Fahne à « réélire les conseils d’ouvriers et de soldats » afin qu’ils « correspondent aux idées, aux objectifs et aux efforts des masses. » (p. 116-117). La direction communiste « misait sur un processus de maturation politique […] Elle ne misait pas sur l’insurrection. » (p. 116)

Mais, on le sait, le mouvement fut écrasé par une répression menée par les Corps francs (groupes de paramilitaires), sous le contrôle du ministre SPD Gustav Noske. Le livre reproduit des témoignages des brutalités et des exactions de la répression contre-révolutionnaire (par exemple, un adolescent de 16 ans est tué d’une balle dans la tête pour avoir simplement crié « Vive Liebknecht »). Parmi ces victimes, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent brutalement assassinés par des Corps francs le 15 janvier 1919.

A partir du chapitre 2, le récit devient parfois plus confus. D’autre part, s’agissant par exemple de la fondation du KPD (fin décembre 1918), l’ouvrage souffre d’un biais « histoire officielle ». Ce travers est également visible dans la façon trop rapide dont il est question de l’existence du KAPD, scission du KPD.

Néanmoins, la situation en province est examinée de façon détaillée. La représentativité des conseils ouvriers y est très variable. Souvent, les conseils ouvriers avaient été constitués dans l’urgence en novembre 1918, parfois sans élection dans les lieux de travail. Les spartakistes demandaient donc des réélections afin que les conseils soient de véritables organes de lutte et de démocratie directe, correspondant à l’état de combativité réel des travailleurs. Mais parfois ces élections n’étaient que l’arène des rapports de force et des débats entre les trois partis ouvriers (SPD, USPD et KPD). On observe des différences très importantes dans la situation politique, puisque qu’en janvier et février 1919 par exemple, des actions communes KPD-USPD-SPD peuvent, ponctuellement, avoir lieu. C’est une conséquence notamment du caractère éclaté des institutions allemandes, conservées avec la République contrairement à l’orientation spartakiste de « République socialiste unifiée ». L’importance des particularismes locaux a joué contre le potentiel révolutionnaire, en fractionnant les initiatives de la base.

La répression anti-ouvrière ne s’exerce pas toujours au même moment, et pas toujours de la même façon. Par exemple, en février 1919 des piquets de grève sont attaqués dans la Ruhr. Dans certains endroits le SPD s’oppose à la répression, dans d’autres il s’y associe. L’offensive contre-révolutionnaire aboutit dans plusieurs cas à la dissolution forcée des conseils ouvriers.

Mais « le chômage et l’inflation, en augmentation constante, entretenaient le mécontentement ouvrier, provoquant des grèves continuelles. » (p. 203) Ce chômage était avant tout causé par la sortie brutale de l’économie de guerre – on retrouve aussi un chômage important en France au même moment. Il y avait en plus un contexte de pénurie alimentaire, conséquence du blocus économique exercé par les vainqueurs de la guerre contre l’Allemagne et l’Autriche.

Néanmoins, le prolétariat ne s’avouait pas vaincu : « la vague de grèves atteignit son point culminant en même temps que les affrontements de mars 1919 » (p. 61). A Berlin, une grève générale éclata début mars 1919. Pour la vaincre, les forces de répression firent appel à l’artillerie et aux blindés. Les exécutions sommaires se multiplièrent. « Pendant des semaines, le fleuve rejeta des cadavres sur ses rives. » (p. 216) Léo Jogichès, devenu le principal dirigeant du KPD après la mort de Luxemburg et Liebknecht, fut arrêté le 10 mars 1919 et tué en prison par des policiers.

La lutte ne s’arrête pas pour autant. Le 14 mars, le KPD appelle à « organiser de nouvelles élections des conseils ouvriers dans toutes les usines ; réunir les conseils en assemblée plénière pour assumer la direction de la lutte et décider des mesures immédiates à prendre ; convoquer un congrès national des conseils. » (p. 360). Ce renouvellement des conseils eut effectivement lieu dans nombre d’endroits. En février 1919, l’élection au conseil exécutif des conseils ouvriers de Berlin donne : USPD 40%, SPD 35%, KPD 13%, Parti démocrate 12%. En avril, il y a un déplacement vers la gauche, qui n’est cependant pas massif : USPD 48%, SPD 25%, KPD 16%, Parti démocrate 11%.

Début avril 1919, à Munich un projet agite les militants : la proclamation d’une République des conseils de Bavière. Des militants de l’USPD, du SPD et des anarchistes y sont favorables, mais le KPD s’y oppose : le 6 avril, Eugen Leviné écrit dans la presse communiste locale qu’une « république des conseils sans fondements, décrétée d’en haut par un groupe de gens quelconques, non, ce n’est pas une république des conseils ! Ce n’est pas le prolétariat qui veut le pouvoir, mais un groupe de gens, un nouveau directoire… »4 (p. 250). La proclamation a cependant lieu le 7 avril, la République des conseils étant dirigée à Munich par un conseil central. Le SPD local est coupé en deux concernant sa participation à cette République des conseils : un vote interne de ses adhérents donne 3507 contre et 3475 pour. Le 13 avril, le conseil central est remplacé par un comité d’action avec cette fois la participation du KPD.

Mais les faiblesses restent énormes, les conseils ouvriers n’ayant par exemple pas été renouvelés (p. 254). A partir du 1er mai, le ministre Noske envoie à l’attaque des troupes contre-révolutionnaires – parmi lesquelles figure l’officier Ernst Röhm, futur dirigeant nazi – contre la République des conseils. En trois jours la bataille est perdue pour les révolutionnaires, et une répression terrible s’abat : la loi martiale est décrétée, la terreur blanche se met en place. Le communiste Leviné et l’anarchiste Gustav Landauer figurent parmi les centaines de révolutionnaires assassinés5.

Début 1920, le SPD au pouvoir fait interdire la presse de ses partis dissidents – USPD et KPD – et arrête certains de ses militants. Mais les forces répressives victorieuses, une fois le « péril » révolutionnaire passé, n’allaient pas défendre le SPD. Elles rejoignirent les groupes de droite et d’extrême-droite, le nationalisme en Allemagne ayant par ailleurs été favorisé par les conditions du traité de Versailles. Cela se traduisit par des tentatives de coups d’Etat contre la République à partir de 1920.

L’ouvrage décrit avec précision le putsch de Kapp de mars 1920. Ce coup de force réactionnaire fut mis en déroute par une grève générale initiée par les syndicats, avec l’appui des partis ouvriers. La lutte contre le putsch s’accompagne suivant les régions d’affrontements violents, et d’une répression féroce contre les militants. Dans la Ruhr où la lutte s’était poursuivie, la terreur blanche se caractérisa par de véritables actes de barbarie.

Il y a des différences locales, mais on observe fréquemment un front unique KPD-USPD-SPD-syndicats qui forment des comités d’action contre cette tentative de coup d’Etat réactionnaire. Les comités organisent la grève générale, et assurent parfois de véritables fonctions de gouvernement – organisant la sécurité des personnes et de l’approvisionnement, parfois interdisant l’alcool, dans certains cas organisant le désarmement des troupes contre-révolutionnaires. Il s’agit alors de remplacer le pouvoir issu du putsch. Des militants – dont des dirigeants du KPD, parmi lesquels Paul Levi – pensent à ce moment que ce soulèvement démocratique peut déboucher sur la révolution prolétarienne. Mais après la mise en échec du coup d’Etat et l’obtention d’un certain nombre de garanties, la majorité estime avoir obtenu satisfaction.

Les auteurs du livre nous disent que le putsch de Kapp marqua la défaite finale de la révolution allemande – et ils ne mentionnent même pas les fiascos de mars 1921 et d’octobre 1923 (ce qui leur permet de passer sous silence les responsabilités des directions du KPD et du Komintern).

Une révolution sociale se déroulerait aujourd’hui dans des circonstances et de façon complètement différentes de cette révolution manquée d’il y a un siècle, à une époque où les conditions d’un passage au socialisme n’étaient manifestement pas mûres.

Il n’empêche que comprendre ces événements passés présente encore un grand intérêt. Malgré des raccourcis et parfois des interprétations simplistes, ainsi qu’une « présentation de l’éditeur » superflue et inexacte et quelques erreurs dans les notes d’éditeur, ce livre est un document utile pour la compréhension de la révolution allemande, qui doit évidemment être lu avec esprit critique et dont les conclusions ne sauraient être toutes acceptées, mais qui se révèle fructueux par les réflexions qu’il suscite.

1 Sur ce dernier, voir notre article « Paul Frölich (1884-1953) » (Critique Sociale n° 14, février 2011, texte également publié en brochure sous le titre Paul Frölich, parcours militant du biographe de Rosa Luxemburg), et « Les Mémoires politiques de Paul Frölich » (Critique Sociale n° 19, janvier 2012).

2 Le KPD fut créé fin décembre 1918 autour des révolutionnaires spartakistes. Le SPD, parti social-démocrate réformiste, était alors au pouvoir. Entre ces deux partis se situait l’USPD, parti socialiste indépendant.

3 Discours sur le programme, dans Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919, Spartacus, 1977, p. 86.

4 Il est frappant d’observer que cette critique peut très bien s’appliquer à la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie en octobre 1917.

5 Pour un autre point de vue que celui donné dans ce livre, on peut consulter le bref témoignage d’Erich Mühsam (lui-même arrêté par des contre-révolutionnaires le 13 avril) : La République des conseils de Bavière, La Digitale et Spartacus, 1999. Mühsam écrit que les communistes affirmaient en avril que « la République des Conseils ne pouvait être édifiée que de bas en haut » (p. 16), donc pas d’en haut par un petit groupe comme cela fut tenté. Frölich écrira qu’il fallait refuser « la création artificielle d’une clique de politiciens. Une république des conseils ne pouvait naître que de l’action des masses ».