Un siècle après l’assassinat de Jaurès

« Je veux, pour ma petite part, révolutionner les cerveaux. Je veux en chasser le préjugé capitaliste et bourgeois et y installer la claire idée communiste. » (Jean Jaurès, 1er février 19021)

Le 31 juillet, cela fera exactement un siècle que le socialiste Jean Jaurès a été assassiné par un nationaliste. Ce meurtre politique s’inscrivait en conclusion de violentes campagnes antisocialistes menées par la droite et l’extrême droite.

Le problème des commémorations de cette « année Jaurès », c’est que l’on observe souvent une tendance à ce que l’arbre Jaurès cache la forêt du mouvement ouvrier. Dans cette optique de célébration du « grand homme », on a parfois l’impression que Jaurès était un défenseur isolé de la paix. En réalité, ce sont des centaines de milliers de militants qui luttaient pour la paix en France (en particulier par l’action de la CGT qui était à l’époque syndicaliste-révolutionnaire), et des millions en Europe. Face à la guerre qui venait, les plus avancés de ces militants défendaient un internationalisme radical, dans la lignée de celui de Karl Marx qui écrivait par exemple que « la nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais, allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas l’air français, anglais, allemand, c’est l’air des usines. »2

Jaurès, partisan sincère de la paix, était cependant critiqué par d’autres socialistes pour ses concessions. En 1911, Rosa Luxemburg lui reprochait de céder à l’état d’esprit de « politique chauvine » régnant en France3. Leurs conceptions de l’internationalisme, de toute évidence, différaient grandement, même s’ils se retrouvaient sur certains sujets – dont la nécessité d’agir pour empêcher la guerre. Pour notre part, nous adhérons à la conception internationaliste qui était celle de Marx et de Luxemburg.

De plus, la « synthèse » jaurésienne aboutissait en fait à une pratique réformiste, même s’il ne rejetait pas toujours la perspective révolutionnaire. Rosa Luxemburg lui reprochait non seulement de renoncer aux principes socialistes, mais par son soutien à des gouvernements bourgeois d’échouer concernant les objectifs immédiats : « la tactique de Jaurès qui voulait atteindre des résultats pratiques en sacrifiant l’attitude d’opposition s’est montrée la moins pratique du monde ». Plus encore, par cette compromission « Jaurès a […] paralysé la seule force vivante qui pouvait défendre en France la République et la démocratie », à savoir « le prolétariat socialiste »4.

En dépit de ces divergences, voir le gouvernement actuel – qui mène une politique économique de droite en poursuivant l’austérité – se revendiquer de Jaurès tient de l’escroquerie. Le parti de Jaurès avant l’unification de 1905, le Parti socialiste français, avait parmi ses revendications immédiates la « gratuité de la justice », la « suppression du Sénat et de la présidence de la République »5, etc. Si Hollande et Valls voulaient vraiment rendre hommage à Jaurès, mieux vaudrait appliquer ces mesures plutôt que d’aligner lieux communs et contre-sens historiques lors d’inaugurations où les petits fours prennent plus de place que les ouvriers.

Lorsque Jaurès parlait du Parti socialiste, c’était pour évoquer « son rouge drapeau communiste et internationaliste »6. Le parti qui usurpe aujourd’hui ce nom est opposé à cette conception : il fait la politique du patronat et non des travailleurs, et l’actuel Premier ministre Manuel Valls a poussé l’antisocialisme jusqu’à tenir des propos xénophobes (à l’encontre des Roms).

Un siècle après l’assassinat de Jaurès, un siècle après la barbarie de la Première Guerre mondiale qui fit des millions de morts, aujourd’hui en 2014 nous considérons qu’un internationalisme conséquent et constant est plus que jamais indispensable. La lutte pour le socialisme passe nécessairement par la lutte contre tous les nationalismes, contre toutes les xénophobies, contre tous les gouvernements qui mettent en place des politiques d’austérité, pour en finir avec toutes les formes d’exploitation et d’aliénation. Comme l’écrivait Jaurès, c’est « par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira »7.

Jean Jaurès et Rosa Luxemburg parmi les membres du Bureau socialiste international (juin 1914).

1 Jean Jaurès, Œuvres tome 8, Fayard, 2013, p. 255.

2 Karl Marx, Notes critiques sur Friedrich List, reproduit dans Critique Sociale n° 29, janvier 2014.

3 Rosa Luxemburg, Œuvres tome 3, Smolny & Agone, 2013, p. 270.

4 Luxemburg, Œuvres tome 3, p. 125 et 130 (article de 1901).

5 Compte-rendu du congrès du PSF du 2 au 4 mars 1902 à Tours, pp. 376-377.

6 Jaurès, Œuvres tome 8, p. 29. Précisons pour éviter tout malentendu que Jaurès emploie le mot « communiste » dans son sens réel, et évidemment pas pour se référer aux dictatures capitalistes d’Etat mises en place par des léninistes.

7 Jaurès, Œuvres tome 8, Fayard, 2013, p. 433.