Rosa Luxemburg et la grève de masse

Rosa Luxemburg est en 1905 à la fois une dirigeante du courant internationaliste du socialisme en Pologne, ainsi qu’une militante de l’aile gauche de la social-démocratie allemande (SPD) dont elle conteste la direction. En 1906, en s’appuyant sur l’expérience de la Révolution russe de l’année précédente, elle propose une importante analyse des grèves de masses. Nous revenons ici sur ces apports de Rosa Luxemburg, en trois parties chronologiques.

 

I

Dès 1902, Rosa Luxemburg analyse la grève générale en Belgique pour la conquête du suffrage universel égal, qui venait de s’achever sur un échec. Elle écrit à cette occasion que « la première condition pour apprécier sérieusement la grève générale, c’est de distinguer entre grèves générales nationales et grèves internationales, grèves politiques et grèves syndicales, grèves industrielles en général et grèves provoquées par un événement déterminé, grèves découlant des efforts d’ensemble du prolétariat, etc. » Il faut donc éviter « toute tentative de schématiser, de rejeter ou de glorifier sommairement cette arme »1. En 1913, après un nouvel échec en Belgique, elle rappelle que « la grève politique de masse n’est pas, en elle-même, un moyen miraculeux. Elle n’est efficace que dans une situation révolutionnaire, comme expression d’une énergie révolutionnaire fortement concentrée, et d’une haute tension des antagonismes. Détachée de cette énergie et de cette situation, transformée en une manœuvre stratégique déterminée longtemps d’avance et exécutée de façon pédante, à la baguette, la grève de masse ne peut qu’échouer neuf fois sur dix. »2

Depuis des années, on parlait en Allemagne de « grèves de masse » plutôt que de « grèves générales ». En 1893, le congrès de l’Internationale socialiste réuni à Zurich avait adopté une résolution défavorable aux grèves générales, tout en concédant que « les grèves en masse peuvent, il est vrai, dans certaines conditions être une arme très efficace ».

Lors du congrès du SPD à Iena en septembre 1905, Luxemburg intervient en faveur de la grève de masse. Elle le fait dans un contexte particulier : la Russie est en pleine révolution. D’autre part, la grève de masse avait été rejetée par le congrès syndical tenu à Cologne en mai 19053.

En décembre 1905, Rosa Luxemburg rejoint la Pologne – dont la majeure partie est à l’époque annexée à l’Empire russe –, où elle participe aux événements révolutionnaires jusqu’à son arrestation en mars 1906. Elle n’est libérée qu’en juillet, et arrive début août en Finlande. C’est à ce moment que les socialistes de Hambourg lui commandent une brochure sur la révolution russe. Elle la rédige à la fin de l’été, le texte étant achevé le 15 septembre : c’est Grève de masse, parti et syndicats. En s’appuyant sur la chronologie des faits, elle met en lumière les enseignements de la lutte spontanée menée par le prolétariat dans l’Empire russe.

Non seulement ce texte est une commande d’une section du SPD, mais c’est en pratique une contribution à un débat alors en cours au sein du parti, en particulier en vue du congrès du SPD à Mannheim du 23 au 29 septembre 1906. La brochure fut d’abord éditée en urgence pour les délégués au congrès, puis rééditée plus massivement4. Le texte ne fait qu’une soixantaine de pages, mais il est dense en faits et en analyses. Son objectif est de tirer les leçons de la révolution russe en ce qu’elle a d’universel, dans ce que cette expérience peut apporter aux révolutionnaires du monde entier. Elle montre en effet qu’« en Russie la grève de masse n’est pas le produit artificiel d’une tactique imposée par la social-démocratie, mais un phénomène historique naturel né sur le sol de la révolution actuelle »5.

II

Dès le début de sa brochure, on voit que Rosa Luxemburg veut être audible auprès des militants SPD afin de les convaincre de la nécessité d’intégrer la grève de masse parmi les actions révolutionnaires à envisager. Pour cela, elle doit bien marquer qu’elle ne s’inspire pas de l’anarchisme. Au contraire, elle insiste sur la nécessité pour la lutte prolétarienne de « la conquête des droits politiques »6.

Elle précise que la grève de masse ne peut être déclenchée « à un jour déterminé du calendrier, sur un décret de la direction du Parti »7. Par conséquent, concernant « l’application pratique de la grève de masse en Allemagne, l’histoire en décidera comme elle en a décidé en Russie ; pour l’histoire, la social-démocratie et ses résolutions sont un facteur important, certes, mais un facteur parmi beaucoup d’autres »8. L’élément déterminant, c’est la lutte décidée et menée en commun, qui préfigure en partie la société à venir. C’est par la lutte auto-organisée qu’un passage au socialisme est possible, non seulement parce qu’elle change le rapport de force entre les classes sociales, mais aussi parce qu’elle crée de nouvelles relations humaines, parce qu’elle libère la créativité révolutionnaire des masses. A l’inverse, ceux qui adoptent une conception dogmatique s’exposent à des désillusions, puisque « l’histoire se moque des bureaucrates amoureux des schémas préfabriqués »9.

Dans le chapitre III, Rosa Luxemburg analyse les prémisses historiques de la révolution russe de 1905, en remontant jusqu’à la grève générale spontanée de 1896 à Saint-Pétersbourg. On retrouve au cours de ces mouvements successifs les mêmes revendications des travailleurs : la hausse des salaires et la réduction du temps de travail. En 1902, la grève générale à Rostov crée un espace de liberté : « tous les jours se tenaient en plein air des meetings monstres de 15 à 20.000 ouvriers […] des orateurs social-démocrates y prenaient, pour la première fois, publiquement la parole ; des discours enflammés sur le socialisme et la liberté politique y étaient tenus et accueillis avec un enthousiasme extraordinaire ; des tracts révolutionnaires étaient diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires. Au milieu de la Russie figée dans son absolutisme, le prolétariat de Rostov conquiert, pour la première fois, dans le feu de l’action, le droit de réunion, la liberté de parole »10.

Puis, en janvier 1905 éclate la révolution russe. L’« éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. Aussitôt se déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaînes ». Luxemburg souligne que le prolétariat a besoin « d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation […] mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche ». De fait, les grèves de 1905 ont permis « l’élévation générale du niveau de vie du prolétariat sur le plan économique, social et intellectuel »11.

Elles ont également entraîné la formation d’une nouvelle organisation de lutte, les conseils ouvriers (« soviet », en russe) : « On a vu se constituer spontanément dans les plus grandes usines de tous les centres industriels importants des Comités ouvriers ». Luxemburg parle également plus loin de l’action du « Conseil des délégués ouvriers » de Saint-Pétersbourg12. En 1910, elle parle de nouveau du « Soviet des délégués ouvriers de Pétersbourg »13.

Ce nouvel outil apparu dans, par et pour la lutte est une invention des masses mobilisées. Plus largement, la grève de masse « n’est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l’effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution ». Au cours de la révolution russe, les grèves « naquirent spontanément à l’occasion d’incidents particuliers locaux et fortuits et non d’après un plan préconçu et délibéré et, avec la puissance de forces élémentaires, elles prirent les dimensions d’un mouvement de grande envergure »14.

Dans ces « grèves de lutte », Rosa Luxemburg remarque que « l’élément économique et l’élément politique sont indissolublement liés […]. Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux ». Les luttes économiques constituent une constante dans la lutte de classe des travailleurs. Et quand l’action politique concrète se produit, loin de disparaître, les revendications économiques sont au contraire renforcées : les travailleurs « se soulèvent contre leur condition d’esclavage économique. Le geste de révolte qu’est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques »15.

En pratique, « le prolétariat lutte à la fois contre l’absolutisme et contre l’exploitation capitaliste […] la lutte révolutionnaire a pour objectif à la fois la liberté politique et la conquête de la journée de huit heures16 ainsi que d’un niveau matériel d’existence convenable pour le prolétariat. Ce caractère double de la révolution russe se manifeste dans ces liaison et interaction étroites entre la lutte économique et la lutte politique, que les événements de Russie nous ont fait connaître et qui s’expriment précisément dans la grève de masse. […] Aujourd’hui la classe ouvrière est obligée de s’éduquer, de se rassembler, et de se diriger elle-même au cours de la lutte et ainsi la révolution est dirigée autant contre l’exploitation capitaliste que contre le vieux pouvoir d’Etat »17. Quelques années plus tard, elle écrira que c’était « une lutte aussi bien pour les intérêts économiques que politiques des travailleurs, contre le capital et contre le tsarisme, pour la journée de huit heures et pour une constitution démocratique »18.

Poursuivant son analyse de ces luttes massives, Rosa Luxemburg n’a pas une conception mécaniste, automatiste : ainsi, elle écrit que « même pendant la révolution les grèves ne tombent pas du ciel. Il faut qu’elles soient d’une façon ou d’une autre faites par les ouvriers ». La grève de masse est un processus où évolue la conscience des travailleurs en lutte. Cependant, la spontanéité dans la lutte n’émerge pas de rien, mais des expériences vécues (au travail, par des mobilisations auxquelles on a participé ou que l’on a pu observer, etc.). Luxemburg considère que l’organisation politique a, une fois l’action déclenchée, un rôle de direction pour « l’exécution de telle ou telle action isolée » ; il ne s’agit pas de « donner arbitrairement des ordres », mais de « s’adapter le plus habilement possible à la situation » en gardant « le contact le plus étroit avec le moral des masses ». C’est d’une interaction permanente qu’il s’agit ; il convient donc de ne pas sous-estimer les masses : « Une tactique socialiste conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans la masse un sentiment de sécurité, de confiance, de combativité ; une tactique hésitante, faible, fondée sur une sous-estimation des forces du prolétariat, paralyse et désoriente la masse »19. Mais l’organisation ne peut pas et ne doit pas chercher à se substituer aux masses elles-mêmes.

Dans son argumentation, Rosa Luxemburg part de la réalité telle qu’elle est en Allemagne pour y combattre les idées reçues. Dans le chapitre V, elle montre que les leçons de la révolution russe peuvent aussi servir pour l’Allemagne. Au chapitre VI, elle s’oppose aux conceptions des directions bureaucratiques : « les syndicats, comme les autres organisations de combat du prolétariat, ne peuvent à la longue se maintenir que par la lutte […]. La conception rigide et mécanique de la bureaucratie n’admet la lutte que comme résultat de l’organisation parvenue à un certain degré de sa force », alors qu’en fait l’organisation est « un produit de la lutte ». Par exemple, il ne faut pas s’appuyer que sur les travailleurs syndiqués : « Pour que la grève, ou plutôt les grèves de masse, pour que la lutte soit couronnée de succès, elles doivent devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat »20.

Citons un large extrait, particulièrement important, qui expose clairement cette conception :

« Le mouvement prolétarien ne doit jamais être conçu comme le mouvement d’une minorité organisée. Toute véritable grande lutte de classe doit se fonder sur le soutien et la participation des masses les plus larges ; une stratégie de la lutte de classe qui ne tiendrait pas compte de cette participation, mais qui n’envisagerait que les défilés bien ordonnés de la petite partie du prolétariat enrégimentée dans ses rangs, serait condamnée à un échec lamentable.

En Allemagne, les grèves et les actions politiques de masse ne peuvent absolument pas être menées par les seuls militants organisés, ni « commandées«  par un état-major émanant d’un organisme central du Parti. Comme en Russie, ce dont on a besoin dans un tel cas, c’est moins de « discipline« , d’« éducation politique« , d’une évaluation aussi précise que possible des frais et des subsides, que d’une action de classe résolue et véritablement révolutionnaire, capable de toucher et d’entraîner les couches les plus étendues des masses prolétaires inorganisées, mais révolutionnaires par leur sympathie et leur condition.

La surestimation ou la fausse appréciation du rôle de l’organisation dans la lutte de classe du prolétariat est liée généralement à une sous-estimation de la masse des prolétaires inorganisés et de leur maturité politique. C’est seulement dans une période révolutionnaire, dans le bouillonnement des grandes luttes orageuses de classe que se manifeste le rôle éducateur de l’évolution rapide du capitalisme et de l’influence socialiste sur les larges couches populaires »21.

En effet, « dans la révolution où la masse elle-même paraît sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active ». Par conséquent, « six mois de révolution feront davantage pour l’éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts », ce qui ne signifie pas que cette activité quotidienne en période non-révolutionnaire serait inutile ; mais elle doit être considérée à sa juste importance. Pour autant, l’organisation révolutionnaire ne doit pas « attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire«  ni que le mouvement populaire spontané ne tombe du ciel »22. Un travail militant d’explication des conditions sociales, de proposition d’objectifs en rupture avec la société divisée en classes sociales, doit être mené.

Dans sa façon de rendre compte de la révolution russe à un lectorat de socialistes en Allemagne, Rosa Luxemburg trace une véritable perspective internationaliste : il importe que « les ouvriers allemands apprennent à regarder la révolution russe comme leur propre affaire ; il ne suffit pas qu’ils éprouvent une solidarité internationale de classe avec le prolétariat russe, ils doivent considérer cette révolution comme un chapitre de leur propre histoire sociale et politique »23.

Le chapitre VIII, le dernier de la brochure, est nettement écrit en vue du congrès du SPD, en liaison avec les débats internes au parti. Les propos de Luxemburg s’inscrivent en particulier dans le contexte spécifique des syndicats en Allemagne, qui étaient à l’époque liés à l’aile droite de la social-démocratie.

Rosa Luxemburg rappelle que « dans une action révolutionnaire de masse, la lutte politique et la lutte économique ne font plus qu’un […] ; il n’existe pas deux espèces de luttes distinctes de la classe ouvrière, l’une de caractère politique, et l’autre de caractère économique, il n’y a qu’une seule lutte de classe, visant à la fois à limiter les effets de l’exploitation capitaliste et à supprimer cette exploitation en même temps que la société bourgeoise »24. Outre l’aspect lié à la situation du mouvement ouvrier à l’époque en Allemagne, il y a là une leçon toujours actuelle : la nécessité de l’union des travailleurs sur le lieu de travail, sur le lieu même de l’exploitation, pour créer de la solidarité de classe et lutter ensemble contre le patronat que l’on subit de façon directe et immédiate. Il faut pouvoir organiser dans les entreprises une défense collective face à l’arbitraire patronal.

Mais les luttes politiques et économiques étant liées, pourquoi existerait-il deux organes, l’un politique et l’autre syndical ? D’ailleurs, dans la lutte se créent des structures qui intègrent ces deux aspects : les conseils ouvriers, les Assemblées Générales – non seulement sur une base professionnelle, mais aussi sur une base géographique. Au cours de la révolution allemande, naîtront des « organisations unitaires »25 parmi des dissidents du Parti communiste d’Allemagne (KPD). Il s’agit de créer des structures de lutte, de démocratie à la base qui sont à la fois politiques et économiques.

Rosa Luxemburg écrit que les permanents syndicaux sont atteints de « bureaucratisme et d’une certaine étroitesse de vues. Ces deux défauts se manifestent dans des tendances diverses qui peuvent devenir tout à fait fatales à l’avenir du mouvement syndical. L’une d’elles consiste à surestimer l’organisation et à en faire peu à peu une fin en soi et le bien suprême auquel les intérêts de la lutte doivent être subordonnés »26. D’autre part, le bureaucratisme touchait aussi le SPD – comme Rosa Luxemburg le savait.

Fondamentalement, surestimer l’organisation c’est sous-estimer les capacités des masses ; c’est aussi prendre les moyens pour une fin. Au contraire, le socialisme « fonde son influence sur l’intelligence et le sens critique des masses ». Pourtant, les syndicats prennent le chemin inverse. Luxemburg critique la réduction en leur sein du rôle des comités locaux et le fait que la direction soit exercée par des permanents : « L’initiative et le jugement deviennent alors pour ainsi dire des compétences techniques spécialisées, tandis que la masse n’a plus qu’à exercer la discipline passive de l’obéissance. Ces inconvénients du fonctionnarisme s’étendent même au parti »27. Pour Rosa Luxemburg, la démocratie doit s’exercer librement au sein des luttes, ainsi que dans les organisations du mouvement ouvrier. Elle ne s’oppose donc pas au principe de l’organisation – au contraire. Mais elle s’oppose à la surestimation du rôle de l’organisation au détriment de celui des masses. Selon Marx et Luxemburg, l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ce qu’elle ne manque pas de rappeler : « L’émancipation de la classe travailleuse ne peut être que l’œuvre de la classe travailleuse elle-même, comme le dit le Manifeste communiste ; et par classe travailleuse, il ne faut pas entendre une direction de parti de sept ou douze membres, mais la masse prolétarienne consciente elle-même. Chaque pas en avant de la lutte d’émancipation de la classe travailleuse doit s’accompagner d’un accroissement de son indépendance intellectuelle, de son auto-activité, de son autodétermination et de son initiative. »28 Par contre, pour des « socialistes » utopiques, blanquistes, réformistes ou léninistes, l’émancipation doit être l’œuvre d’une organisation et/ou d’une minorité éclairée – on retrouve cette même hypertrophie du rôle de l’organisation chez Bernstein, Kautsky ou Lénine.

En septembre 1913, au cours du congrès du SPD, Rosa Luxemburg est de nouveau minoritaire dans sa défense de la grève de masse. Elle déclare que « la grève des masses en Allemagne ne pourra pas être faite simplement par ordre des chefs, mais les chefs n’ont pas non plus à la décommander lorsqu’elle sera devenue nécessaire ». Pour défendre le point de vue de la direction, c’est Gustav Bauer, député de l’aile droite du SPD et dirigeant syndical, qui s’oppose à elle en insistant uniquement sur le rôle de « la discipline et l’organisation »29. Cette croyance en une vertu magique de la discipline et de l’organisation pose un grave problème : que reste-t-il à l’initiative des masses ? Cette tactique bureaucratique bride en fait le mouvement réel pour l’auto-émancipation.

Pour Rosa Luxemburg, il faut absolument éviter cette erreur qui transforme les moyens en fins. Dès 1902, elle rappelait ainsi que « l’organisation et l’éducation en elles-mêmes ne sont pas encore la lutte, mais uniquement des moyens de préparation à la lutte »30. Fondamentalement, la conception luxemburgienne s’oppose à « l’idée qu’une révolution peut être faite arbitrairement. […] L’histoire de toutes les révolutions précédentes nous montre que les larges mouvements populaires, loin d’être un produit arbitraire et conscient des soi-disant « chefs«  ou des « partis« , comme se le figurent le policier et l’historien bourgeois officiel, sont plutôt des phénomènes sociaux élémentaires, produits par une force naturelle ayant sa source dans le caractère de classe de la société moderne. »31 Luxemburg insiste plus largement contre les idées reçues qui enferment la révolution dans une vision étroite, bornée et réactionnaire : « A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c’est-à-dire le « désordre », le socialisme scientifique voit d’abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe »32.

Pour la réalisation du socialisme, il y a une nécessité absolue de l’action révolutionnaire des masses elles-mêmes. La conscience de classe naît, se renforce et se précise le mieux pendant les luttes spontanées, du fait qu’elles sont menées par les travailleurs eux-mêmes – et non du dehors. Il y a néanmoins une utilité de l’action des militants, mais le rôle prépondérant est celui de la créativité des travailleurs eux-mêmes. Luxemburg rappellera au congrès de Mannheim qu’il faut « tirer nos enseignements du déroulement des faits historiques »33. Elle met ainsi en pratique un marxisme vivant, en tant que théorie liée au mouvement réel et non comme une idéologie figée. Elle l’écrivit elle-même : le marxisme est « une vision du monde qui ne peut échapper à l’ossification qu’en donnant libre cours au débat d’idées ouvert »34. Comme l’a résumé son biographe et camarade Paul Frölich : « Rosa Luxemburg ne calculait ni ne construisait de solution modèle pour l’avenir. Elle puisait dans l’expérience vivante, étudiant jusque dans les détails le processus historique de l’affrontement entre les classes, tout en gardant toujours la conscience de l’unité de ce processus. »35

III

Le congrès du SPD en 1906 discuta effectivement de la grève de masse politique, dont l’emploi fut envisagé si les circonstances l’imposaient. Mais les résolutions officielles, déjà assez prudentes et sans application immédiate, resteront lettre morte.

Début 1910, des mouvements se développent en Allemagne pour la démocratisation du système électoral. Rosa Luxemburg propose de mettre à l’ordre du jour la grève de masse afin d’obtenir le suffrage universel égal36, tout en fixant l’objectif d’abolition de la monarchie et de mise en place de la république. Un débat l’oppose alors à Karl Kautsky, le principal théoricien du SPD, qui s’oppose à cette proposition d’action.

Luxemburg commence par remettre à sa place l’importance de l’organisation, qui est inférieure à l’action collective des masses elles-mêmes : « les dirigeants syndicaux ne sont absolument pas en mesure d’empêcher un mouvement de grève de masse s’il résulte de la situation, de l’exacerbation du combat, de l’état d’esprit des masses prolétariennes »37. Plus encore, « la décision d’engager une action immédiate de la masse ne peut surgir que de la masse elle-même »38. Fondamentalement, « c’est la masse elle-même qui doit être mûre pour faire face à toutes les éventualités politiques, c’est elle qui doit déterminer elle-même ses actions et ne pas attendre qu’au « moment donné«  le chef d’orchestre, tout là-haut, lui donne le signal […]. Selon Marx, on doit considérer la masse, sa conscience de classe, comme le facteur déterminant »39. Par conséquent, Rosa Luxemburg précise bien qu’il ne s’agit pas « d’introduire le socialisme par surprise à la faveur d’une grève de masse ». Selon elle, personne ne considère la grève de masse « comme l’opposé de l’activité quotidienne de formation, développement de la conscience de classe, organisation des masses, mais comme un moyen éminent de promouvoir cette formation, cette conscience de classe, cette organisation dans les masses prolétariennes »40.

Il s’agit de mettre en débat la grève de masse, pour que les masses s’en emparent ou non. « Il ne s’agit pas de déclencher au sifflet du jour au lendemain une grève de masse en Prusse, il ne s’agit pas de « convier«  les travailleurs à déclencher la grève de masse la semaine prochaine mais […] de faire clairement comprendre aux masses » qu’elles ne doivent compter que « sur elles-mêmes seules, sur la détermination de leur propre action de classe ». Citant Heinrich Heine, elle écrit que « C’est la masse qui compte »41. Cela n’empêche pas par ailleurs les organisations de proposer des objectifs politiques, de mettre en débat des moyens d’action, le tout évidemment de façon honnête et sans restreindre les initiatives venant de la base.

Dès 1910, la critique de Rosa Luxemburg à l’encontre de la direction du SPD est lucide et implacable – il faut souligner que les propos suivants sont écrits dans une revue du SPD : « La social-démocratie ne peut pas créer artificiellement un mouvement de masse révolutionnaire mais, dans certaines circonstances, elle peut bel et bien paralyser la plus belle action de masse en adoptant une tactique oscillante, sans énergie ». Et de fait, « notre appareil organisationnel et la discipline de notre Parti sont plus appropriés à freiner le mouvement qu’à diriger de grandes actions de masse »42.

Elle enfonce le clou en 1911, en écrivant que de façon plus générale « l’essence historique de la lutte de classe prolétarienne consiste dans le fait que les masses prolétariennes n’ont besoin d’aucun « chef » dans le sens bourgeois, mais qu’elles sont elles-mêmes leurs propres chefs. »43

Le fossé entre Rosa Luxemburg et les directions – du SPD et des syndicats – n’allait par la suite cesser de se creuser. Elle réaffirmait l’objectif révolutionnaire pour l’auto-émancipation quand, de l’autre côté, le bureaucratisme et l’adaptation au régime en place se renforçaient.

Luxemburg fut assassinée avant qu’une conclusion pratique de ce débat ne se produise : en 1920, face à un coup de force d’extrême droite (le putsch de Kapp) qui menaçait la république, les différents courants du mouvement ouvrier organisèrent une grève de masse qui mit le coup d’Etat en déroute. Au premier rang des organisateurs de cette grève se trouvait Karl Legien, leader syndical qui en 1905-1906 avait rejeté le recours à ce type d’action. La nécessité de l’heure avait montré à ses adversaires, quatorze ans après, l’utilité de ce moyen de lutte, y compris en Allemagne.

Si les écrits de Rosa Luxemburg doivent, comme tout texte politique, être passés au crible de l’esprit critique, nous partageons son objectif essentiel : le changement radical de société par l’action directe et consciente des masses elles-mêmes.

Les publications en français de Grève de masse, parti et syndicats44 :

* 1908-1909 : La Grève en masse, le parti et les syndicats, publication en feuilleton dans Le Socialiste, hebdomadaire de la SFIO (qui n’était à l’époque diffusé qu’à environ 2000 exemplaires). Le texte est publié de façon irrégulière, en 20 fois, entre le n° 183 du 8 novembre 1908 et le n° 215 du 27 juin 1909. Traduction de Bracke.

* 1909 : La Grève en masse, le parti et les syndicats, reprise en brochure de la traduction précédente, par l’éditeur socialiste belge Volksdrukkerij (Gand).

* 1936 : Grève générale, parti et syndicats, reprise de l’édition de 1909 par la Ligue des communistes internationalistes (groupe politique belge).

* 1947 : Grève générale, parti et syndicats, reprise de l’édition de 1909, avec un avant-propos de Bracke et une présentation de Paul Frölich (extraite de sa biographie de Luxemburg), par les éditions Spartacus.

* 1964 : Grève de masses, parti et syndicats, reprise à l’identique de l’édition de 1947 sans l’avant-propos de Bracke, par l’éditeur Maspero.

* 1969 : Grève de masse, parti et syndicats, nouvelle traduction d’Irène Petit, par l’éditeur Maspero, regroupé avec Réforme sociale ou révolution ? sous le titre : Œuvres I. Réimpressions en 1971 et 1976.

* 1974 : Grève générale, parti et syndicats, remise sous couverture de l’édition de 1947, par les éditions Spartacus.

* 2001 : Grève de masse, parti et syndicats, réédition en fac-similé de l’édition de 1969, par les éditions La Découverte. Réimprimée après le passage à l’euro, cette édition est la seule actuellement disponible.

1 « Réponse au camarade Vandervelde », 14 mai 1902, dans Rosa Luxemburg, L’Expérience belge de grève générale, Spartacus, 1973, p. 29-30.

2 « La grève générale d’avril 1913 », 19 mai 1913, dans L’Expérience belge de grève générale, p. 51.

3 Et non 1906 comme indiqué par erreur en note dans l’édition de Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicats, La Découverte, 2001, p. 102.

4 Des passages du texte auraient été censurés sur demande de la direction du SPD, mais il semble que c’était dans cette première édition au tirage limitée – le texte tel qu’on le connaît serait donc complet.

5 Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicats, La Découverte, 2001, p. 152.

6 Grève de masse, parti et syndicats, p. 96.

7 Grève de masse…, p. 98 ; de même : « on ne peut déclencher arbitrairement la grève de masse », p. 134.

8 Grève de masse…, p. 102.

9 Grève de masse…, p. 119.

10 Grève de masse…, p. 107.

11 Grève de masse…, p. 113-116.

12 Grève de masse…, p. 119 et 124 (dans l’original : « Rat der Arbeiterdelegierten »).

13 Rosa Luxemburg, « La théorie et la pratique », 1910, dans Socialisme : la voie occidentale, PUF, 1983, p. 189 (dans l’original : « Rat der Arbeiterdelegierten », comme 4 ans plus tôt). Voir aussi sa lettre à Luise Kautsky du 22 août 1906 (dans Vive la lutte !, correspondance 1891-1914, Maspero, 1976, p. 274), etc.

14 Grève de masse…, p. 128-129.

15 Grève de masse…, p. 130-133.

16 Ce qui signifiait à l’époque une importante réduction du temps de travail.

17 Grève de masse…, p. 153, traduction revue.

18 « La théorie et la pratique », 1910, Socialisme : la voie occidentale, p. 199-200.

19 Grève de masse…, p. 135-137.

20 Grève de masse…, p. 146-147, traduction revue.

21 Grève de masse…, p. 148, traduction revue.

22 Grève de masse…, p. 149-150, traduction revue.

23 Grève de masse…, p. 155-156.

24 Grève de masse…, p. 161.

25 Il s’agissait de groupes formés par lieu de travail, qui visaient à unifier action économique et politique, dépassant ainsi la division entre syndicats et partis. Certains se regroupèrent en 1920-1921 au sein de l’Allgemeine Arbeiter-Union – Einheitsorganisation (AAU-E, Union générale des travailleurs organisation unitaire).

26 Grève de masse…, p. 169.

27 Grève de masse…, p. 170-171.

28 Rosa Luxemburg, « Wieder Masse und Führer », Leipziger Volkszeitung, 29 août 1911 ; article inédit en français, nous traduisons d’après Gesammelte Werke, tome 3, Dietz Verlag, 1990, p. 38.

29 Cité dans L’Humanité du 17 septembre 1913.

30 Rosa Luxemburg, L’Expérience belge de grève générale, p. 35.

31 L’Expérience belge de grève générale, p. 36.

32 Grève de masse…, p. 132-133.

33 Cité dans L’Humanité du 29 septembre 1906.

34 « La théorie et la pratique », Socialisme : la voie occidentale, p. 226.

35 Paul Frölich, Rosa Luxemburg, Maspero, 1965, p. 174.

36 Le « système des trois classes », très inégalitaire, était alors en vigueur en Prusse. Il accordait beaucoup plus de poids au vote des riches. Par ailleurs, le suffrage était interdit aux femmes.

37 Rosa Luxemburg, « Usure ou combat ? », 1910, dans Socialisme : la voie occidentale, PUF, 1983, p. 93.

38 Rosa Luxemburg, « Et après ? », mars 1910, cité dans Socialisme : la voie occidentale, p. 95.

39 « Usure ou combat ? », Socialisme : la voie occidentale, p. 96.

40 « Usure ou combat ? », p. 106-107.

41 « Usure ou combat ? », p. 120-123.

42 Rosa Luxemburg, « La théorie et la pratique », 1910, Socialisme : la voie occidentale, p. 221-222.

43 « Wieder Masse und Führer », Gesammelte Werke, tome 3, p. 42.

44 Voir aussi « La lente réception de Rosa Luxemburg en France » dans notre brochure sur Luxemburg, 2011 – nouvelle édition revue et augmentée publiée en 2014 : critique-sociale.info/836/brochure-rosa-luxemburg-mise-a-jour

[ajout de 2018 : ce texte publié en 2014 par Critique Socialeen revue, en brochure et sur internet – a été plagié 4 ans plus tard dans le livre « Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci actuels ?« , paru aux éditions Kimé. Plusieurs passages de cet ouvrage de 2018 sont en réalité des copiés-collés purs et simples de notre texte de 2014, sans qu’il y ait des guillemets et sans que la source ainsi plagiée ne soit même mentionnée.]