Alle Macht den Räten !, « Tout le pouvoir aux Conseils ! », récits, exhortations et réflexions des acteurs des révolutions d’Allemagne (1918-21), Les Nuits rouges, 2014, 446 pages, 18 euros. Textes de Karl Artelt, Ernst Däumig, Max Hölz, Karl Jannack, Gustav Landauer, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Erich Mühsam, Richard Müller, Karl Plättner, Ernst Schneider, etc., rassemblés et présentés par Gabriel Kuhn.
Ce nouveau livre sur la révolution allemande, d’abord publié en anglais en 2012, est original puisqu’il laisse la parole aux acteurs eux-mêmes. Ce sont donc des textes de révolutionnaires, connus ou non, écrits pendant les événements ou les relatant après-coup. Cette diversité permet une vue d’ensemble.
Le volume commence logiquement par la révolte inaugurale des marins à partir d’octobre 1918, qui est racontée ici de première main. Le premier texte est le témoignage du marin Ernst Schneider1. Soldat de la marine à Wilhelmshaven, il raconte que, dès septembre 1918, des délégués des travailleurs se rencontraient clandestinement : ils décidaient de se préparer à une future action révolutionnaire, et pour ce qui est de l’objectif politique : « à la place du mot « socialisme », on adopta le mot « communisme », entendu comme association de producteurs libres et égaux dans des communes libres. » (p. 36) A la fin du mois d’octobre, la mutinerie des marins fut le point de départ de la révolution. Schneider explique que l’objectif était « une nouvelle société, étendue au monde entier, des travailleurs libres, sans crainte ni besoins, une société fondée sur la démocratie ouvrière qui se développerait en une seule classe humaine. » (p. 45)
Ensuite, ce recueil permet de lire pour la première fois en français des textes des « délégués révolutionnaires » (Revolutionäre obleute), ces ouvriers d’usines de Berlin et souvent membres de l’aile gauche de l’USPD (Parti social-démocrate indépendant, situé entre le SPD réformiste et les révolutionnaires spartakistes). Ayant participé à la création des conseils ouvriers à Berlin, ces militants seront dans les premiers temps à la tête du Conseil exécutif des Conseils de travailleurs et de soldats de Berlin. L’un de leurs leaders, Richard Müller, déclare que « les Conseils sont la seule réalisation concrète de la révolution. S’ils échouent, il ne restera pas grand chose de celle-ci. » (p. 69) Un autre dirigeant de ce groupe, Ernst Däumig, explique qu’il faut faire de la révolution « un authentique mouvement populaire qui parte du bas de la société » (p. 82). En pratique, il défend en décembre 1918 un gouvernement qui serait l’émanation des conseils ouvriers : il déclare que « la démocratie bourgeoise sera inévitablement remplacée par la démocratie prolétarienne qui s’exprime dans le système des Conseils » (p. 86). Mais sa proposition est largement battue lors du congrès des conseils, où le SPD est majoritaire. Däumig se rend d’ailleurs bien compte que « l’actuel système des Conseils est incomplet et encore incohérent » (p. 92). Il porte également un constat lucide face au mot d’ordre de socialisation alors en vogue en Allemagne : « Comment peut-on vraiment socialiser quoi que ce soit si les ouvriers ne sont pas directement concernés ? […] Si les ouvriers ne sont pas concernés, si on les laisse à l’écart des problèmes économiques, alors soit la socialisation ne pourra jamais être réalisée, soit elle tournera au capitalisme d’Etat, au monopole, contre la volonté des travailleurs » (p. 95). Pronostic parfaitement exact, qui s’applique plus largement aux autres révolutions de la même période.
Dans un texte ultérieur, Ernst Däumig rappelle que « l’idée des Conseils n’est pas née dans l’esprit d’un individu. On peut la trouver dans n’importe quelle révolution au cours de laquelle les ouvriers mènent le combat pour la liberté et poursuivent des buts prolétariens et socialistes. Les organisations de Conseils qui sont apparues dans l’histoire se sont créées spontanément. […] Dans sa forme la plus pure, l’idée des Conseils n’est rien d’autre que le socialisme pratique. » (p. 101-102) Il énonce également ce principe fondamental : « Etant donné que le but de l’idée des Conseils est l’émancipation du prolétariat tout entier de l’exploitation capitaliste, l’organisation des Conseils ne peut être le domaine réservé d’un seul parti ou d’une seule profession, mais doit concerner le prolétariat en entier. » (p. 103-104)
Cette importance des délégués révolutionnaires dans la révolution allemande, et leurs analyses, tend à valider l’orientation de Paul Levi en 1920 en faveur de la fusion du Parti communiste d’Allemagne (KPD, créé fin décembre 1918 par les spartakistes) et de l’aile révolutionnaire de l’USPD – fusion qui fut effectuée à la fin de l’année 1920. Le contexte défavorable ainsi que les directives erronées et autoritaires du Komintern firent que le parti ainsi unifié ne dura pas longtemps : Paul Levi fut exclu dès avril 1921, Ernst Däumig et Richard Müller – entre autres – démissionnant du parti pour rejoindre l’organisation communiste oppositionnelle créée par Levi, l’éphémère Kommunistische Arbeitsgemeinschaft (KAG).
Les textes rassemblés donnent également des éléments qui expliquent l’échec de la révolution allemande. Ernst Däumig signale la faiblesse, voire le caractère artificiel de certains « conseils ouvriers » : « Dans de nombreux cas, les membres de Conseils de travailleurs étaient tout simplement nommés par les chefs des deux partis sociaux-démocrates » (p. 108), c’est-à-dire SPD et USPD. Il a donc manqué un renouvellement régulier des conseils ouvriers par de nouvelles élections, qui leur auraient permis d’être véritablement l’organe vivant et démocratique des masses, l’outil d’expression et d’action des travailleurs. C’est la raison pour laquelle Rosa Luxemburg appelait dès le 18 novembre 1918 à « la réélection et l’extension des Conseils locaux de travailleurs et de soldats afin de remplacer les Conseils élus spontanément dans une situation chaotique » (p. 132).
Mais les conseils ne se renforcèrent pas, le pouvoir fut exercé par le gouvernement dirigé par le SPD, et le Conseil exécutif des Conseils de travailleurs n’eut plus d’influence politique. Rosa Luxemburg consacre le 11 décembre un bref article (qui était jusqu’ici inédit en français) à ce Conseil exécutif, où elle écrit que « toute institution politique qui perd son pouvoir a aussi sa part de responsabilité dans l’affaire », et souligne « l’indécision » de cet organisme (p. 167). Luxemburg appelle donc à l’élection d’un nouveau Conseil exécutif des Conseils de travailleurs, représentatif de conseils eux-mêmes vraiment élus par les masses ; comme on le sait ce ne sera pas le cas et les conseils ouvriers, sclérosés, disparaîtront.
Fondamentalement, Rosa Luxemburg considère en ce mois de décembre 1918 que « l’enjeu est le maintien ou l’abolition de l’exploitation » (p. 192). C’était bien l’alternative telle qu’elle était alors posée et, de fait, à la même période toutes les révolutions échouèrent à abolir l’exploitation.
Considérant les mots d’ordre d’« égalité politique » et de « démocratie », Luxemburg montre que ces objectifs nécessitent la révolution sociale pour devenir des réalités concrètes : « l' »égalité politique » ne peut s’incarner que lorsque l’exploitation économique est radicalement anéantie. Et la « démocratie » ne peut devenir réalité que lorsque le peuple travailleur s’empare du pouvoir politique. » (p. 193) De cette façon, il est possible de « réaliser, pour la première fois » la devise « Liberté-Egalité-Fraternité » (p. 194). Près d’un siècle plus tard, ce programme reste à accomplir.
Le volume est complété par des éléments sur la révolution dans différentes régions de l’Allemagne, en particulier en Bavière en 1919 et dans la Ruhr en 1920. Certains textes écrits à chaud manquent sans doute de recul et d’esprit critique dans l’analyse. Certains des textes écrits après-coup sont peu fiables, et de moindre intérêt. Enfin, il manque parfois des éléments de contextualisation, ce qui peut nuire à la compréhension pour les non-spécialistes. C’est en le sachant que l’on lira avec profit ce recueil, qui nous permet l’accès à la voix directe des acteurs de la révolution allemande.
1 Ce témoignage avait été traduit sur internet en 2012, « La révolte de Wilhelmshaven, un chapitre du mouvement révolutionnaire en Allemagne, 1918-1919 » : bataillesocialiste.wordpress.com/2012/04/17/la-revolte-de-wilhelmshaven-un-chapitre-du-mouvement-revolutionnaire-en-allemagne-1918-1919-1943/