Réédition de la brochure de Junius de Rosa Luxemburg

Nous avons organisé à Paris, le 18 octobre dernier, un débat sur Rosa Luxemburg et la lutte internationaliste contre la guerre. Nous étions une soixantaine pour écouter Eric Sevault du collectif Smolny nous présenter le quatrième volume des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg : La Brochure de Junius, la Guerre et l’Internationale, paru fin octobre. Eric nous a également parlé du projet d’ensemble des Œuvres complètes, qui devraient comprendre 10 tomes (sans compter plusieurs tomes de correspondance !), et dont le prochain volume consacré à L’Accumulation du capital paraîtra en 20161.

La trajectoire de Rosa Luxemburg pendant la Première Guerre mondiale est celle d’une opposition à la guerre, ainsi qu’à l’idéologie de guerre. Il s’agit pour elle de déconstruire cette soumission à l’idéologie dominante qui envahit presque toute la société, y compris la majorité des socialistes. C’est plus largement une opposition au système qui a entraîné la guerre, Luxemburg développe donc une opposition révolutionnaire face au conflit et face aux gouvernements qui l’ont déclenché. Dès le soir du 4 août 1914, journée qui a vu les députés SPD voter les crédits de guerre, elle organise une réunion de militants de la gauche marxiste chez elle. Ce petit groupe veut dénoncer et combattre l’idéologie d’Union sacrée : c’est la naissance du mouvement oppositionnel en Allemagne. Rosa Luxemburg a donc maintenu son internationalisme au moment où c’était le plus difficile et le plus risqué – elle a d’ailleurs passé plus de 3 ans en prison pendant la guerre.

Rosa Luxemburg se considérait fondamentalement comme une militante de l’Internationale, dont elle constate en 1914 l’effondrement. Mais « l’Internationale n’est pas un petit nombre de personnes, ce sont les masses » (p. 62). C’est pour s’adresser aux masses qu’elle écrit en 1915 en prison la brochure La Crise de la social-démocratie. Avec ce texte, il s’agit pour Luxemburg de comprendre toutes les raisons de l’effondrement d’août 1914, de ne pas en rester à des explications partielles et simplistes. Ce qui est déterminant pour elle, c’est la conscience des masses : elle veut donc les toucher le plus largement possible. Dans cette logique, elle espère pouvoir publier ce texte légalement et sous son vrai nom. En fait, il ne paraîtra clandestinement qu’en 1916, un an après sa rédaction, et sous le pseudonyme Junius – d’où l’appellation « brochure de Junius ».

Dans ce texte fondamental, Rosa Luxemburg commence par prendre la mesure de l’ampleur de la défaite : « L’échec du prolétariat socialiste dans la guerre mondiale actuelle est sans équivalent, c’est un désastre pour toute l’humanité ». De fait, « des millions de vies humaines sont anéanties » (p. 76 et 195). Le livre fournit une analyse matérialiste des causes profondes de la guerre : Luxemburg cite les impérialismes allemand, autrichien, français, anglais et russe, qui « tous ont apporté et empilé bûche après bûche le combustible nécessaire » à la guerre. Elle en conclue que « la guerre mondiale actuelle était dans l’air depuis huit ans » (p. 133 et 167). Afin de changer la situation, il faut pour le prolétariat « devenir le maître de son propre destin » (p. 86). En particulier, « la prochaine tâche du socialisme est de libérer le prolétariat intellectuellement de la tutelle de la bourgeoisie, tutelle qui se manifeste par l’influence de l’idéologie nationaliste » (p. 209). Ce ne sont là que quelques aspects du texte, dont on laissera chacun découvrir (ou redécouvrir) la richesse. Précisons que cette édition est enrichie d’autres textes de Rosa Luxemburg, notamment des articles qui étaient jusque-là inédits en français.

La Crise de la social-démocratie n’est pas traduit à l’époque en français : ce ne fut le cas qu’en 1934, presque 20 ans plus tard2. Pourtant, un mouvement internationaliste radical contre la guerre existait en France en 14-18, mais il était extrêmement difficile dans les conditions de la guerre d’entretenir des contacts par-dessus le front.

Le groupe Spartacus, dont Rosa Luxemburg était membre, avait pour but de rassembler les différents militants s’opposant à la guerre, au vote des crédits militaires, à l’union sacrée, et à toute la nouvelle orientation du SPD. Il s’agissait d’avoir une voix, malgré la censure : d’où la publication de tracts clandestins et des « lettres de Spartacus ».

La lutte contre la guerre a été pour Rosa Luxemburg une partie de sa lutte d’ensemble pour l’auto-émancipation, pour la paix durable par le socialisme, donc par l’abolition de l’impérialisme, du militarisme, et du mode de production capitaliste. Il ne s’agissait pas pour elle de revenir à la situation d’avant 1914, mais d’en finir avec les causes mêmes des guerres, par la révolution sociale mondiale.

1 Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV, collectif Smolny et éditions Agone, 2014, 254 pages, 18 euros. Sur les deux tomes précédents, voir : « Le tome 3 des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg » (Critique Sociale n° 28, novembre 2013) et « Rosa à l’école du socialisme » (Critique Sociale n° 23, novembre 2012).