Le nom de Karl Liebknecht est couramment associé à celui de Rosa Luxemburg, à juste raison : ils ont lutté ensemble contre la Première Guerre mondiale, ont fondé la Ligue Spartacus puis le Parti communiste d’Allemagne, enfin ont été assassinés ensemble, le 15 janvier 1919.
Leurs parcours ont pourtant été très différents. Si Rosa Luxemburg est venue par elle-même au socialisme, Karl Liebknecht est pour ainsi dire né dedans. Son père, Wilhelm Liebknecht (1826-1900), était une figure majeure du mouvement socialiste en Allemagne : d’abord militant de la Ligue des communistes aux côtés de Karl Marx et Friedrich Engels, il fait ensuite partie de la Première Internationale (AIT) puis participe à la création du SPD, le Parti social-démocrate d’Allemagne, qui avait à l’époque une orientation révolutionnaire.
Né en août 1871, Karl Liebknecht grandit pendant une période de forte répression contre les socialistes – son père est d’ailleurs emprisonné pendant deux ans. Le jeune Karl suit des études de droit, obtient un doctorat en 1897, puis devient avocat. Dans son activité professionnelle, il se consacrera en grande partie à la défense de travailleurs et de socialistes poursuivis pour leur action politique.
A la différence de Rosa Luxemburg, le militantisme actif de Karl Liebknecht commence tardivement, alors qu’il a presque 30 ans. Il devient membre du SPD, pour lequel il se présente à plusieurs élections. Il est élu en 1901 conseiller municipal de Berlin, en 1908 député au parlement régional de Prusse (Landtag), puis en 1912 député au parlement national allemand (Reichstag). Il prend régulièrement part aux congrès annuels du SPD, soutenant par exemple en septembre 1906 l’orientation de Rosa Luxemburg en faveur de la grève de masse1, alors qu’ils n’étaient pas encore proches à l’époque. En 1907, Liebknecht s’investit dans le mouvement socialiste des jeunes, participant à la Conférence internationale de la jeunesse socialiste tenue à Stuttgart du 24 au 26 août 1907, en marge du congrès de l’Internationale socialiste, puis étant élu – à 36 ans ! – président de la Fédération internationale des jeunesses socialistes.
Karl Liebknecht est surtout très engagé dans la lutte antimilitariste. La brochure qu’il écrit à ce sujet, Militarismus und Antimilitarismus, énonce qu’il « n’y a pour le prolétariat de chaque pays qu’un véritable ennemi : la classe capitaliste qui l’opprime et l’exploite ». Liebknecht y est également critique de la direction du SPD, écrivant que « le parti, en dépit de ce qu’il a pu faire dans le domaine de la propagande antimilitariste, n’a encore accompli qu’une petite partie de sa tâche, et qu’il n’en est encore, pour ainsi dire, qu’aux balbutiements de la propagande antimilitariste. »2 La brochure est saisie et lui vaut de passer en procès pour « haute trahison », puis d’être condamné en octobre 1907 à 18 mois de prison. Il n’est libéré qu’en juin 1909.
En 1910, il présente des « Thèses sur le militarisme » pour la Conférence internationale des organisations socialistes de la jeunesse à Copenhague. Il écrit notamment que le militarisme « est un instrument aux mains des classes dominantes, pour la défense des intérêts des classes dominantes. Il est leur rempart le plus solide et leur moyen d’oppression et d’exploitation le plus effectif. […] Il constitue une charge économique, politique et morale de plus en plus insupportable pour la masse du peuple et un danger pour la paix mondiale. » Il appelle le prolétariat à riposter « au chauvinisme répandu par les classes dominantes et à leurs excitations belliqueuses en joignant les mains par dessus les frontières, au serment de la solidarité internationale et de la fraternité dans la lutte »3.
Par ses prises de position, Liebknecht se situe nettement à l’aile gauche du SPD. Il écrit par exemple que « les masses sont trop considérées comme des instruments de l’action, non comme les porteurs de la volonté » : à ses yeux, « le socialisme ne connaît que des actions de masse »4. Cet aspect est lié à son attachement au principe de la démocratie à la base, à la nécessité de « réaliser la démocratie prolétarienne »5. Liebknecht développe également « une éthique humaniste »6 : s’intéressant à la nature de l’enseignement dispensé aux élèves des collèges et lycées, il plaide pour qu’on leur inculque « l’esprit de l’humanisme, de l’indépendance, de la critique sans entraves, la véritable liberté de l’esprit. »7 Caractéristique est cet appel qu’il lance en 1912 « au prolétariat dans le monde entier : « Nous ne voulons être qu’un seul peuple de frères » »8. Enfin, il explique en 1904 que « étant donné sa conception matérialiste de l’histoire, qui ne connaît que le développement organique, la social-démocratie ne peut absolument pas voir dans la violence un facteur radical et décisif de progrès. »9
Karl Liebknecht souhaite la connaissance mutuelle entre les sections de l’Internationale. Lui-même prend part à ce mouvement : à l’invitation du Parti socialiste, il se rend aux Etats-Unis pour y tenir une série de meetings en octobre et novembre 1910. En mars 1913, il fera de même en Belgique, en France et en Grande-Bretagne. Autre exemple, il écrit en 1912 pour un journal socialiste en France, afin d’exalter la vocation des travailleurs à empêcher la guerre : « Solidarité internationale du prolétariat, sans accepter de frontières, lutte commune contre les ennemis communs, nationaux et internationaux, du prolétariat, les profiteurs de la pression politique, les stipendiés de l’exploitation économique et de la misère des masses. Le capitalisme est la guerre – le socialisme est la paix. »10 Dans la même logique, à l’occasion d’un passage à Paris en 1913, Liebknecht accorde un entretien à L’Humanité où il se veut rassurant face à la menace de guerre, déclarant qu’« il n’y a que les industriels et les fournisseurs matériellement intéressés aux armements qui, en Allemagne, comme partout ailleurs, excitent à la guerre, car pour eux la guerre, ce prétexte aux armements, est un moyen de s’enrichir. » Optimiste – il se définissait d’ailleurs lui-même comme « un optimiste de combat »11 – il affirme que le prolétariat en Allemagne agira « en conformité des décisions des congrès internationaux de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle. »12 Pourtant, les tensions internationales s’accentuent, et la direction du SPD n’est pas sur l’orientation résolument antimilitariste de Liebknecht. En juillet 1914, ce dernier vient en France et participe notamment à un meeting international à Condé-sur-l’Escaut (voir ci-après). Deux semaines plus tard, la guerre éclate.
Le 3 août 1914, Karl Liebknecht fait partie de la minorité de députés SPD qui veulent voter contre les crédits de guerre. Battus, ils votent pour le lendemain, en application de la discipline de groupe. Pourtant, Liebknecht ne tarde pas à se rendre compte de son erreur. Il rejoint rapidement le petit groupe de militants autour de Rosa Luxemburg, qui s’oppose à la guerre et à l’Union sacrée.
Lors du deuxième vote des crédits militaires, le 2 décembre 1914, Karl Liebknecht est seul à voter contre. Sa déclaration de vote contre les crédits de guerre est un appel à la lutte de classe internationaliste : « Nous mettons les gouvernements et les classes dirigeantes de tous les pays belligérants en garde contre la poursuite de ce carnage et appelons les masses laborieuses de ces pays à en imposer la cessation. Seule une paix née sur le terrain de la solidarité internationale peut être une paix sûre. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous à nouveau malgré tout ! »13
Ce geste d’opposition lui vaut une très grande hostilité des milieux dirigeants, mais une grande popularité chez de nombreux soldats des différentes armées. Le 20 mars 1915, il est rejoint par un deuxième député SPD qui vote lui aussi contre les crédits : Otto Rühle. Progressivement, le groupe contre la guerre « Die Internationale » – du nom de la revue dirigée par Rosa Luxemburg, qu’ils publient en avril 1915 et qui est aussitôt interdite – se constitue formellement, diffuse des tracts clandestins, rassemble l’opposition internationaliste radicale au sein du SPD.
En mai 1915, Karl Liebknecht écrit le célèbre tract clandestin « L’ennemi principal est dans son propre pays », slogan devenu célèbre et qu’il explique : « Lutte de classe prolétarienne internationale contre la tuerie impérialiste internationale, tel est le commandement de l’heure. L’ennemi principal de chaque peuple est dans son propre pays ! L’ennemi principal du peuple allemand est en Allemagne : l’impérialisme allemand, le parti de la guerre allemand, la diplomatie secrète allemande. C’est cet ennemi dans son propre pays qu’il s’agit pour le peuple allemand de combattre dans une lutte politique, en collaboration avec le prolétariat des autres pays, dont la lutte est dirigée contre ses propres impérialistes. » Il appelle en conclusion à « une paix socialiste »14. Dans l’immédiat, Liebknecht est sanctionné en étant mobilisé de force, avec néanmoins des permissions pour assister aux sessions parlementaires. C’est la raison pour laquelle il ne peut être présent en septembre 1915 à la Conférence de Zimmerwald qui rassemble des socialistes internationalistes en Suisse. Il écrit cependant une lettre qui est lue à la conférence, dans laquelle il appelle à la « lutte de classe internationale pour la paix, pour la révolution socialiste »15.
Le groupe « Die Internationale » ou Spartacus, ainsi appelé du fait qu’il diffuse des « Lettres de Spartacus », organise pour le 1er mai 1916 une manifestation pour la paix à Berlin. Karl Liebknecht s’adresse aux milliers de manifestants en leur criant : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Aussitôt arrêté, il va passer plus de deux années en prison (voir plus loin). Il répond à la procédure d’accusation en expliquant qu’un « socialiste internationaliste […] a, vis-à-vis de tout gouvernement capitaliste étranger, la même attitude révolutionnaire que vis-à-vis de son propre gouvernement. […] Il lutte au nom du prolétariat international contre le capitalisme international. »16 A l’annonce de sa condamnation, des dizaines de milliers de travailleurs font une grève de protestation d’une journée. Liebknecht est alors le porte-parole le plus connu de l’opposition à la guerre, non seulement en Allemagne mais plus largement en Europe.
Le groupe Spartacus devient en 1918 la Ligue Spartacus (Spartakusbund). En octobre 1918, la défaite militaire de l’Allemagne se profile. Un nouveau gouvernement est formé, avec pour la première fois la participation du SPD. Liebknecht est libéré de prison le 23 octobre, et il reçoit un accueil triomphal en gare de Berlin – ce qui est en soi révélateur du climat pré-révolutionnaire.
Quelques jours après, des marins se mutinent. Des conseils d’ouvriers et de soldats se forment. Ce mouvement gagne Berlin, et le 9 novembre Karl Liebknecht y proclame la République socialiste d’Allemagne. Si cette orientation ne va pas l’emporter, la révolution renverse bel et bien la monarchie, et le SPD est dès lors à la tête du nouveau gouvernement. Ce dernier est composé de 3 membres du SPD et de 3 de l’USPD : Liebknecht, sollicité, a refusé d’y participer.
La Ligue Spartacus crée le quotidien Die Rote Fahne, qui est codirigé par Rosa Luxemburg et Liebknecht. Paul Lange y écrit le 21 novembre 1918 que la révolution « doit libérer les ouvriers de l’esclavage du salariat. »17 Cet objectif est également affirmé avec force par Luxemburg, qui proclame : « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. » Le 28 novembre, Liebknecht écrit à son tour que le moment est venu « d’abolir la domination de classe capitaliste, de libérer la classe ouvrière. Cette libération ne peut être que l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, non celle des classes bourgeoises, intéressées au maintien de l’esclavage salarial et de leur propre domination politique et sociale ». Dans le même texte, il appelle à la « révolution mondiale du prolétariat contre l’impérialisme mondial »18.
Du 30 décembre 1918 au 1er janvier 1919, Karl Liebknecht participe à la création du « Parti communiste d’Allemagne – Ligue Spartacus » (Kommunistische Partei Deutschlands – Spartakusbund, KPD-S ou plus couramment KPD), qui est formé par les spartakistes et un autre groupe communiste plus réduit19. Liebknecht est élu à la direction du KPD aux côtés de Rosa Luxemburg, Léo Jogichès, Paul Levi, Hugo Eberlein, Paul Frölich, etc.
A la fin du mois de décembre 1918, la répression d’une manifestation avait poussé l’USPD à quitter le gouvernement. En conséquence, le préfet de police de Berlin, le militant USPD Emil Eichhorn (qui avait été mis en place par la révolution), est démis de ses fonctions le 4 janvier 1919. C’est ce qui déclenche la révolte de janvier 1919 à Berlin, qui est souvent désignée à tort comme « révolte spartakiste ». Emporté par les événements, Liebknecht participe à un « Comité révolutionnaire » avec l’USPD, sans avoir l’accord du reste du KPD – et en particulier malgré le désaccord de Rosa Luxemburg. Dans un article de la Rote Fahne du 8 janvier, Luxemburg déplore « la faiblesse et le manque de maturité de la révolution »20. La tentative de soulèvement, à l’assise de masse trop faible, est rapidement réprimée dans le sang.
Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont arrêtés le 15 janvier 1919, puis assassinés le soir même par des soldats des Corps francs. L’anarchiste Gustav Landauer, malgré ses divergences avec Liebknecht, écrira que « personne d’autre que lui n’a rendu plus de services à la révolution. »21
Critique Sociale, novembre 201422.
1 Voir notre brochure : Critique Sociale, Rosa Luxemburg et la grève de masse, 2014.
2 Karl Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution [recueil de textes, articles et discours], choix de textes et présentation de Claudie Weill, traduction de Marcel Ollivier, éditions Maspero, 1970, p. 84 et 96.
10 Karl Liebknecht, « D’où viendra la Paix ? », dans Le Socialisme du 2 novembre 1912 :
bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1912-11-d’ou-viendra-la-paix-liebknecht/
19 Voir le compte-rendu des débats du congrès : André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919, éditions Spartacus, 1977, p. 39-63.
21 Dans le recueil Alle Macht den Räten !, « Tout le pouvoir aux Conseils ! », Les Nuits rouges, 2014, p. 294.
22 Principales sources : notice de Claudie Weill dans le Maitron Allemagne, éditions Ouvrières, 1990, p. 313-315 ; Paul Frölich, Rosa Luxemburg, L’Harmattan, 1991 ; John Peter Nettl, Rosa Luxemburg, éditions Spartacus, 2012.