Introduction au marxisme

Ce texte se veut une synthèse actuelle et accessible à tous. Loin des différents mythes, il se réfère directement aux sources originales et, avec une bibliographie choisie, donne des pistes pour des lectures et des développements ultérieurs.

Ce texte existe aussi en PDF de 28 pages.

Préambule

« La conception d’ensemble de Marx n’est pas une doctrine, mais une méthode. Elle ne fournit aucun dogme tout prêt, mais des points d’appui pour un examen ultérieur »

Friedrich Engels1

 

On voit régulièrement paraître des études consacrées à Karl Marx, à lui seul, trop souvent envisagé indépendamment des luttes sociales qui avaient formé ses idées et auxquelles il avait souvent participé. Mais au-delà du seul individu Marx, il y a la richesse d’un courant de pensée et d’action, qui ne se réduit pas à Marx et ne s’arrête pas avec lui. En l’ignorant, on commettrait l’erreur d’isoler artificiellement Marx au sein de l’histoire des idées, et de l’isoler du reste des mouvements sociaux, et des courants socialistes et communistes. En coupant arbitrairement Marx de la critique sociale et de l’action révolutionnaire, il tend à être réduit à « matière à gloses pour la mise en valeur de leurs connaissances spécialisées par des philosophes de la chaire ayant fait le choix inverse de celui de Marx, celui de l’intégration sociale. »2

Ce courant de pensée dont Marx est un des éléments peut, faute de mieux, être appelé « marxisme », à condition de ne pas donner à ce terme le sens d’un « système » ou d’une « idéologie »3. Réduire le « marxisme » à la seule pensée de Marx serait un contre-sens historique, qui se situerait dans la logique de l’idéologie dominante qui parle de « grands hommes » au détriment de courants collectifs d’action et de pensée, et au détriment surtout de l’activité pratique des masses elles-mêmes.

Si on entend par « marxisme » la somme des contre-sens concernant les écrits de Marx, alors on ne trouvera pas de ce pseudo-marxisme dans ce texte. Par « marxisme », il ne faut pas entendre un système figé. Il s’agit en fait d’une théorie qui se développe par construction collective ; il ne faut jamais oublier que Marx s’est largement inspiré non seulement d’auteurs antérieurs et contemporains, mais surtout de l’observation d’un mouvement ouvrier agissant par lui-même (en particulier, à l’époque, les mouvements ouvriers en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, etc.). Il n’y a donc pas un « moment Marx », sans racines ni suites, qui relèverait uniquement de l’histoire des idées. Le « marxisme », comme socialisme révolutionnaire critique, s’inscrit comme partie prenante d’un mouvement vers l’émancipation générale, aspiration qui est toujours actuelle.

L’essentiel du marxisme se résume dans le constat de la violence du mode de production capitaliste, et dans la conviction que les travailleurs (ou prolétaires) partout dans le monde, en vivant une situation d’exploitation et d’aliénation, et en participant à des luttes collectives de leur classe sociale, acquièrent une conscience de classe qui peut les mener à remplacer le capitalisme par une autre organisation sociale, sans travail salarié, sans État et sans frontières : le communisme.

Loin de cette définition, on peut observer que ceux qui déclarent s’opposer au marxisme le font très souvent sur la base de mythes, d’approximations ou de contre-vérités. Sans connaître la réalité de la critique marxiste, ceux qui pensent se situer au-delà du marxisme se trouvent en fait généralement en-deçà de celui-ci. Le marxiste Boris Souvarine écrivait en 1933 : « Il ne se passe guère de jour où quelque pontife de la culture bourgeoise n’inscrive au passif d’un marxisme imaginaire les idées les plus contraires, les faits les plus étrangers au marxisme réel. » Il ajoutait que « les marxistes repentis éprouvent le besoin d’oublier Marx pour mieux le contredire et le chargent arbitrairement d’erreurs de leur crû afin de pouvoir plus aisément le « dépasser«  », et enfin que l’idéologie officielle en Russie était une « antinomie achevée du marxisme authentique. »4 Entre ceux qui trompent et ceux qui se trompent, le marxisme est donc un inconnu célèbre, que l’on ne peut appréhender réellement qu’en critiquant préalablement toutes les propagandes idéologiques et étatiques.

Donc, qu’est-ce que le marxisme ? S’il existe un « marxisme », ce ne peut être qu’une méthode de critique de l’aliénation et des souffrances provoquées par les rapports sociaux capitalistes, c’est-à-dire par ce mode de production et d’organisation sociale. C’est « l’analyse et par là même la critique du système »5. Marx avait annoncé clairement : « Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident : je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant. »6 Cette activité critique débouche sur la nécessité de participer en pratique à la transformation de cette société, à la transformation du monde par et pour l’immense majorité. Le marxisme étant une méthode de connaissance critique du présent, il contribue à comprendre comment participer consciemment à sa transformation. On n’y trouvera ni dogme, ni ligne politique toute faite qu’il ne resterait plus qu’à répéter pour convaincre de sa validité.

Le marxisme est donc un outil théorique vivant, qui s’enrichit des innovations des luttes. Il ne s’agit pas d’accepter tout ce qu’a pu écrire tel ou tel, mais de s’inspirer de ce qui dans les écrits des auteurs socialistes et communistes a passé l’épreuve des faits. Les écrits de Karl Marx, comme ceux de tous les autres auteurs, doivent être lus comme des contributions non exclusives à l’élaboration d’une pensée critique actuelle, se basant évidemment avant tout sur la situation sociale présente et sur le mouvement réel des luttes dans le monde. Tout texte « marxiste », comme tout texte politique en général, n’a d’intérêt et de sens que lu avec un esprit critique constant. Et le fait de citer un extrait d’un texte n’implique pas forcément un accord avec l’ensemble de ce texte.

Marx n’a pas élaboré un système qu’il aurait ensuite expliqué dans ses textes ; au contraire, il a toute sa vie (ou du moins de 1842 jusqu’à sa mort en 1883) cherché à la fois à saisir les raisons de la misère, de l’exploitation, et de l’aliénation, et en même temps à participer au mouvement révolutionnaire de transformation du monde7 – mouvement devant selon lui être mené par « l’immense majorité », celle justement qui subit la misère, l’exploitation, et l’aliénation.

Marx était un homme de son époque, qui n’est qu’un des inspirateurs d’une méthode critique d’analyse de la société. Mais les éléments structurels fondamentaux de la société actuelle étaient déjà analysés dans ses textes. Il a d’ailleurs été trop optimiste : du fait qu’il était amené à analyser des phénomènes qui n’en étaient en fait qu’à leurs débuts à l’époque, il a parfois pensé voir la fin du capitalisme de son vivant. L’optimisme de Marx était en fait largement partagé par les autres socialistes de l’époque8. Marx était animé par une grande curiosité intellectuelle, soucieux de tout vérifier par lui-même, d’exercer son esprit critique à toutes les idées et théories, et surtout de les confronter à la réalité. « Marx lui-même n’a jamais prétendu à l’infaillibilité et rien n’est plus contraire à l’esprit de sa doctrine que les jugements historiques infaillibles. »9 Ce qui le caractérise, c’est l’esprit de synthèse. Il ne saurait donc être question d’une « source » unique ou surgie de nulle part : il y a l’histoire et les leçons permanentes des combats spontanés pour l’émancipation, qui préexistent à la théorie, et en sont l’inspiration première et indispensable. D’autre part, « avant Marx et indépendamment de lui, il y a eu un mouvement prolétarien et divers systèmes socialistes, qui correspondaient, chacun à sa manière, aux conditions de l’époque, qui étaient une expression théorique des aspirations de la classe ouvrière à s’émanciper. »10 Une véritable réussite pour le « marxisme » serait en fait la disparition du terme, son dépassement par intégration au sein d’un mouvement bien plus vaste et agissant concrètement pour l’auto-émancipation universelle.

Les marxistes veulent participer à l’auto-émancipation de l’Humanité, en abolissant toutes les sources d’oppression. Mais le « marxisme » croule depuis longtemps sous les fausses légendes. Marx a clairement critiqué ceux qui « à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe » veulent substituer « une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. » Dans ce passage du Manifeste communiste (1848), Marx ajoute que, pour ces « critico-utopiques », « l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société »11. C’est une récusation par avance d’une des principales trahisons par des courants prétendus marxistes. La théorie de Marx part des luttes concrètes, se nourrit des initiatives directes des travailleurs, et ne cherche pas à les « enrégimenter ». Vouloir diriger les luttes à la place des travailleurs mobilisés, c’est à la fois tuer la spontanéité, empêcher le développement autonome de la lutte, briser la prise de conscience du monde qu’une lutte autogérée apporte ; c’est enfin une attitude opposée au marxisme. Bien évidemment, la spontanéité ne vient pas de nulle part, elle émerge de l’expérience de l’exploitation d’une part, de l’expérience et de l’exemple des luttes d’autre part – et, essentiellement, de la conscience de classe qui découle de ces deux éléments.

Il y a, sur ces points comme sur d’autres, une opposition évidente entre Marx et certains « marxistes ». Vers la fin du XIXe siècle, la social-démocratie a élaboré un prétendu « marxisme » (alors même que de nombreux textes fondamentaux de Marx étaient encore inconnus) qui s’est avéré être une idéologie de parti, manipulée par des dirigeants sans réel contrôle des adhérents. Comme l’a écrit Karl Korsch, « dans cette phase historique, le « marxisme » n’a pas été, pour le mouvement ouvrier qui l’avait adopté de façon toute formelle, une véritable « théorie », c’est-à-dire « expression générale, et rien d’autre, du mouvement historique réel » (Marx), mais n’a jamais été qu’une « idéologie » que l’on prend toute armée « à l’extérieur ». »12

Juste après la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg séparait clairement « le marxisme véritable » de « cet « ersatz » du marxisme qui s’étala si longtemps dans la social-démocratie comme marxisme officiel. »13 Au fond, « marxisme » et « officiel », de même que « marxisme » et « orthodoxe », sont des mots qui ne vont pas ensemble, et en fait s’opposent fondamentalement.

La social-démocratie a ainsi simplifié, droitisé, et falsifié la pensée de Marx. Ces partis étaient d’ailleurs influencés par le « socialisme d’État » lassallien (d’après Ferdinand Lassalle, 1825-1864). Dans cette lignée, les sociaux-démocrates russes sont allés encore plus loin. « L’émancipation des classes travailleuses doit être conquise par les classes travailleuses elles-mêmes » pour Marx (octobre 1864)14, alors que Lénine se revendiquait ouvertement d’un « pouvoir dictatorial personnel » (avril 1918), qu’il a lui-même exercé – se situant donc, en opposition directe avec Marx, dans la tradition du pouvoir d’une minorité sur une majorité opprimée. On ajoutera que Lénine s’est également largement inspiré des dirigeants sociaux-démocrates de l’époque (en particulier Karl Kautsky), qui substituèrent à la pensée de Marx une simplification, un « marxisme vulgaire », vidant cette pensée de sa substance révolutionnaire et réellement critique. Une analyse marxiste montre que les rapports de production en URSS n’ont jamais été socialistes, ils sont toujours restés capitalistes, fonctionnant selon le triptyque décrit par Marx dans Le Capital : salariat – marchandises – argent. La bureaucratie d’État a pris la place de la bourgeoisie en tant que classe dominante exploiteuse ; de même en Chine, où le régime passe progressivement du capitalisme d’État au capitalisme de marché, sans avoir jamais abandonné l’exploitation capitaliste et l’asservissement du prolétariat.

Au fond, la ligne de séparation est :

* d’un côté les marxistes qui militent pour une révolution démocratique et l’instauration de la démocratie réelle, notamment par l’abolition des rapports sociaux capitalistes ;

* de l’autre différents courants (dont les réformistes et les léninistes), qui sont fondamentalement pour le pouvoir d’une petite minorité : soit en respectant les institutions actuelles qui recouvrent essentiellement une dictature de la classe capitaliste, soit en instaurant le pouvoir d’une infime minorité, « au nom » du prolétariat.

Avec la plus grande clarté, Marx écrivait dans le Manifeste communiste : « Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. »15

D’autre part, le marxisme vise à l’abolition des États-nations, il est donc anti-nationaliste et clairement internationaliste.

Le marxisme c’est notamment la lutte pour l’auto-libération du prolétariat mondial, pour l’abolition du capitalisme, pour en finir avec le travail salarié et avec les États qui sont des instruments d’oppression. Marx était un révolutionnaire pour la conquête de la démocratie réelle – par exemple, son journal la Nouvelle Gazette Rhénane portait comme sous-titre : « Organe de la Démocratie ». Il militait pour l’abolition de la dictature bourgeoise par une révolution du plus grand nombre, dirigée par le plus grand nombre.

Le marxisme est une pensée critique, mais pas un « système » : « je n’ai jamais établi de « système socialiste » » écrivait Karl Marx à la fin de sa vie16. Il s’agit d’analyser le monde, en s’inspirant d’une méthode qui doit lier intimement pratique et théorie. On constate qu’il existe dans les sociétés capitalistes des classes sociales, dont l’antagonisme trouve sa source dans le rapport social d’exploitation et d’aliénation qu’est le travail salarié.

Voici donc en quelques mots les principaux fondamentaux du marxisme :

* L’opposition à un système économique inégalitaire, basé sur l’aliénation, l’exploitation du plus grand nombre (par le système du salariat), et dirigé vers la réalisation de profit pour quelques uns, et non vers la satisfaction des besoins de tous. Il s’agit du capitalisme, mais on peut évidemment imaginer d’autres systèmes présentant les mêmes caractéristiques essentielles, auxquels les marxistes s’opposeraient également. Par la transformation de la société, le marxisme estime nécessaire d’arriver à une société basée sur la coopération et la gratuité.

* « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » : cette phrase fondamentale ne doit pas être considérée comme une simple formule, mais bien comme une exigence incontournable, devant être prise au pied de la lettre. Engels précisa que « Marx comptait uniquement et exclusivement sur le développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’action unifiée et de la discussion. » (préface de 1890 au Manifeste communiste). Ce principe inhérent au véritable marxisme implique l’auto-émancipation, ainsi que la démocratie comme élément fondateur indispensable pour une nouvelle société (que l’on appelle socialisme ou communisme), société à construire, débarrassée des différentes formes de domination. En fin de compte, « l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race »17.

Le but, socialisme ou communisme, ne désigne pas une société entièrement définie à l’avance. C’est le « mouvement qui abolit les conditions présentes ». C’est au mouvement réel de déterminer et de créer une société débarrassée du capitalisme, des hiérarchies, de l’exploitation et de l’aliénation ; c’est-à-dire que le « mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité » (Marx, Manifeste communiste) peut seul faire exister le socialisme/communisme, de la façon que les conditions sociales et la volonté des masses détermineront. Il y a donc rejet de l’idéologie : « La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire »18.

* L’internationalisme, qui est à la fois : 1) le constat de l’intérêt commun des travailleurs du monde entier – donc de la nécessité de la lutte au niveau mondial ; 2) l’objectif du dépassement des nations dans une communauté humaine mondiale. Il pourrait être plus juste de parler plutôt de « mondialisme », même si ce terme est malheureusement galvaudé (comme bien d’autres). L’expérience historique permet de faire le constat qu’en pratique, le nationalisme s’oppose à la fois au raisonnement rationnel et aux intérêts des travailleurs.

* La connaissance et l’analyse de l’histoire, et la conception matérialiste de l’histoire. Cette dernière ne peut être appliquée qu’après-coup uniquement, elle ne sert pas à « lire » le futur. L’activité consciente des êtres humains est loin de ne dépendre que de circonstances conjoncturelles. Contrairement à ce qu’a écrit un célèbre philosophe bourgeois (Hegel), le réel n’est pas toujours rationnel, et le rationnel ne devient pas toujours réel. « La méthode matérialiste consiste à remplacer les arguties et les disputes relatives à des notions abstraites par l’étude du monde réel. »19 De cette conception matérialiste et critique de l’histoire a parfois été faite une vulgarisation abusive sous le nom de « matérialisme historique », qu’il vaut mieux éviter. Pour Marx, il s’agit de se baser sur « les conditions réelles de la vie », donc de prêter une grande attention aux conditions sociales.

* Le constat de l’existence de classes sociales qui divisent les êtres humains ; le constat des profondes inégalités et injustices entre ces classes ; et le constat que tant que la division de la société en différentes classes existera, il y a aura des luttes entre ces classes : c’est le constat de l’existence de la lutte des classes. En conséquence, tout en participant actuellement à la lutte de classe des travailleurs, les marxistes militent pour une réorganisation de la société visant à la fin de la division des êtres humains en classes sociales – et donc à la fin de la lutte des classes.

* Le libre exercice de l’esprit critique. « Doute de tout »20 disait Marx, le but étant de connaître la réalité telle qu’elle est, pour mieux la comprendre et ainsi la transformer. Le « marxisme » est une théorie critique de la réalité.

Ces principes, ou certains d’entre eux, peuvent parfaitement être partagés par d’autres théories politiques et sociales : les marxistes ne cherchent pas à s’isoler, tout au contraire, le but est de contribuer à la constitution d’un mouvement d’ensemble de la société pour créer « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous. »21

Voici donc une introduction à un marxisme du XXIe siècle.

1 : La conception matérialiste de l’histoire

« Cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et révolutionnaire de ses prédécesseurs »

Karl Marx22

Il ne peut pas y avoir de véritable réflexion politique sans conscience historique. Pour pouvoir participer à la transformation du monde par et pour l’immense majorité, il faut connaître et comprendre le monde dans sa complexité. Le marxisme se base notamment sur une connaissance et une analyse des divers aspects de l’histoire, en adoptant une conception matérialiste de l’histoire.

Selon Marx et Engels, on doit comprendre que la « société civile est, en vérité, le creuset et le théâtre de toute histoire, et combien est absurde la traditionnelle conception de l’histoire qui néglige les circonstances réelles et se limite aux faits et gestes retentissants. »23 Il est à noter néanmoins que, depuis, les conceptions de Marx ont été souvent reprises, à tel point « qu’une partie au moins des conséquences du marxisme […] fait désormais partie de l’horizon ordinaire de tout historien »24.

Les idées et les idéologies ont un poids important sur le cours de l’histoire ; mais elles ne viennent pas de nulle part, ce sont elles-mêmes des constructions historiques. La base, ce sont les relations sociales entre les êtres humains. Par ailleurs, il y a évidemment une part d’aléatoire dans l’histoire25, de même qu’une influence des individus particuliers. Mais ce qui est le plus déterminant pour les grandes évolutions au sein de la société humaine, ce sont les rapports entre les classes sociales, l’évolution des modes de production. On peut ainsi observer l’influence des changements structurels lents et profonds sur des événements particuliers et ponctuels. Fondamentalement, « cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances. »26

L’analyse matérialiste de l’histoire prend donc en compte l’importance des rapports sociaux qui régissent la vie des êtres humains. L’essence de la conception matérialiste de l’histoire, c’est de considérer les faits sans se laisser berner par les déclarations des prétendus « grands hommes » (et en particulier des dictateurs successifs). On observe donc en particulier l’importance des structures sociales et de leurs évolutions sur le temps long.

Les marxistes doivent s’efforcer de connaître le mieux possible l’histoire et ses divers aspects, en étudiant les faits et leurs causes. Particulièrement fructueuse est l’étude critique des mouvements de mobilisations populaires, ainsi que des grands bouleversements sociaux. Comme l’a écrit le marxiste Julian Borchardt, « le matérialisme historique ne prétend pas expliquer les événements historiques par la situation économique ». Et il ajoute plus loin : « Ce sont les transformations sociales qui sont importantes. Et une conception de l’histoire n’a donc absolument pas pour but d’expliquer les événements isolés, mais de nous permettre de comprendre les bouleversements sociaux. »27

En examinant des événements nouveaux, comme la Commune de Paris en 1871, Marx a pris en compte la créativité des masses en lutte : il amenda et compléta en conséquence sa théorie révolutionnaire. D’où, entre autres, le passage de la préface de 1872 au Manifeste communiste, où Marx et Engels corrigent le texte dépassé de 1848 en se basant notamment sur l’expérience de la Commune28. La théorie doit s’inspirer et se nourrir du réel. À l’inverse, plaquer des schémas préalables sur le réel est une démarche qui tient de l’idéologie. La théorie critique se sépare clairement de l’idéologie ; l’activité critique et théorique se pratique entre autres en opposition aux idéologies. L’expérience historique précise le projet communiste, les moyens d’y parvenir et les moyens à éviter.

Le facteur historique premier, c’est donc l’activité sociale : l’existence, les luttes, les revendications des travailleurs. Cette lutte sociale se déroule en fonction de l’état du système économique et politique du monde ; elle ne se pratique pas à partir de rien, mais à partir d’une situation historique donnée, « état présent » qu’il s’agit précisément de combattre et de dépasser. Puisque l’objectif est la transformation du monde par le plus grand nombre, le plus grand nombre doit donc acquérir et améliorer les savoirs (notamment historiques), se forger son propre esprit critique. C’est une condition indispensable de l’action collective d’émancipation.

La conception matérialiste de l’histoire est « un instrument de connaissance et d’explication de la réalité sociale et historique. »29 C’est en connaissant le mieux possible le contexte social et ses contraintes, que les êtres humains peuvent changer les conditions d’existence pour et par eux-mêmes. Connaître et comprendre la réalité amène à vouloir et pouvoir la transformer. Comme l’écrit Anton Pannekoek, « le matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des peuples, des grands renversements sociaux. »30

L’essentiel de la vision marxiste de l’histoire a été en fait, depuis sa formulation, reconnue plus largement :

1) L’histoire est composée d’une série d’évolutions des structures mêmes de la société – en particulier des formes d’organisation sociale ;

2) Ces changements sont d’abord des conséquences des conditions de vie des êtres humains, et des transformations de la conscience de sa situation au sein des différentes classes sociales. Cette conscience est influencée par l’expérience de la vie en société dans une société organisée de façon donnée. Il s’agit donc de partir de l’ensemble de la réalité des rapports humains : « Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la société humaine, ou de l’humanité sociale. »31

Cependant, ce n’est pas parce que le marxisme veut baser ses actions sur une analyse rigoureuse, « scientifique », de la réalité, qu’il en deviendrait lui-même une science. Non seulement la conception matérialiste de l’histoire ne permet pas de prévoir l’avenir, mais surtout elle amène à ne pas en simplifier le cours. Avec leur conception, « Marx et Engels rompaient avec le cliché d’un progrès unilinéaire »32.

D’autre part, la conception matérialiste de l’histoire n’est pas un dogmatisme mécaniste : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’une façon arbitraire ni dans des circonstances librement choisies ; ils la font dans des conditions qu’ils ont trouvées devant eux, qui leur ont été léguées par le passé, bref, dans des circonstances données. »33 Il n’en reste pas moins que l’histoire est faite par les êtres humains eux-mêmes : « ce n’est certes pas l’ »Histoire » qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. »34 Le marxisme, c’est justement « l’idée qu’une autre histoire est possible, qu’il n’y a pas de destin, que l’existence de l’homme est ouverte »35. Loin des clichés, il faut rappeler que « si le marxisme n’est pas un « volontarisme« , il n’est pas non plus un « mécanicisme« . »36 L’action consciente des travailleurs est une condition sine qua non de la transformation de la société dans le sens de l’auto-émancipation, le moteur ne peut être que leur action qu’ils décident eux-mêmes démocratiquement, en connaissance de cause.

Les structures d’exploitation, de domination, d’oppression – le capitalisme, l’État, la division des êtres humains en classes sociales, le patriarcat, le racisme, etc. – n’existent pas depuis toujours et ne sont pas éternelles. Elles ne sont pas seulement des déterminants de l’histoire, mais aussi et surtout sont déterminées par elle. Elles ont une origine historique, et peuvent disparaître dans le cours ultérieur de l’histoire – à condition qu’un mouvement de transformation aille dans le sens de leur abolition.

2 : Le capitalisme, le salariat, le patriarcat

« Une chaîne retenait l’esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste. »

Karl Marx37

Il est indispensable, pour comprendre la société actuelle, d’analyser le système économique qui domine le monde entier : le capitalisme. Dans ce but, le marxisme applique une méthode d’analyse critique. « L’œuvre principale de Marx – et cela est vrai de toute sa philosophie – n’est pas une bible faite de vérités définitives et établies une fois pour toutes, c’est au contraire une incitation permanente au travail intellectuel, à la recherche et à la lutte incessante pour la vérité. »38

Le mode de production capitaliste repose sur l’exploitation et l’aliénation. Le mouvement capitaliste de base peut se résumer par la formule suivante : le capital, qui correspond à une certaine quantité d’argent, permet d’acheter des marchandises, qui une fois transformées et revendues rapportent plus d’argent. Autrement dit : A → M → A bis.

M désigne les marchandises, le profit des capitalistes est la différence entre A bis et A. Autrement dit, la somme d’argent A permet l’achat des moyens de production, des matières premières, et du temps de travail des salariés → ce qui aboutit à la production d’une marchandise → puis à la vente de cette marchandise → qui rapporte la somme d’argent A bis (qui est plus importante).

Il importe de comprendre ce qu’est la forme marchandise : « Un homme qui produit un article pour en user immédiatement, et pour le consommer lui-même, crée un produit, non une marchandise. »39 Et au bout du compte, « dans une société qui repose sur l’échange des marchandises, on n’obtient que par voie d’échange. Quiconque n’apporte pas de marchandises, n’a pas de moyen de subsistance. […] La production et la vente de marchandises sont devenues la condition de l’existence humaine. »40

Le prix moyen de base est la somme des frais de production + la plus-value. Tant que le système du salariat existe, il y a exploitation. Donc, il faut abolir le système du travail salarié : dans Le Capital, Marx « a montré que pour supprimer l’exploitation, il faut avant tout, il faut exclusivement que soit supprimée la vente de la force de travail, autrement dit le salariat »41. Mais les capitalistes peuvent avoir recours à d’autres formes d’exploitation du travail, par exemple en contraignant les travailleurs à se déclarer « auto-entrepreneurs » : cela permet aux capitalistes de rétablir une sorte de salaire à la pièce, tout en contournant les garanties sociales associées aux salaires qui ont été conquises par des décennies de luttes.

Selon Marx, c’est donc la force de travail des salariés qui est l’élément actif permettant de créer la plus-value ; et c’est l’exploitation de cette force de travail qui est la source des profits. En système capitaliste, la production a pour but la réalisation de profit, et non la satisfaction de besoins. L’objectif est de créer un bénéfice pour ceux qui dirigent la production.

Néanmoins, le marxisme n’ignore nullement l’influence du rapport entre l’offre et la demande sur les variations des prix – de même que les façons dont la demande peut varier par rapport aux besoins (« sous-consommation » par manque d’argent pour obtenir ce qui est nécessaire ; à l’inverse, création artificielle de demande par la publicité, etc.). La valeur d’usage des marchandises, ou la perception juste ou non de cette valeur d’usage, a par ce biais une certaine influence sur les variations des prix, et avant tout sur la possibilité de réaliser la plus-value.

La logique du capitalisme fait que ce qui est produit ou non est déterminé par la perspective de réalisation d’un profit monétaire pour ceux qui possèdent les moyens de production. Cela limite donc l’éventail de ce qui est produit, mais pas d’après les besoins, ni d’après l’utilité ou la nocivité de ces produits (que l’on pense par exemple à la florissante industrie de l’armement). Mais d’après Marx, il existe une tendance à la baisse du taux de profit. Cela oblige la classe capitaliste à lutter contre cette tendance ; par des tentatives d’accroître le taux de profit, et tout du moins pour le maintenir. C’est la « baisse tendancielle du taux de profit » ; mais il y a la possibilité de compensation notamment par la sur-exploitation des travailleurs : intérim, baisse du salaire réel (par le gel des salaires malgré l’inflation), heures supplémentaires non-payées, rogner sur les droits sociaux, etc. (plus généralement : tout mécanisme accroissant la productivité du travail sans accroissement du salaire). Ces mesures sont imposées aux travailleurs, notamment s’il y a une pression extérieure, ce qui est le cas avec un chômage important. Ces moyens de lutte de la classe capitaliste permettent un maintien du taux de profit, grâce à un accroissement du taux d’exploitation des salariés.

L’hégémonie croissante dans le travail de la forme salariale caractérise le mode de production capitaliste. L’exploitation du travail de la majorité pour le profit d’une minorité privilégiée se fait par la prédominance du travail salarié. « L’existence d’une classe qui ne possède rien en dehors de sa capacité de travail est une condition nécessaire du capital. […] Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital : ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement. »42 « Le processus de production capitaliste […] produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié. »43

Par le salariat, on est obligé de vendre une partie de son temps de vie ; on est dépossédé d’une partie de sa vie. Le salarié se faisant voler son temps par son exploiteur, Marx a écrit cette condamnation sans appel : « le système du travail salarié est donc un système d’esclavage »44. Le salariat est un travail aliéné et aliénant. Le travailleur n’a pas de maîtrise de son travail, ni du produit de son travail. Le travailleur ne détermine pas son activité, il ne s’appartient plus, il appartient à l’entreprise qui loue sa force de travail. Dès lors, « la production est uniquement production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens pour un épanouissement toujours plus intense du processus de la vie pour la société des producteurs. »45 C’est une partie de son temps de vie que vend le travailleur : ce temps ne reviendra jamais, d’où la formule : « On perd sa vie à la gagner ».

La logique aliénante du mode de production entraîne souvent un contrôle voire un « flicage » des travailleurs : par le système du salaire à la pièce, par l’écoute des conversations (notamment dans les centres d’appel), la vidéo-surveillance, les évaluations individuelles, la « culture du résultat », etc. Tout cela participe d’un processus de déshumanisation. Dans son travail, le salarié n’est plus qu’un élément interchangeable du système de production. Comme l’a écrit Marx, « ce qui caractérise l’époque capitaliste, c’est donc que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d’une marchandise qui lui appartient, et son travail, par conséquent, la forme de travail salarié. D’autre part, ce n’est qu’à partir de ce moment que la forme marchandise des produits devient la forme sociale dominante. »46 Dans ce cadre, l’être humain est réduit au rôle de simple rouage d’un ensemble qui lui échappe47. Dans la routine du salariat, le travail est souvent répétitif, la créativité y est bridée, atrophiée.

Les individus sont donc enserrés, comprimés par l’ensemble des contraintes du mode de production capitaliste. Ces contraintes contribuent à la violence diffuse qui parcourt la société. Le capitalisme s’oppose donc à la liberté, à l’épanouissement des potentialités de chacun. Chaque être humain a en lui différentes facettes, qui s’expriment ou non suivant les situations dans lesquelles il est placé : une société de « guerre de tous contre tous », comme l’est le système capitaliste, tend à faire ressortir ce qu’il y a de plus bas.

L’observation empirique montre que « les rapports de travail sont d’abord des rapports sociaux d’inégalité qui confrontent tout un chacun à la domination et à l’expérience de l’injustice. »48 Dans le mode de production capitaliste, la concurrence règne entre les entreprises, mais également une concurrence tend à exister entre les salariés. La concurrence isole et oppose les travailleurs, ce qui affaiblit leur position face au patronat – et c’est bien le but recherché. Car en réalité les travailleurs ont des intérêts communs : salaire, conditions de travail, etc. Ces intérêts les opposent ensemble aux capitalistes. Pour se défendre, pour améliorer leur situation, les travailleurs gagnent à faire cesser la concurrence entre eux et à se regrouper, s’associer. Ces associations peuvent prendre plusieurs formes, notamment les syndicats et les mouvements ponctuels comme les grèves. L’aboutissement ultime de ce processus serait la victoire commune de toute la classe travailleuse, c’est-à-dire qu’il n’y aurait plus de patronat, plus de concurrence, plus de système du salariat : autrement dit, l’autogestion. L’autogestion est un moyen de briser le fonctionnement hiérarchique, et de contribuer à faire disparaître les inégalités.

Actuellement, la concurrence domine les travailleurs : il faut trouver un emploi (c’est-à-dire en fait un salaire) au détriment d’autres chômeurs, il faut être « performant » pour éviter le risque du chômage forcé. Il s’agit d’échapper au risque d’être privé des moyens de vivre – ce qui entraîne peur, stress, etc. Le capitalisme, par une profonde extension du système du salariat, induit donc l’incertitude de l’existence sociale. Le capitalisme fait régner entre les humains des rapports de concurrence, de domination, de violence. La hiérarchie est une formation sociale qui empoisonne toutes les relations dans le cadre du travail, et même plus largement dans la société. « La concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui règne dans la société bourgeoise moderne. »49 Le capitalisme tend à transformer la vie en guerre permanente.

Le capitalisme est donc un système qui entraîne différentes formes de confrontations entre les êtres humains. Pacifier les rapports sociaux nécessite d’en finir avec ce système. Contre la concurrence, il s’agit d’opposer la solidarité, la coopération, l’entraide – qui sont des éléments de résistance, et de préfiguration d’une société socialiste, en étant les bases de nouveaux rapports humains, débarrassés de l’argent, basés sur la gratuité et le don. « La concurrence, qui est à la base du régime capitaliste, signifie pour nous socialistes, un fratricide ; nous voulons au contraire une communauté internationale des hommes. »50 En effet, « la possibilité d’éprouver des sentiments purement humains dans nos rapports avec nos semblables » est « restreinte par la société fondée sur l’antagonisme et la domination de classe »51.

Marx ne confondait pas « propriété privée » et propriété personnelle : « Dans la réalité, je n’ai de propriété privée que dans la mesure où je peux en faire trafic […]. Je ne suis propriétaire privé de mon habit qu’aussi longtemps que je peux en trafiquer, le mettre en gage ou le vendre, tant qu’il est vendable. »52 Cette notion de « propriété privée » est liée à l’existence du capital et de la forme marchandise. Mais la propriété privée est surtout un rapport social ; Marx évoque ainsi « la propriété privée, sous son double aspect : répartition et travail salarié. »53

En réalité Marx oppose la propriété individuelle à la propriété privée, alors que ces deux expressions sont parfois confondues à tort. Pour Marx, la propriété privée est une « propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns », qu’il s’agit d’abolir pour « faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production »54. En général, on parle en fait de la propriété privée des moyens de production. Au sens marxiste, la « propriété privée » c’est ce dont on prive autrui, c’est s’accaparer ce qui a une utilité collective. Mais on peut aussi dire que dans une certaine mesure, la propriété privée c’est la possession de valeur d’échange, alors que la propriété individuelle c’est la possession de valeur d’usage.

La société hiérarchique-capitaliste, dans laquelle vivent actuellement tous les êtres humains, est le règne de l’obligation de se soumettre à l’organisation capitaliste du travail. Toutes les sociétés capitalistes ont été et sont donc des sociétés de contrainte. Ce sont les rapports sociaux imposés par le fonctionnement du capitalisme : le but des marxistes n’est pas de modifier plus ou moins tel ou tel élément macro-économique, mais de changer de rapports sociaux. En examinant l’ensemble des éléments qui constituent l’ordre social actuel, on voit que c’est un système qui fractionne les êtres humains entre dirigeants et dirigés, entre exploiteurs et exploités.

Dès le XIXe siècle, des théoriciens comme Karl Marx et Rosa Luxemburg ont clairement compris que le capitalisme devait nécessairement se mondialiser. Il ne s’agit pas de s’opposer à ce processus en soi pour défendre un illusoire (et réactionnaire) capitalisme « national », mais de développer une lutte de classe internationaliste pour défendre les intérêts des travailleurs du monde entier.

Changer de mode de production est par ailleurs une nécessité écologique : « Ceux qui sont maîtres des machines sont maîtres des hommes et de la nature. »55 Comme l’a écrit Herbert Marcuse dans les années 1960, « à la destruction démesurée […] de l’homme et de la nature, de l’habitat et de la nourriture, correspondent le gaspillage à profit des matières premières, des matériaux et forces de travail, l’empoisonnement, également à profit, de l’atmosphère et de l’eau dans la métropole riche du capitalisme. »56

Le patriarcat est un système de violence et d’aliénation. Comme l’écrivit Engels : « La famille individuelle moderne est fondée sur l’esclavage domestique avoué ou dissimulé de la femme, et la société moderne est une masse exclusivement composée de familles individuelles qui en sont comme les molécules. L’homme […] est, dans la famille, le bourgeois ; la femme y représente le prolétaire. »57 S’insurger de la différence de salaire entre femmes et hommes est bien sûr indispensable ; mais il s’agit en fait d’une conséquence du système dans lequel nous sommes, de par l’existence du patriarcat et de l’inégalité de genre, et de par l’existence du système capitaliste. Militer pour l’égalité des salaires des femmes et des hommes est donc primordial, mais pour résoudre le problème à la racine, ce sont la domination sexiste et le système du salariat qui sont à abattre. Pour les travailleuses, être payées autant (c’est-à-dire souvent aussi peu) que les travailleurs ne marquera pas l’émancipation et la liberté, mais seulement une étape dans cette voie.

Le système actuel de domination, exploitation et aliénation, est en fait la combinaison de plusieurs formations sociales qui se superposent et s’entremêlent : le capitalisme, la division en classes sociales, le patriarcat, le racisme. Ce système d’ensemble est une production humaine, héritage historique de l’action des générations précédentes, qui elles-mêmes agissaient dans des conditions historiquement déterminées. Les rapports sociaux actuels déterminent les agissements des êtres humains d’aujourd’hui, bien que ces derniers ne les aient ni créés ni même choisis. Les conditions présentes de la vie en société ont cependant un caractère transitoire, puisqu’elles sont forcément appelées à être modifiées, plus ou moins radicalement, par une action plus ou moins consciente, et dans des directions qui peuvent être différentes voire opposées. Contre le conservatisme, qui veut maintenir les inégalités et l’exploitation qui dominent notre époque, il y a nécessité de transformation sociale en profondeur par l’action consciente et dans l’intérêt de l’immense majorité.

L’objectif pour les marxistes est de changer complètement de mode de production, d’en finir avec la production qui a pour but la valeur d’échange, et produire autre chose, autrement, avec pour but la valeur d’usage et le maximum de bien-être pour les êtres humains. Changer de système global est une cause universelle, qui nécessite l’abolition des systèmes de hiérarchie, d’exploitation, de racisme et de domination de genre.

Enfin, Marx écrit dans Le Capital que « la production capitaliste » épuise « en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur ». Le capitalisme « détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais trouble encore les échanges organiques entre l’homme et la terre »58. En ce début de XXIe siècle, ce constat se révèle particulièrement lucide. Un mode de production qui détruit l’environnement doit être remplacé par une nouvelle forme d’organisation sociale, qui est à inventer, et qui devra pleinement prendre en compte l’enjeu écologique.

3 : Les classes sociales, les luttes de classes

« Il ne saurait être question de masquer les antagonismes de classes, mais de supprimer les classes »

Karl Marx et Friedrich Engels59

Dans ses analyses, Marx « s’appuie sur le fait que nous vivons dans une société de classes qui est un produit de l’histoire. »60 En régime capitaliste, les classes sociales se définissent par leur place dans le système de production et dans la structure économico-sociale, lesquelles déterminent leur place dans la société. Les classes sociales existent par leurs relations et oppositions avec d’autres classes.

Les deux classes sociales essentielles en mode de production capitaliste sont le prolétariat et la bourgeoisie. Le prolétariat est la classe salariée, les travailleurs. La bourgeoisie est constituée des propriétaires des moyens de production ; classe capitaliste, patrons, rentiers, grands actionnaires. Ces classes sociales ont des intérêts antagonistes, d’où le fait que des luttes existent entre ces classes. La lutte de la majorité exploitée est une lutte contre l’injustice sociale. « L’œuvre entière de Marx et de Engels est dictée par une extraordinaire générosité ; mais plus encore par un impérieux besoin de justice. »61

L’observation de la société conduit à faire le constat de l’existence d’une lutte entre classes sociales. L’étude sociologique montre que « les sociétés contemporaines sont segmentées, hiérarchisées et conflictuelles. »62 Cette lutte des classes connaît des évolutions notables, mais elle se poursuit de toute façon sous diverses formes.

Les classes sociales en présence sont donc les suivantes :

* La classe capitaliste. Autrefois divisée entre bourgeoisie foncière et bourgeoisie industrielle, mais cette distinction est désormais désuète, même si par ailleurs la classe capitaliste n’est pas pour autant devenue entièrement homogène. Patrons, grands actionnaires, etc., vivent directement ou indirectement grâce au travail effectué par les prolétaires. C’est-à-dire qu’ils vivent, à un niveau ou un autre, consciemment ou non, grâce à l’exploitation des travailleurs. Autrefois, le capitaliste individuel était propriétaire et chef de son entreprise. La classe capitaliste est devenue majoritairement composée de « capitalistes collectifs » : actionnaires, dirigeants de la bureaucratie dans le cas du capitalisme d’État63, hedge funds, etc.

* La classe paysanne est en diminution numérique considérable dans les pays occidentaux, mais elle reste très importante à l’échelle de la planète. Dans le monde occidental, les « agriculteurs » se divisent entre grands propriétaires, petits exploitants, et ouvriers agricoles ; ces derniers ne possèdent pas de terrain et sont des salariés, donc de fait des prolétaires. Les grands propriétaires, quand ils ne participent même pas à l’exploitation d’une partie de leurs terres, sont ce qu’il reste de la bourgeoisie foncière. Marx écrivait à propos « des paysans français » : « Leur exploitation ne diffère de celle du prolétariat industriel que par la forme. L’exploiteur est le même : le capital. […] Seule la chute du capital peut élever les paysans, seul un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut briser sa misère économique, sa déchéance sociale. »64

* Le prolétariat, « classe travailleuse » ou « classe laborieuse ». Ce sont eux qui produisent, donc : les producteurs. Mais ils ne possèdent pas les moyens de production, pour vivre ils doivent louer/vendre leur temps (c’est le travail contraint). Les chômeurs font partie de cette classe, puisqu’ils sont des prolétaires sans emploi. La « classe ouvrière » est parfois confondue à tort avec le prolétariat, qui est un ensemble plus vaste dont les ouvriers font partie. Il est à signaler que contrairement à une idée reçue, les ouvriers sont par exemple en France en quasi-stabilité numérique depuis des décennies, avec 7 millions d’ouvriers. Mais les autres catégories d’« actifs » augmentant, la proportion d’ouvriers diminue légèrement.

Cette classe vit une situation d’aliénation du fait de l’essence même du processus de production capitaliste. Les prolétaires, par leur travail, permettent l’accumulation du capital ; ils participent donc au renforcement de la force sociale qui leur est opposée.

La lutte de classe élémentaire demeure celle qui oppose la classe salariée contre la classe capitaliste.

La division de la société en classes sociales enferme les individus. De plus, pour qu’il n’y ait plus de classe dominante, il faut qu’il n’y ait plus de classes sociales. L’objectif est donc d’arriver à une société sans classe sociale : « Si le prolétariat remporte la victoire, cela ne signifie pas du tout qu’il soit devenu le côté absolu de la société, car il ne l’emporte qu’en s’abolissant lui-même et en abolissant son contraire. Dès lors, le prolétariat a disparu tout autant que la propriété privée : son contraire qui l’implique. »65

Contre la violence des rapports sociaux dans toute société divisée en classes, pour une société pacifiée, l’abolition des classes s’impose. Des antagonismes et des tensions sont forcément générés par les hiérarchies, les inégalités, les rapports de production basés sur l’exploitation. Les classes sociales n’existant plus, la société sera alors libérée des carcans des oppressions de classe. Cela permettrait un accroissement des possibilités des individus.

La lutte des classes a comme enjeu quotidien la répartition entre salaire et plus-value, mais elle n’a pas seulement des conséquences économiques : dans son processus, la lutte des classes a des conséquences subjectives. Les travailleurs luttant pour un meilleur salaire, pour l’amélioration de leurs conditions de travail, pour la baisse de la durée de travail, etc., peuvent y prendre conscience de leur exploitation, et expérimentent l’unité dans l’action. La lutte de classe développe donc la conscience de classe. Ces éléments sont autant de préalables qui peuvent conduire à une action révolutionnaire de classe, pour supprimer l’exploitation et toutes les structures capitalistes. Cela implique que la lutte quotidienne est un champ d’expérience positive, que l’action est menée par les travailleurs eux-mêmes, donc que la créativité à la base puisse pleinement s’épanouir.

« Marx ne dit nullement que la lutte des classes est une « fatalité » qui pèse sur l’humanité […] elle n’est pas une « essence » de l’humanité, elle prendra fin – sans que cependant rien soit perdu des acquisitions matérielles et culturelles de l’humanité. »66 Une fin de la lutte des classes ne peut en fait se réaliser qu’en mettant fin à ses causes. Le prolétariat « ne peut donc s’émanciper qu’en émancipant tout le monde, c’est-à-dire en révolutionnant complètement la forme de la production. »67

4 : Les idéologies, les États, les partis

Les prolétaires « doivent abolir le travail. C’est pourquoi ils se trouvent en opposition directe avec l’État […] ; et ils doivent renverser l’État pour affirmer leur personnalité. »

Karl Marx et Friedrich Engels68

Le livre de Marx Le Capital n’est pas la fabrication d’une idéologie, mais la critique de l’économie politique en tant qu’idéologie du capitalisme : le livre est construit comme une démonstration de la nature réelle du règne du capital.

La société capitaliste, divisée en classes, ne permet pas l’égalité et entrave la liberté de la majorité. Quand au troisième terme de la devise issue de la révolution de 1789-1794, la fraternité : quelle fraternité est possible entre ceux qui mènent un licenciement collectif, et ceux qui le subissent ? Ceux qui licencient le feraient-ils s’ils savaient réellement, pratiquement, les conséquences humaines impliquées, s’ils en avaient pleinement conscience au moment de prendre la décision ? Quel libre-arbitre dans le capitalisme ? Pour Marx, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. »69

Il est donc nécessaire de critiquer les idéologies, qui sont des formes de fausse conscience. Cette critique vise à la fois les conceptions erronées des réalités sociales, et en même temps ces réalités en question. Aux idéologies s’oppose la conscience de la réalité vécue, concrète. La conscience est un produit social. Il s’agit par l’expérience de l’exploitation du travail, par les luttes sociales, de prendre conscience de la société telle qu’elle est : violente et injuste. C’est ensuite la compréhension du fait que la société actuelle est la conséquence de l’histoire. Il y a eu un avant cette société, il y aura un après. « Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. Cette conscience […] se ralluma brièvement dans le spartakisme »70. Le prolétariat est cette classe sociale qui peut mener elle-même l’action consciente.

Comme l’a écrit Engels, « l’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste »71. L’État « est un produit de la société parvenue à un degré de développement déterminé ; il est l’aveu que cette société s’embarrasse dans une insoluble contradiction avec soi-même, s’étant scindée en antagonismes irréconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. »72 L’État est un appareil de direction et de décision, placé au dessus de la société – même s’il est dans une certaine mesure déterminé par la société.

Par conséquent, « Marx a proclamé l’abolition de l’État avant même que les anarchistes n’existent »73. « Les classes tomberont aussi fatalement qu’elles ont surgi. Avec elles inévitablement tombe l’État. La société qui réorganisera la production sur les bases d’une association libre et égalitaire des producteurs transportera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »74

Face à l’État, les marxistes opposent l’action autonome sur la base de l’association, et l’internationalisme. Marx a écrit que la Commune de Paris de 1871 « ne fut pas une révolution contre telle ou telle forme de pouvoir d’État, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Ce fut une révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la société ; ce fut la reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale. Ce ne fut pas une révolution faite pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution pour briser cet horrible appareil même de la domination de classe. » Et il ajoutait que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. L’instrument politique de son asservissement ne peut servir d’instrument politique de son émancipation. »75

L’historien de la Commune Jacques Rougerie a très justement noté à ce propos que « les idées marxiennes sur l’État ont été par la suite appauvries, déformées, tant par les sociaux-démocrates de la IIe Internationale que par leurs adversaires léninistes de la IIIe. »76

Comment Marx concevait-il la notion de « parti » politique ? En 1860, il parle de « mes camarades de parti »77, bien qu’il ne soit adhérent d’aucun Parti au sens aujourd’hui courant. Sur plus de quarante ans d’engagement politique, Marx n’a été que quelques années membre de la Ligue des Communistes ainsi que de l’Association Démocratique de Bruxelles, puis plus tard 8 ans membre de l’Association Internationale des Travailleurs78 – la plupart du temps, il n’a été membre d’aucun parti. La Ligue des Communistes fut dissoute sur sa proposition ; l’AIT n’était ni un parti au sens actuel, ni une Internationale constituée de partis nationaux comme ce fut le cas des Internationales suivantes. « Marx cherchera surtout à faire de la Ire Internationale un organe de formation et de coopération »79. Les luttes, le mouvement de conquête de la démocratie et de l’émancipation, n’avaient selon Marx pas forcément besoin d’un « parti » au sens étroit du terme, mais de larges mobilisations démocratiques80. Il faut ainsi prendre en compte la mise en garde contre « la tendance à sur-estimer l’organisation qui, peu à peu, de moyen en vue d’une fin se change en une fin en elle-même, en un bien suprême auquel doivent être subordonnés tous les intérêts de la lutte. »81 Cela peut s’appliquer aux syndicats, aux partis, et à toutes organisations « au sens éphémère » : ces structures ne sont que des moyens parmi d’autres, leur existence ne doit pas entraver voire compromettre le but.

Il y a ainsi distinction entre « Parti historique » et « Parti éphémère », ce dernier désignant des organisations précises pouvant évoluer, scissionner ou disparaître d’une année à l’autre. Il faut prendre « Parti » dans son sens premier, de courant de pensée. On peut être communiste sans être dans un Parti, et à l’inverse on peut être adhérent d’un Parti qui se déclare communiste sans être pour autant communiste (ce dernier cas a été extrêmement courant au XXe siècle). Le marxisme s’oppose à toute tentative de maintenir ou de transformer les masses en spectateurs, en éléments passifs de la vie sociale et des évolutions des structures de la société.

Par contre, combattre l’existence des « partis » au sens historique du terme (celui employé dans le premier titre du Manifeste communiste de 1848), est purement illusoire tant que des différences aussi importantes existent dans la société, qui est – quand bien même ce serait nié – traversée par des intérêts contradictoires, en particulier entre possédants et travailleurs. La conséquence de cette négation est bien souvent l’appel à « l’unité nationale »82, qui maintient des divisions artificielles entre « nationalités », tout en niant les divisions réelles entre classes sociales – le tout au plus grand bénéfice des classes dirigeantes, qui peuvent ainsi aisément conserver leur position dominante.

5 : La démocratie

« Le communisme et le socialisme, pour tendre vers la démocratie authentique dépourvue de toute empreinte de classe, doivent conserver et accroître comme un bien précieux les éléments de démocratie historiquement acquis dans la lutte des classes »

Cercle communiste démocratique83

Il faut d’abord rappeler que la conquête des garanties démocratiques actuelles ont été obtenues par des luttes, avec la participation active des prolétaires, des marxistes et des autres socialistes : en particulier le droit de vote des femmes, ainsi que le suffrage universel (et non plus le suffrage censitaire, système où soit seuls les plus riches ont le droit de voter, soit leur vote a plus de poids).

Historiquement, c’est une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie qui a permis de mettre fin à la monarchie absolue, premier pas vers la démocratie. Par la suite, la bourgeoisie a instauré un mode de suffrage lui étant réservé, le suffrage censitaire et masculin. Cette double discrimination de la part de la classe dominante, organisée à son profit, a duré jusqu’à ce que le prolétariat ait conquis le suffrage universel. Si le suffrage universel n’est pas en soi suffisant pour être la démocratie réalisée, sa conquête constitue une précieuse étape dans cette voie.

Marx se prononce pour l’utilisation du « suffrage universel, transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation »84. Karl Marx et Friedrich Engels ont milité pour la démocratie – on peut rappeler par exemple leur soutien actif au chartisme (qui était un mouvement populaire britannique pour le suffrage universel). Cet engagement n’avait rien de passager, puisque « à chaque période de sa carrière politique, on voit Marx combattre inlassablement pour les libertés démocratiques »85.

En 1846, Engels voit le communisme comme la conséquence logique de la conquête de la démocratie. Il écrit ainsi que « la démocratie c’est aujourd’hui le communisme », et que « les masses démocratiques peuvent être comptées sans peine dans le calcul des effectifs communistes ». Enfin, il considère que « les prolétaires de toutes les nations commencent, sans grand tapage, à fraterniser réellement sous la bannière de la démocratie communiste »86.

Le marxisme observe que les progrès vers la démocratie ont principalement lieu pendant les périodes révolutionnaires, qui sont des tentatives plus ou moins abouties en ce sens, évidemment jamais parfaites – nous n’avons de toute façon aucun exemple du passé à reproduire tel quel.

Mais, au-delà des lacunes importantes qui restent en matière de démocratie, et qui devront être dépassées pour atteindre une véritable démocratie politique, il n’existe toujours pas de « démocratie économique », concept qui est contradictoire avec les principes du capitalisme. La lutte pour la démocratie doit donc nécessairement s’accompagner de la lutte sur le terrain social. « Notre système social [capitaliste] est basé sur la contrainte. […] La contrainte n’est pas compatible avec la démocratie. »87

Selon Rosa Luxemburg, « le sort de la démocratie est lié au sort du mouvement ouvrier »88. Il est donc du devoir des marxistes de défendre et de développer la démocratie. Cela peut prendre différentes formes : démocratie des conseils, Assemblées Générales, etc.

La démocratie est en effet indispensable à l’objectif fondamental du marxisme : la constitution d’une communauté humaine mondiale, débarrassée de toute forme d’oppression. Comme l’a écrit l’historien marxiste David Riazanov, « le communisme suppose la démocratie la plus perfectionnée »89. Le précurseur Etienne Cabet (1788-1856) considérait le communisme comme « la réalisation la plus complète et la seule parfaite de la démocratie »90. Selon Engels, « déjà le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant »91.

Cette lutte implique de combattre le phénomène anti-démocratique qu’est la bureaucratie. Ce sont des symptômes de la faiblesse démocratique, du manque de démocratie, d’un manque d’initiative autonome des masses populaires elles-mêmes. Ce sont ces dérives et/ou lacunes qui permettent la manifestation des tendances autocratiques diverses : à l’inverse une démocratie réelle et active, et un mouvement autonome de la majorité elle-même, empêchent la concrétisation des germes bureaucratiques et oligarchiques. « L’éducation des masses et de chaque individu dans le sens de l’autonomie intellectuelle et morale, la méfiance à l’égard de l’autorité, l’initiative personnelle, la capacité d’agir librement constituent la seule base sûre pour le développement d’un mouvement ouvrier qui soit à la hauteur de ses tâches historiques et la condition essentielle de la disparition des dangers bureaucratiques. »92

L’objectif est un système sans « dirigeants », avec des délégués révocables. Sa réalisation a ses bases dans l’apparition au sein des mouvements revendicatifs de structures de démocratie directe, d’espaces de libre discussion, de discussion et d’inventivité collectives. Il s’agit d’une démocratie vivante, comme l’est toute démocratie authentique.

Il s’agit donc de procéder à la « démocratisation de la société jusqu’à ses racines »93. Car il ne s’agit pas que d’une question politique, mais bien sociale : « La démocratie, autrement dit le contrôle public, est la condition sine qua non d’une économie collective. »94 L’unité révolutionnaire du prolétariat s’incarne dans sa lutte pour la démocratie sociale, qui passe par l’abolition de l’organisation capitaliste du travail.

Selon Engels, la Commune de 1871 « n’était déjà plus un État au sens propre »95, et il ajouta plus tard : « Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »96 La « dictature du prolétariat » est donc pour Engels un régime démocratique qui ne repose pas sur un État. « Pour Marx et Engels, dictature du prolétariat est synonyme de démocratie. Elle implique, dans leur pensée, les transformations les plus radicales du régime de propriété, indispensables à l’établissement et au fonctionnement d’une véritable démocratie. »97 Cela n’a jamais signifié « tyrannie » pour Marx et Engels, au contraire. L’idée est que tout le pouvoir soit exercé démocratiquement par le prolétariat. C’est la démocratie des travailleurs. Ce n’est en aucun cas une « suspension » de la démocratie, mais son intensification, son approfondissement.

Néanmoins, ce terme doit être abandonné de par l’évolution historique (il est à noter au passage que Marx l’a très rarement employé). Le sens du mot « dictature » s’étant radicalement modifié depuis, conserver une expression caduque ne pourrait que conduire à des contre-sens. D’autre part, dénaturée par plusieurs régimes de tyrannie (URSS, Chine maoïste, etc.) cette expression est devenue l’inverse de ce qu’elle signifiait au départ. Conserver cette expression aujourd’hui ne serait en fait que du fétichisme idéologique. Marx a employé ce mot « non comme terme de programme, mais simplement pour mieux marquer qu’aucune loi, ni héritage de la classe régnante antérieure, ni déterminée d’avance, ne ligoterait l’action du prolétariat au pouvoir »98.

Il nous faut lutter pour une démocratie socialiste (ou démocratie prolétarienne). Enfin, l’histoire a amplement montré la nécessité pour un pouvoir révolutionnaire qu’il existe aussi des contre-pouvoirs.

6 : Le communisme, le socialisme

« Dans ses fins comme dans ses voies, le socialisme est un combat pour la réalisation de la liberté. »

Karl Korsch99

Puisque le socialisme (ou communisme) n’est pas un « système », il n’existe pas de définition à l’avance d’une forme précise de société qui ne peut, en réalité, être définie et construite que par l’immense majorité elle-même, en faisant ses propres choix. La « forme et le contenu réels de la société communiste » ne peuvent être déterminés « que d’une façon empirique, comme tous les autres faits réels, ce qui signifie en l’occurrence : par le développement historique et l’action sociale des hommes »100.

Il n’y a pas un moule qui serait à reproduire, mais seulement des grandes lignes, essentiellement les changements par rapport aux structures sociales actuelles. Comme l’a dit Engels : « Nous sommes des évolutionnistes, nous n’avons pas l’intention de dicter à l’humanité des lois définitives. De préjugés à l’endroit de l’organisation en détail de la société de l’avenir ? Vous n’en trouverez pas trace parmi nous. Nous serons déjà satisfaits, lorsque nous aurons mis les moyens de production entre les mains de la communauté »101.

L’objectif, du moins, passe entre autres par la mise en commun, le partage. L’égoïsme est une prison : en réalité, « l’épanouissement d’un individu dépend de l’épanouissement de tous ceux avec qui il entretient des contacts directs ou indirects »102. Dans ce but, il s’agit d’arriver à la propriété commune des moyens de production sous la forme de l’association. Cette nouvelle communauté humaine doit être constituée par des individus égaux librement associés : « C’est seulement dans la communauté qu’existent pour chaque individu les moyens de cultiver ses dispositions dans tous les sens ; c’est donc uniquement dans la communauté que la liberté personnelle devient possible. »103 Le communisme, ce n’est pas l’emprise de la société sur les individus ; c’est au contraire une société où les rapports sociaux sont déterminés par les individus. Jean Jaurès a écrit à ce sujet que « le collectivisme a droit de cité dans la République : il en est la formule sociale. Il est la garantie économique de la liberté de tous. »104 L’objectif collectiviste ne s’oppose donc pas à la liberté, il en est la réalisation. On a pu avec raison souligner que Marx « avait bien compris la filiation du socialisme et de la liberté » et qu’il « s’était écarté à la fois de Hegel (liberté purement philosophique) et de Feuerbach (liberté exclusivement religieuse). »105

Transformer la propriété n’est toutefois pas suffisant. Ce sont les rapports de production eux-mêmes qu’il faut complètement changer. Le passage au communisme ne peut se faire sans changement radical de l’ensemble des conditions de la production : « Jusqu’à présent, toutes les révolutions ont toujours laissé intact le mode des activités […]. En revanche, la révolution communiste […] se débarrasse du travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes »106. Autrement dit, « il ne s’agit pas de rendre le travail libre, mais de l’abolir. »107 Le communisme est donc un mouvement de transformation révolutionnaire « qui conduit finalement, avec l’élimination du salariat, à l’élimination de toute domination de classe. »108 Le salariat étant la base actuelle des rapports d’exploitation et d’aliénation, il n’y a pas d’émancipation sociale possible sans l’abolition du système du salariat. Cela permet alors l’abolition de l’argent, et de la forme marchandise.

D’autre part, et c’est bien sûr lié, le communisme ne peut exister qu’au niveau mondial : « le communisme, action du prolétariat, n’est concevable qu’en tant que réalité « historique et mondiale » »109. Ce type de société est nécessairement sans État. « La révolution communiste, qui abolit la division du travail, élimine finalement les institutions politiques »110. Socialisme et communisme excluent tous les préjugés et égoïsmes « nationaux », qui enferment les individus. C’est par l’égalité et la libre circulation des individus que sont supprimées les ornières. C’est par l’épanouissement ouvert et la connaissance mutuelle qu’apparaissent les richesses et les subtilités linguistiques et culturelles.

Le socialisme, tout en étant solidaire et égalitaire, ne saurait être normatif. S’il est d’abord le mouvement d’union des travailleurs et de tous les opprimés pour une autre société, qui soit libérée du système hiérarchique-capitaliste et de toute forme d’exploitation, cette union brisant les divisions et frontières qui ont été dressées entre les êtres humains du monde entier, le communisme représente « la cause de l’humanité, et non des ouvriers seulement »111.

Comme l’a écrit Victor Serge : « La liberté est aussi nécessaire au socialisme, l’esprit de liberté est aussi nécessaire au marxisme que l’oxygène aux êtres vivants. »112 Et selon Marx : « A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures »113.

Pour Marx, le communisme « coïncide avec l’humanisme ; il est la véritable fin de la querelle de l’homme avec la nature et entre l’homme et l’homme, il est la véritable fin de la querelle entre l’existence et l’essence, entre l’objectivation et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l’individu et l’espèce. »114 Du fait de la réalisation de cette société harmonieuse, pour Marx le communisme « signifiait non seulement l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi le fait de mettre fin à toutes les formes d’aliénation de l’homme. »115

Concrètement, « il vaut mieux employer l’expression socialisation démocratique des moyens de production que propriété collective, parce que celle-ci implique une certaine erreur théorique en ce que, d’abord, elle met à la place du fait réel économique un exposant juridique et de plus, parce que, dans l’esprit de plus d’un, elle se confond avec l’augmentation des monopoles, avec l’étatisation croissante des services publics, et avec toutes les autres fantasmagories du socialisme d’État toujours renaissant, dont tout l’effet est d’augmenter les moyens économiques d’oppression dans les mains de la classe des oppresseurs. »116

En conséquence, « la propriété sociale implique non seulement la suppression de la propriété privée, mais aussi la suppression de la propriété nationale. […] Elle signifie que les instruments de production doivent être au service de la société humaine, c’est-à-dire de l’humanité. En d’autres termes, la propriété sociale n’est en fait plus une propriété, elle est un simple instrument au service de l’homme et de la civilisation. »117

Le socialisme (ou communisme), société sans classe sociale, n’est pas inscrit dans des « lois de l’histoire », il n’est pas écrit à l’avance que ce type de société verra effectivement le jour. Le capitalisme arrivera un jour à sa fin, mais on ne peut prédire par quel genre d’organisation sociale il sera remplacé. Mais ceux qui croient le capitalisme éternel sont victimes d’une vaine illusion, ou d’auto-persuasion. Tout aussi illusoire est la proclamation d’une fin de la lutte des classes en régime capitaliste : tant qu’il y aura une division entre classes sociales, elles seront forcément, d’une manière ou d’une autre, en lutte. La fin de la lutte des classes ne peut advenir que par la fin des classes sociales.

Comment pourrait s’organiser la vie des êtres humains une fois supprimée l’organisation de la société sur la base du système du salariat ? Voilà ouvert un vaste champ d’invention, qui implique nécessairement des rapports humains pacifiés et solidaires, puisque dans une civilisation communiste, la liberté ce n’est pas le droit du plus fort.

Selon Marx et Engels, « la libération de chaque individu se réalisera dans la mesure même où l’histoire se sera transformée complètement en histoire mondiale. »118 D’où la nécessité absolue d’un internationalisme permanent, de la lutte pour un monde sans État ni frontière, pour une communauté humaine mondiale. Engels écrit ainsi que « les prolétaires dans tous les pays ont un seul et même intérêt, un seul et même ennemi, une seule et même lutte devant eux ; les prolétaires sont déjà en grande partie exempts de préjugés nationaux, et toute leur culture et leur mouvement sont essentiellement humanitaires, anti-nationaux. Les prolétaires seuls peuvent abolir la nationalité »119.

L’auto-émancipation socialiste marque la véritable émancipation de l’humanité. Selon les mots de Marx : « le prolétariat peut et doit se libérer lui-même. Toutefois, il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions d’existence. Il ne peut abolir ses propres conditions d’existence sans abolir toutes les conditions d’existence inhumaines de la société actuelle »120.

La société sans classe sociale permet une humanité réconciliée. Contre les déterminismes, le socialisme permet plus de liberté, grâce au choix de chacun. Les êtres humains ne sont plus restreints par les préjugés et limitations de classe, de genre, de couleur de peau. Cela permettrait de libérer les interactions sociales. « C’est seulement dans la société communiste que l’épanouissement original et libre des individus n’est pas un vain mot, car il dépend des liaisons entre les individus, liaisons qui consistent partie dans les conditions économiques, partie dans la nécessaire solidarité du libre épanouissement de tous, et enfin dans le mode d’activité universel des individus sur la base des forces productives existantes. »121

Le communisme implique l’invention d’autres formes de vivre-ensemble, créées et gérées à la base. C’est aussi la généralisation de l’accès aux loisirs, à l’art et à la culture. L’objectif à atteindre est celui d’une société sans laissés pour compte, sans opprimés quels qu’ils soient – ce qui demande une attention permanente, et ce qui exige de ne pas croire à l’existence de solutions définitives : la situation sociale de tous et de chacun doit être évaluée sans se voiler la face. Cela implique de ne jamais sous-estimer les malheurs du présent au nom de ceux du passé ; de ne jamais tenir des inégalités, des injustices, des situations de misère comme allant de soi ou comme étant impossibles à résoudre.

Le socialisme et le communisme sont en fait un objectif identique : la socialisation et transformation radicale de l’appareil de production et de la production elle-même. Dans le système hiérarchique-capitaliste, les lieux de travail sont organisés en fonction de la réalisation maximale de profits. Il s’agit de changer ce qu’on produit, comment on le produit, et bien évidemment la répartition. Cela permet donc la réduction, puis l’abolition, des monstrueuses inégalités qui existent dans le monde. Le communisme réel « est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme […] il est la vraie solution du conflit de l’homme avec la nature, de l’homme avec l’homme »122.

7 : La transformation de la société, la révolution sociale

« Le 13 juin avait enlevé aux différents partis semi-révolutionnaires leurs chefs officiels ; les masses qui restaient y gagnèrent d’agir de leur propre chef »

Karl Marx123

La révolution socialiste implique à la fois le renversement du pouvoir oppresseur et la transformation des rapports sociaux. Il ne s’agit pas d’apporter des modifications, même importantes, à l’organisation sociale actuelle, mais bien de remplacer cette organisation sociale. Il ne s’agit pas de conserver l’essentiel du processus de production en changeant uniquement les propriétaires ou la répartition des produits, mais bien de changer radicalement le processus productif : ce qu’on produit, comment on produit, etc.

La révolution sociale pour être authentique ne peut être que majoritaire. « Une politique « pour le peuple » qui ne se fait pas « par le peuple » ne se fait finalement pas du tout »124. C’est la société se transformant elle-même, par elle-même – et non sous pression extérieure.

La révolution socialiste, que l’on peut également appeler révolution communiste, est un mouvement mondial, « c’est la révolution sociale du prolétariat mondial. »125

« La société capitaliste n’est rien d’autre que la domination plus ou moins voilée de la violence. »126 La violence est une conséquence des formes d’organisation sociale qu’il s’agit de remplacer, elle figure parmi les maux à détruire, et ne peut donc pas servir à l’émancipation. Les moyens condamnables ne rapprochent pas du but, au contraire ils condamnent ce but. D’où la nécessité d’une révolution non-violente.

Les socialistes « n’attendent pas la réalisation du but final de la violence victorieuse d’une minorité »127. D’après Engels, ce sont justement les socialistes et communistes qui tendent à supprimer la violence dans un mouvement : « dans la proportion où le prolétariat contiendra en lui des éléments socialistes et communistes [c’est-à-dire des travailleurs conscients], la révolution présentera moins d’effusion de sang »128.

La révolution au sens marxiste n’est donc pas la violence, mais la transformation des structures sociales, des rapports sociaux, le changement de mode de production : passer à des structures économiques et politiques différentes. Les moyens et formes peuvent varier suivant les circonstances et les conditions. Déjà au XIXe siècle – le siècle du blanquisme, des insurrections de rue et des barricades – Marx déclarait : « il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions j’ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. »129 Selon Engels, « Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes est révolu. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation sociale, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il retourne, pour quoi elles censées intervenir, corps et âme. »130 Quelle que soit sa forme, la révolution sociale exige en tout cas une implication des masses dans la chose publique et sa transformation, et des progrès structurels d’égalité et de solidarité.

« Manquer de liberté, tel est pour l’homme le véritable danger de mort »131. Spontanément, il y a des résistances face aux conditions inhumaines, des actions – souvent collectives, parfois individuelles – pour empêcher des injustices, etc. Dans le système capitaliste, les travailleurs forment « une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d’où émane la conscience de la nécessité d’une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes grâce à l’appréhension du rôle de cette classe »132. La conscience communiste spontanée provient de l’expérience vécue de la vie en régime hiérarchique-capitaliste, de l’expérience des rapports sociaux, des luttes sociales133.

Si le moyen contredit la fin, il empêche sa réalisation. « Une fin qui a besoin de moyens injustes n’est pas une fin juste »134. Au contraire, « le caractère éthique de la pratique révolutionnaire se manifeste sous l’aspect de l’adéquation totale entre les moyens et la fin »135. Chacun peut s’intégrer librement à la nouvelle organisation sociale tout en participant à son élaboration.

La révolution ne peut gagner que si elle est faite d’un bout à l’autre par la majorité, ce qui implique que les masses sont le nouveau pouvoir – qui remplace la domination de la classe capitaliste. Remplacer le pouvoir de la bourgeoisie par un autre pouvoir d’une petite minorité, même « au nom du prolétariat », entraînerait la mise à l’écart des masses et donc l’échec de la révolution, soit de l’extérieur (la bourgeoisie reprenant directement le pouvoir), soit de l’intérieur (la minorité dirigeante devenant un pouvoir contre les masses). Les faiblesses de la révolution peuvent permettre l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, ou même le retour de la classe dominante précédente, sous des formes plus ou moins modifiées. D’où la nécessité d’une vigilance constante, notamment en évitant les formes figées qui entraîneraient une bureaucratisation.

Ce qui est nécessaire, c’est un processus révolutionnaire d’auto-émancipation et de transformation radicale de la société, et pas une insurrection violente. « La classe ouvrière a besoin de discernement. Non seulement il lui faut connaître la société dans sa complexité, mais il lui faut cette sagesse intuitive qui naît directement des conditions de vie, cette indépendance d’esprit qui prend racine dans le principe pur et simple de la lutte de classe pour la liberté. »136

 

La classe capitaliste exerce sa domination par deux biais (qui se recoupent) : politique et économique. La révolution socialiste-démocratique est sociale car c’est une prise de pouvoir à tous les niveaux par les masses elles-mêmes, afin de réaliser la socialisation des moyens de production – donc la propriété commune de ce qui était auparavant le capital constant, et l’abolition du salariat. Dans les périodes révolutionnaires, le social conquiert le champ spécialisé et hiérarchisé du politique, c’est une appropriation du politique, autrement dit la démocratie sociale.

Seul un mouvement populaire massif et conscient peut transformer radicalement les structures de la société, permettant le passage d’une société hiérarchique-capitaliste à une société démocratique-socialiste. Déjà dans les mobilisations au quotidien (dont les mouvements de grève auto-organisés), la concurrence entre les travailleurs cesse et est remplacée par l’association des travailleurs. L’approfondissement de cette libre association des travailleurs, et sa généralisation, peuvent être le commencement d’un mouvement de cette nature.

Il existe actuellement des Assemblées Générales, coordinations, comités d’action, etc. Rien ne peut remplacer la création par le mouvement réel, vivant, qui est en évolution constante. « Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. »137

Cette révolution ne peut s’épanouir qu’avec un maintien ou accroissement des libertés publiques (de presse, d’expression, etc.). Liberté de débat et possibilité permanente de contestation publique des décisions prises à quelque niveau que ce soit : sans cela, il ne peut pas y avoir de conscience révolutionnaire. Si les révolutionnaires sont des défenseurs des contre-pouvoirs, ce n’est pas seulement parce qu’ils n’ont pas le pouvoir, mais parce qu’ils savent que tant qu’il existe des pouvoirs, les contre-pouvoirs sont indispensables ; et ce constat reste vrai pendant une révolution émancipatrice. « La révolution prolétarienne abolit, avec la liquidation de toutes les classes, le prolétariat en tant que classe et crée par là un nouvel agent de progrès – la communauté d’hommes libres qui organisent leur société en accord avec les possibilités d’une existence humaine pour tous ses membres. »138 La révolution sociale est une invention collective. De nouvelles formes sont à créer, de nouveaux rapports sociaux sont à naître. On n’est jamais sûr de quels fruits mûriront, et de quel fruit l’humanité choisira parmi ceux-là de cueillir. Comme l’a écrit Herbert Marcuse : « La réalisation des objectifs du marxisme dépend de la solution du conflit entre les forces productives et le caractère répressif de leur organisation et de leur usage. Suivant Marx, l’abolition du capitalisme n’est pas une fin en soi, mais le moyen de résoudre ce conflit, et de mettre par là un terme à l’asservissement de l’homme par son travail, et à l’exploitation de l’homme par l’homme. »139

Conclusion

« Le besoin et la fatalité de la révolution sont aussi universels que le désespoir des peuples piétinés, sur lesquels vous avez élevé vos trônes »

Karl Marx140

Le marxisme est d’abord une méthode pour l’analyse critique de la réalité sociale vécue par les êtres humains. Le marxisme, outil de critique sociale, contribue à mieux connaître et comprendre le monde dans lequel nous vivons. C’est ensuite une série d’indications afin de parvenir à une autre organisation sociale, débarrassée de l’exploitation et de l’aliénation.

Etre marxiste, c’est s’engager dans les luttes sociales, placer son action dans le cadre de l’intérêt des exploité-e-s. Chacun peut participer au sein de la classe sociale travailleuse au mouvement global vers l’auto-émancipation, en luttant avec à l’esprit une perspective d’ensemble, que ce soit au sein de manifestations, grèves, comités de lutte, syndicats, diverses structures politiques, associatives, militantes. L’espoir, ce sont les luttes spontanées qui surgissent contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation.

 

Il n’y a donc pas de « recette », pas de doctrine toute faite qu’il ne resterait plus qu’à appliquer. Cependant, une activité « marxiste » se base forcément :

– sur la connaissance critique de l’état actuel de la société.

– sur la participation active aux mobilisations sociales, contre l’exploitation ; aux mouvements pour plus d’égalité, plus de liberté.

– sur la pratique permanente de l’esprit critique.

 

Au-delà des mythes, des mensonges et des déformations diverses, en particulier des états autoritaires prétendus « socialistes » comme l’URSS141, le marxisme est une composante du mouvement visant à une transformation radicale du monde, par l’abolition du capitalisme, des Etats, des frontières, des exploitations et des dominations, des inégalités, et des entraves à la liberté de tous. L’objectif est « l’instauration du règne de la liberté sur les fondements matériels que constituent les rapports de production socialistes. »142

On parle de façon significative de « temps libre », expression qui marque l’opposition entre la liberté et le temps emprisonné, sacrifié dans le salariat. L’objectif est de permettre à chacun d’avoir des loisirs libres, qui ne consistent plus en un temps de « récupération » pour que la force de travail soit à nouveau disponible dans les meilleures conditions pour être exploitée dans le cadre du système salarial. Mais il ne faut pas pour autant se faire d’illusions : « il est évident qu’une civilisation des loisirs […] n’aurait rien de « rose ». Point de paradis, ni de fin à l’histoire. On aura d’autres malheurs (et d’autres plaisirs), voilà tout. »143

Pour Maximilien Rubel, il ressort des idées fondamentales de Marx un « triple objectif : l’abolition du travail aliénant et donc du mode de production capitaliste ; l’abolition des classes sociales ; l’abolition de l’État »144. Partant du principe que « personne ne doit être soumis à un tiers sous prétexte que celui-ci détient le capital »145, une transformation des rapports sociaux s’impose pour réaliser la liberté de chacun et de tous. Il s’agit de trouver en pratique les moyens de vivre en société sans les monstres froids que sont le capital et la bureaucratie.

Le marxisme outil de critique sociale est bien vivant ; et à l’opposé, on ne peut que se réjouir du fait que le mensonge qu’était l’idéologie qui usurpait le nom de « marxiste » soit moribonde. Aujourd’hui, l’unité dans l’action de tous les partisans de l’auto-émancipation des travailleurs, par-delà les étiquettes héritées du passé, doit être favorisée par ceux qui se pensent « marxistes »146.

L’auto-émancipation des travailleurs, abolissant le travail contraint et la division en classes sociales, et mettant fin aux différentes formes d’oppression sociale, constituerait l’émancipation de l’humanité.

Critique Sociale.

Bibliographie

Karl Marx, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 4 tomes parus, 1963-1994, 7596 pages. Sous la direction de Maximilien Rubel.

* Tome I : Economie I, 1963, 1821 pages.

* Tome II : Economie II, 1968, 1970 pages.

* Tome III : Philosophie, 1982, 1976 pages.

* Tome IV : Politique I, 1994, 1829 pages.

Ces quatre volumes constituent à ce jour la meilleure édition de Marx en français. Ils contiennent notamment les textes suivants : Misère de la philosophie, Manifeste communiste, Travail salarié et capital, Critique de l’économie politique, Adresse inaugurale et statuts de l’Association Internationale des Travailleurs, Le Capital, Manuscrits de 1844, Principes d’une critique de l’économie politique (Grundrisse), La Sainte famille, Critique de la philosophie politique de Hegel, L’Idéologie allemande, Les Luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, etc.

Des textes issus de ces 4 tomes sont réunis dans :

Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, 697 pages.

Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, 688 pages.

Karl Marx, Le Capital, livres 1, 2 et 3, Gallimard, 2008, 3324 pages (2 tomes).

Quelques autres éditions utiles de textes de Marx :

Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 : édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Ed. sociales, 1968.

Karl Marx, Interview avec Johann Hamann le 30 septembre 1869, Volksstaat n° 17, 27 novembre 1869, traduction française dans La Révolution prolétarienne 23, novembre 1926 (reprise dans Critique sociale n° 1, octobre 2008).

Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Ed. sociales, 2012.

Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Ed. sociales, 2011.

Karl Marx, Le Chapitre VI, manuscrits de 1863-1867, Ed. sociales/Geme, 2010.

Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, 2 tomes : « Sociologie critique » et « Révolution et socialisme ». Réédition Payot, 2008.

Karl Marx, Herr Vogt, Costes, 1927-1928 (3 tomes).

Karl Marx, Bolivar y Ponte, Sulliver, 1999.

Autres ouvrages147 :

Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État, Le Félin, 2004.

Max Adler, Démocratie et conseils ouvriers, Maspero, 1967.

Max Adler, Démocratie politique et démocratie sociale, Anthropos, 1970.

Max Adler, Le Socialisme de gauche, Critique sociale, 2014.

Serge Albat, Julien Coffinet, Maurice Pineau et Raymond Sibor, Faillite du marxisme ?, Nouveau Prométhée, s. d. (1934).

Bert Andréas, Le Manifeste communiste de Marx et Engels, histoire et bibliographie, 1848-1918, Feltrinelli, 1963.

Maurice Barbier, La Pensée politique de Karl Marx, L’Harmattan, 1992.

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, 1993-1994 (2 tomes).

Claude Berger, Marx, l’association, l’anti-Lénine : vers l’abolition du salariat, Payot, 1974.

Alain Bihr, Les Rapports sociaux de classes, Page Deux, 2012.

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Le Système des inégalités, La Découverte, 2008.

Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931.

Yvon Bourdet, Communisme et marxisme, Brient, 1963.

Yvon Bourdet et Alain Guillerm, Clefs pour l’autogestion, Seghers, 1977.

Serge Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, 1977.

Emmanuel Carsin, Marx, l’action et l’histoire, Ellipses, 2007.

Guy Debord, Œuvres, Gallimard, 2006.

Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique, Allia, 1998.

Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Costes, 1948.

Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933 (2 tomes).

Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Les Revues, 1930.

John Bellamy Foster, Marx écologiste, Ed. Amsterdam, 2011.

Erich Fromm, La Conception de l’homme chez Marx, Payot, 2010.

Joseph Gabel, La Fausse conscience, Ed. de minuit, 1977.

Daniel Guérin, Pour le communisme libertaire, Spartacus, 2003.

Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, Smolny, 2015.

Sidney Hook, Pour comprendre Marx, Gallimard, 1936.

Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974.

Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976.

Krisis, Manifeste contre le travail, 10/18, 2002.

Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928.

Paul Lafargue, Paresse et révolution, écrits 1880-1911, Tallandier, 2009.

Paul Lafargue et Wilhelm Liebknecht, Souvenirs sur Marx, Ed. du Sandre, 2008.

Lucien Laurat, Le Marxisme en faillite ? Du marxisme de Marx au marxisme d’aujourd’hui, Tisné, 1939.

Michael Löwy, La Théorie de la révolution chez le jeune Marx, Ed. Sociales, 1997.

Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, Spartacus, 2016.

Rosa Luxemburg, L’Accumulation du Capital, Smolny & Agone, 2019.

Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, Smolny & Agone, 2014.

Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicats, La Découverte, 2001.

Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Smolny & Agone, 2021.

Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Ed. de minuit, 2003.

Herbert Marcuse, Le Problème du changement social dans la société technologique, suivi de Marxisme et féminisme, Homnisphères, 2007.

Paul Mattick, Marx et Keynes, Gallimard, 2010.

Paul Mattick, Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983.

Anton Pannekoek, Les Conseils ouvriers, Spartacus, 1982-2010 (2 tomes).

Anton Pannekoek et Josef Strasser, Nation et lutte de classe, UGE, 1977.

Kostas Papaïoannou, L’Idéologie froide, Encyclopédie des Nuisances, 2009.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009.

David Riazanov, La Confession de Karl Marx, Spartacus, 1969.

Marcel Roelandts, Dynamiques, contradictions et crises du capitalisme, Contradictions, 2010.

Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Klincksieck, 2016.

Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 2000.

Maximilien Rubel, Bibliographie des œuvres de Karl Marx, Rivière, 1956 et Supplément à la bibliographie des œuvres de Karl Marx, Rivière, 1960.

Luc Somerhausen, L’Humanisme agissant de Karl Marx, Richard-Masse, 1946.

Michel Vadée, Marx, penseur du possible, L’Harmattan, 1998.

Simone Weil, Leçons de philosophie, 10/18, 1966.

Brochures :

Cercle Communiste Démocratique, Déclaration et statuts, 1931.

Démocratie Communiste (Luxemburgiste), Textes pour le socialisme-communisme, 2009.

Mouvement Socialiste Mondial, Les Principes du socialisme expliqués, 2007.

Revues :

La Critique sociale (1931-1934, 11 numéros parus).

Spartacus (1934-1935, 10 numéros parus).

Masses (1939, 3 numéros parus).

Socialisme ou barbarie (1949-1965, 40 numéros parus).

Internationale situationniste (1958-1969, 12 numéros parus).

Etudes de marxologie (1959-1994, 31 numéros parus).

Critique sociale (depuis 2008, 44 numéros parus à ce jour : www.critique-sociale.info ).

Sommaire :

Préambule

1- La conception matérialiste de l’histoire

2- Le capitalisme, le salariat, le patriarcat

3- Les classes sociales, les luttes de classes

4- Les idéologies, les États, les partis

5- La démocratie

6- Le communisme, le socialisme

7- La transformation de la société, la révolution sociale

Conclusion

Bibliographie

1 Friedrich Engels, lettre à Werner Sombart, 11 mars 1895, traduit d’après Marx Engels Werke, volume 39, Dietz Verlag, Berlin, 1984, p. 428.

2 Louis Janover, « Pratique de l’insoumission », Magazine littéraire n° 324, septembre 1994, dossier Marx, p. 18.

3 « Ceux qui ont lu Marx savent que sa méthode est une critique radicale des idéologies » (Internationale Situationniste n° 10, mars 1966, p. 487). Marx a désavoué le terme « marxiste » ; l’usage et la nécessité de désigner un courant de pensée identifiable nous font adopter ce mot tout en ayant conscience de ses défauts.

4 Boris Souvarine, « Anniversaire et actualité », La Critique Sociale n° 8, avril 1933, p. 57. Souvarine écrit également qu’il « ne sied pas d’élever des statues à un grand briseur d’idoles » (p. 58).

5 Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 22 janvier 1858, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, préface, p. C.

6 Karl Marx, Annales franco-allemandes, 1844.

7 Cf la onzième et dernière des « Thèses sur Feuerbach » : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer» Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235 (souligné dans l’original).

8 Voir Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, tome second, p. 714.

9 Rosa Luxemburg, La Question nationale et l’autonomie, Le Temps des cerises, 2001, p. 31.

10 Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, Spartacus, 1997, p. 97.

11 Karl Marx, Manifeste communiste, traduction de Laura Lafargue revue par Engels, Giard, 1901, p. 58 (trad. revue).

12 Karl Korsch, Marxisme et philosophie, Ed. de minuit, 1976, p. 35.

13 Rosa Luxemburg, Discours sur le programme (31 décembre 1918), dans André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, 1977, p. 71.

14 Karl Marx, Statuts de l’Association internationale des travailleurs, traduit d’après Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA), volume I – 20, Akademie Verlag, Berlin, 2003, p. 13.

15 Karl Marx, Manifeste communiste, traduction de Laura Lafargue, Giard, 1901, p. 30.

16 Karl Marx, Notes critiques sur Adolphe Wagner, 1880, dans Karl Marx, Œuvres, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, Appendice III, p. 1532.

17 Karl Marx, Considérants du programme du Parti Ouvrier Français, 1880, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, 1963, p. 1538.

18 Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1992, p. 121 (thèse 124).

19 Anton Pannekoek, Lénine philosophe, examen critique des fondements philosophiques du léninisme, Spartacus, 1970, p. 22.

20 Cité dans David Riazanov, La Confession de Karl Marx, Spartacus, 1969, p. 4.

21 Karl Marx, Manifeste communiste, traduction de Laura Lafargue, p. 45.

22 Brouillon de lettre de Karl Marx à Carlo Cafiero, 1879 (le texte est rédigé par Marx directement en français), dans Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Le Chien rouge, 2008, p. 157.

23 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, Pléiade, 1982, p. 1068.

24 Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », dans Historiographies, concepts et débats, Gallimard, 2010, p. 516. Le marxiste Paul Mattick écrit que « la conception matérialiste de l’histoire est, depuis longtemps, tranquillement plagiée par la science sociale bourgeoise » (Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983, p. 24).

25 Dans une lettre à Kugelmann le 17 avril 1871, Marx écrit que l’histoire « serait de nature fort mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. »

26 Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 1072.

27 Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931, p. 32 et 50.

28 Préface à la réédition allemande du Manifeste communiste, juin 1872, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1490-1492.

29 Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Rivière, 1971, p. 161.

30 Anton Pannekoek, « Le matérialisme historique », 1919.

31 Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235.

32 Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 77.

33 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 119.

34 Friedrich Engels, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 526.

35 Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 209.

36 Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, p. 652.

37 Karl Marx, Le Capital, chapitre XXIII, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 1076.

38 Passage rédigé par Rosa Luxemburg, dans Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, Messidor, 1983, p. 416.

39 Karl Marx, Salaire, prix et plus-value, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 501.

40 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Smolny, 2008, p. 335.

41 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, op. cit., p. 418.

42 Karl Marx, Travail salarié et capital, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 214 et 215.

43 Karl Marx, Le Capital, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 1081.

44 Karl Marx, Critique du programme de Gotha, dans Œuvres, tome I, Pléiade, p. 1426.

45 Karl Marx, Le Capital, livre III, dans Karl Marx, Œuvres, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1032.

46 Karl Marx, Le Capital, chapitre VI, Pléiade tome I, p. 719.

47 Une formidable illustration en a été donnée par Charles Chaplin dans son film Les Temps modernes (1936).

48 Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998, p. 176.

49 Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, tome I, p. 129.

50 Karl Liebknecht, discours prononcé à Berlin, décembre 1918, dans Militarisme, guerre, révolution, Maspero, 1970, p. 240.

51 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Les Revues, 1930, p. 76.

52 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1195.

53 Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, p. 1185.

54 Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871, éd. sociales, 1968, p. 46.

55 Simone Weil, Leçons de philosophie, 10/18, 1966, p. 188.

56 Herbert Marcuse, préface à l’édition française de L’Homme unidimensionnel [février 1967], Ed. de minuit, 1968, p. 7.

57 Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Costes, 1948, p. 78.

58 Karl Marx, Le Capital, dans Œuvres tome I, La Pléiade, p. 997-999.

59 Karl Marx et Friedrich Engels, Adresse du conseil central à la Ligue, mars 1850.

60 Otto Rühle, Karl Marx, Grasset, 1933, p. 138.

61 André Gide, Retouches à mon « Retour de l’URSS », dans André Gide, Souvenirs et voyages, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 820. Selon Raymond Aron : « Marx a toujours été animé d’un sentiment moral très fort […] que l’on retrouve dans tous ses textes, c’est-à-dire une espèce de révolte contre l’injustice, un sens aigu de la justice et en même temps un sens aigu de l’action. Il sentait ce qui était injuste et pour lui la moralité devait être une moralité pratique, une moralité en action, qui consistait, l’injustice étant observée, à agir pour la supprimer. » (Le Marxisme de Marx, Ed. de Fallois, 2002, p. 98).

62 Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Le Système des inégalités, La Découverte, 2008, p. 103.

63 « Bourgeoisie et bureaucratie ne constituent pas, si on conserve à ce terme son sens rigoureux, deux classes distinctes et antagoniques. […] Si la bourgeoisie et la bureaucratie s’approprient en principe la plus-value à des titres différents, l’un le faisant en raison de la propriété et l’autre de sa fonction, cette plus-value elle-même a la même origine : l’exploitation du travail salarié. » (Pierre Souyri, La Dynamique du capitalisme au XXe siècle, Payot, 1983, p. 109).

64 Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, p. 114.

65 Karl Marx, La Sainte famille, chapitre 4, partie 4.

66 Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, tome second, p. 639.

67 Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928, p. 26.

68 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1114.

69 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, op. cit., p. 1057.

70 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », thèse XII, Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 437. Le spartakisme était le courant marxiste internationaliste et révolutionnaire initié pendant la Première Guerre mondiale par Rosa Luxemburg.

71 Friedrich Engels, Anti-Dühring, éd. sociales, 1969, p. 318.

72 Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Costes, 1948, p. 223.

73 Friedrich Engels, lettre à Eduard Bernstein, 28 janvier 1884.

74 Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, op. cit., p. 229.

75 Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 – édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, éd. sociales, 1968, p. 212 et 257.

76 Jacques Rougerie, La Commune de 1871, PUF, 2014, p. 74-75.

77 Karl Marx, Herr Vogt, Costes, 1927, tome I, p. 2.

78 Selon Daniel Guérin, l’AIT n’est alors « ni une Internationale politique ni une Internationale syndicale. Elle est sociale. […] Elle compte essentiellement sur les syndicats ouvriers pour se substituer au salariat et à la dictature capitaliste. » Daniel Guérin, Pour le communisme libertaire, Spartacus, 2003, p. 99.

79 Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, op. cit., p. 659.

80 Engels écrit dans Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes, 1885 : « Aujourd’hui, le prolétariat allemand n’a plus besoin d’organisation officielle ni publique ni secrète ; la liaison simple et naturelle de compagnons appartenant à la même classe sociale et professant les mêmes idées suffit, sans statuts, ni comités directeurs, ni résolutions ou autres formes tangibles, à ébranler tout l’Empire allemand. […] Le simple sentiment de solidarité, fondé sur l’intelligence d’une même situation de classe, suffit à créer et à maintenir, parmi les travailleurs de tout pays et de toute langue, un seul et même grand parti du prolétariat. »

81 Rosa Luxemburg, Grève générale, parti et syndicats, Spartacus, 1974, p. 75-76.

82 Certaines proclamations de la dictature Pinochet au Chili en 1973 sont extrêmement claires de ce point de vue, la lutte des classes étant jugée néfaste car contraire à « l’unité chilienne » : « Le concept de lutte des classes est contraire à celui d’unité nationale » (cité dans Marie-Noëlle Sarget, Histoire du Chili de la conquête à nos jours, L’Harmattan, 1996, p. 236).

83 Cercle Communiste Démocratique, Déclaration et statuts, Librairie du travail, 1931, p. 7.

84 Karl Marx, Considérants du programme du Parti Ouvrier Français, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1538.

85 Maximilien Rubel, « Le concept de démocratie chez Marx », 1962, repris dans Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 2000, p. 262.

86 Friedrich Engels, Rheinische Jahrbücher zur gesellschaftlichen Reform n° II, 1846, dans Karl Marx, Œuvres, tome IV, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 1389-1390.

87 Simone Weil, Leçons de philosophie, 10/18, 1966, p. 189.

88 « Le sort de la démocratie est lié, nous l’avons vu, au sort du mouvement ouvrier. » Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, Spartacus, 1997, p. 83.

89 David Riazanov, « Introduction historique » à Karl Marx, Manifeste communiste, Costes, 1934, p. 20.

90 Cité dans Jean Touchard, Histoire des idées politiques, PUF, 1959, tome second, p. 573.

91 Friedrich Engels, Introduction à Les Luttes de classes en France, 1895, dans Karl Marx, Œuvres, tome IV, Pléiade, 1994, p. 1132.

92 Karl Liebknecht, « Opposition et révolution », dans Militarisme, guerre, révolution, Maspero, 1970, p. 209-210.

93 Solidarity, As we see it, traduit dans De la conscience en politique, Spartacus, 2008, p. 97.

94 Lucien Laurat, Le Marxisme en faillite ?, Tisné, 1939, p. 230.

95 Lettre à August Bebel, 1875.

96 Friedrich Engels, introduction à La Guerre civile en France.

97 Lucien Laurat, « L’héritage de Karl Marx », La Critique sociale n° 8, avril 1933, p. 63. Laurat ajoute que « sans démocratie, sans contrôle public, sans liberté de presse et d’opinion, tout progrès réel dans la voie du communisme est impossible. » Selon Max Adler, « la dictature du prolétariat n’est nullement contraire à la démocratie » (Démocratie politique et démocratie sociale, Anthropos, 1970, p. 143).

98 Bracke [Alexandre-Marie Desrousseaux], Avant-propos au Manifeste communiste, Costes, 1934, p. XIII.

99 Karl Korsch, Marxisme et philosophie, Ed. de minuit, 1976, p. 64.

100 Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 79.

101 « Conversation avec Frédérick Engels », Le Figaro 39e année, 3e série, n° 133, 13 mai 1893, p. 1.

102 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1320.

103 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1111.

104 Jean Jaurès, Œuvres tome 8, Fayard, 2013, p. 99. Dans la même optique, Jaurès parle de « la société communiste qui sera faite à la fois de liberté et d’harmonie » (p. 133).

105 Jean Touchard, Histoire des idées politiques, op. cit., p. 736.

106 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1123 (souligné dans l’original).

107 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1174.

108 Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928, p. 299.

109 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1067.

110 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1276.

111 Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, tome II, p. 278.

112 Victor Serge, « Puissance et limites du marxisme », Masses n° 3, mars 1939.

113 Karl Marx, manuscrit pour le livre III du Capital, Œuvres, tome II, Pléiade, p. 1487.

114 Notes pour La Sainte famille, 1845, cité dans Touchard, op. cit., p. 646.

115 Wolfgang Leonhard, « The Political Aims of Marx and Engels », traduit d’après Wolfgang Leonhard, Three Faces of Marxism, Holt, Rinehart and Winston, New-York, 1974, p. 16.

116 Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928, p. 12.

117 Georges Bourgin et Pierre Rimbert, Le Socialisme, PUF, 1959, p. 12.

118 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1070.

119 Friedrich Engels, « Das Fest der Nationen in London », 1846, dans Marx-Engels-Werke, tome II, p. 614.

120 Karl Marx, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 460.

121 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1321.

122 Karl Marx, Manuscrits de 1844, dans Karl Marx, Œuvres, Pléiade, tome II, p. 79.

123 Karl Marx, Les Luttes de classe en France, « Du 13 juin 1849 au 10 mars 1850 ».

124 Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 204.

125 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Smolny, 2008, p. 173.

126 Karl Liebknecht, discours prononcé à Berlin, décembre 1918, dans Militarisme, guerre, révolution, op. cit., p. 241.

127 Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?

128 Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, tome II, p. 278.

129 Karl Marx, « Discours d’Amsterdam » ou « La révolution non violente », septembre 1872, cité dans Boris Nicolaïevski et Otto Maechen-Helfen, La Vie de Karl Marx, l’homme et le lutteur, Gallimard, 1970, p. 410.

130 Friedrich Engels, Introduction à Les Luttes de classes en France, 1895, dans Karl Marx, Œuvres, tome IV, Pléiade, 1994, p. 1135. Déjà, le 3 novembre 1892, Engels écrivait à Paul Lafargue : « L’ère des barricades et batailles de rue est passée à jamais ».

131 Karl Marx, « Les Délibérations de la sixième diète rhénane », Rheinische Zeitung, mai 1842, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 178.

132 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1122.

133 « L’opposition de la bourgeoisie et du prolétariat a fait naître des conceptions communistes et socialistes » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1306).

134 Karl Marx, « Les Délibérations de la sixième diète rhénane », dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 177.

135 Maximilien Rubel, introduction à Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 34.

136 Anton Pannekoek, Les Conseils ouvriers, Spartacus, 1982, tome II, p. 166.

137 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1067 (souligné dans l’original).

138 Herbert Marcuse, « Le concept marxiste de la transition vers le socialisme – la conception originelle », dans Le Marxisme soviétique, Gallimard, 1963, p. 14.

139 Herbert Marcuse, Le Marxisme soviétique, Gallimard, 1963, p. 126-127.

140 Karl Marx, « Spree und Mincio », Das Volk n° 8, 25 juin 1859, traduit par Maximilien Rubel dans Karl Marx devant le bonapartisme, réédité dans Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, p. 399.

141 Ce système était une trahison, dans l’esprit et même dans les mots, de la pensée de Marx. Lénine se revendiqua explicitement du capitalisme d’État : « Il faut nous mettre à l’école du capitalisme d’État allemand, l’assimiler de toutes nos forces, ne pas hésiter devant des méthodes dictatoriales » (Lénine, mai 1918, dans Œuvres, Ed. Sociales, tome 36, p. 101. Ces propos de Lénine sont complètement anti-marxistes). Le capitalisme d’État fut le régime économique de l’URSS et des autres États du même type. C’était « la dictature, non point du, mais sur le prolétariat et la paysannerie » (Herbert Marcuse, Le Marxisme soviétique, op. cit., p. 94).

142 Maximilien Rubel, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1771.

143 Guy Debord, lettre à Frankin du 28 décembre 1958, Correspondance volume 1, Arthème Fayard, 1999, p. 172.

144 Maximilien Rubel, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1739.

145 Erich Fromm, De la désobéissance, et autres essais, Laffont, 1983, p. 100.

146 Daniel Guérin parlait de l’anarchisme et du marxisme comme « des frères jumeaux entraînés dans une dispute aberrante qui en a fait des frères ennemis. Ils forment deux variantes, étroitement apparentées, d’un seul et même socialisme ou communisme. […] Leur stratégie à long terme, leur but final est, somme toute, identique. Ils se proposent de renverser le capitalisme, d’abolir l’État, de se passer de tous les tuteurs, de confier la richesse sociale aux travailleurs eux-mêmes. » Daniel Guérin, Pour le communisme libertaire, op. cit., p. 27-28.

147 Nous n’indiquons pas toujours la dernière édition en date, lorsqu’une édition précédente est meilleure.

Solidarité avec le mouvement populaire démocratique et les grèves au Belarus

Depuis le 11 août 2020 une grève générale politique est engagée en Bélarus/Biélorussie sur les revendications suivantes : départ du président-dictateur Loukatchenko, libération de tous les prisonniers et toutes les prisonnières politiques, élections libres.

Des comités de grève ont été élus dans les plus grandes usines et mines du pays. Ils cherchent à se fédérer nationalement mais leurs membres sont souvent arrêtés. Les syndicats indépendants se développent cependant que les syndicats officiels sont désertés par les travailleurs et travailleuses.

Appuyées sur ce mouvement de grève, les manifestations pour le départ de Loukatchenko ont repris depuis le 11 août et entraînent tous les dimanches autour d’un million de manifestants et manifestantes dans ce pays de 10 millions d’habitants, dont des centaines de milliers dans sa capitale, Minsk.

Depuis la rentrée scolaire le 31 août, la jeunesse étudiante et lycéenne est elle aussi dans la rue.

Les revendications démocratiques ont pour contenu social l’exercice du pouvoir par la majorité, et donc, par exemple, la fin des contrats à durée déterminée obligatoires et des contrats de travail individuels de ce paradis capitaliste qu’est en le Bélarus.

Les femmes, depuis le début, occupent une place particulière, affirmée et puissante, dans ce mouvement sous toutes ses formes.

La répression a causé officiellement 3 morts, et environ 80 « disparu·es ». 10.000 personnes ont été kidnappées par les Omon et condamnées à des peines, le plus souvent de quelques jours de prison durant lesquels se produisent coups, tortures, viols …

Les dirigeants politiques européens n’ont pris de position pour appeler à la « fin des violences » que fort tardivement au vu d’une situation qui les inquiète, car le peuple veut chasser un président !

La sympathie des peuples voisins est très puissante, particulièrement celle du peuple russe. Poutine soutient Loukatchenko depuis que celui-ci l’a appelé à l’aide et s’est engagé à se plier à ses conditions. L’intervention de l’État, de l’armée et des « organes » russes ne fait aucun doute. Mais elle est impopulaire en Russie, où même les syndicats officiels doivent se prononcer contre l’envoi de troupes comme briseurs de grève.

La révolution ouverte en Bélarus vise à la démocratie réelle ; la classe ouvrière, les femmes et la jeunesse en sont le fer de lance ; elle s’inscrit à la fois dans une histoire longue renvoyant aux luttes des peuples d’Europe centrale et orientale au temps de l’URSS, et dans la vague actuelle de crises politiques et d’insurrections dans le monde entier. On ne saurait parler de solidarité, d’Europe et d’internationalisme sans se prononcer en faveur de la défense, de la protection, du soutien actif au peuple bélarusse et à la grève générale bélarusse.

C’est pourquoi, et notamment dans la suite des prises de position de plusieurs organisations syndicales françaises, nos organisations appellent :

  • A soutenir la lutte du peuple de Bélarus pour les libertés démocratiques, et les grèves des travailleurs et travailleuses de ce pays.

  • A relayer les informations transmises par les organisations, collectifs, militants et militantes progressistes du Bélarus, afin de faire connaître la situation sur place et de combattre la répression de l’Etat bélarusse.

A Paris, nous appellerons à un rassemblement devant l’ambassade bélarusse dans les prochains jours.

Organisations signataires (liste qui sera complétée) : Arguments pour la lutte sociale (APSL) – Critique sociale – Emancipation, tendance intersyndicale – Gauche démocratique et sociale (CGS) – L’insurgé Pour une écologie populaire et sociale (PEPS) – Section des correcteurs du Syndicat général du Livre communication écrite CGT – Union syndicale Solidaires.

L’extrême-gauche crève sous les fausses légendes

– Tribune –

Ce texte n’est pas une attaque contre l’extrême-gauche, mais au contraire un plaidoyer d’une militante pour que notre courant politique devienne réellement ce qu’il devrait être, et qu’il n’est pour l’instant qu’en partie : un mouvement pour l’auto-émancipation.

D’un côté, le mode de production capitaliste montre ses conséquences tragiques. La nécessité de sortir de ce système économique, la nécessité de l’internationalisme pour faire face à l’urgence écologique, devraient favoriser notre courant. Pourtant, l’extrême-gauche ne se renforce pas. C’est en partie sa faute : l’extrême-gauche crève sous les vieilles habitudes et les fausses légendes.

Nous devons d’abord nous débarrasser du poison du « campisme ». Il s’agit d’un simplisme qui remplace l’esprit critique par une application systématique de cet adage qui est pourtant souvent faux : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Cette dérive amène les « campistes » à soutenir, dans les luttes entre impérialistes notamment, un camp étatique contre un autre.

Au contraire de cette attitude, n’oublions pas que notre camp, c’est celui des exploités et des opprimés de tous les pays. Cela ne peut pas, ne devrait pas pouvoir conduire à défendre un petit impérialisme contre un impérialisme plus fort ; ne pas défendre une bureaucratie étatique contre une autre. Notre façon de lutter ne peut avoir comme point de départ que la défense des travailleuses, des travailleurs, des précaires, des chômeurs, contre tous leurs oppresseurs.

On peut prendre un exemple du passé : l’affaire Dreyfus. Il a existé à l’époque au sein de l’extrême-gauche des débats sur l’opportunité de prendre une part active à la campagne en faveur du capitaine Alfred Dreyfus, innocent et injustement condamné (par antisémitisme) par un tribunal militaire. Non, la lutte révolutionnaire n’était pas affaiblie par la défense d’un officier de l’armée française injustement condamné ; elle l’était par ceux qui refusaient de mener cette lutte contre l’injustice, contre les antisémites, contre le militarisme. Rosa Luxemburg l’avait bien montré, à l’époque même des faits.

Prenons un autre exemple, celui de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’URSS. De nombreux courants et militants d’extrême-gauche ont dit haut et fort, dès les années 1920, ce qu’il fallait dire sur cet État qui réprimait et emprisonnait en masse. Nombreux furent ceux à l’extrême-gauche qui publièrent ce qui se passait en URSS, de Rudolf Rocker à Victor Serge en passant par Boris Souvarine et Ante Ciliga, et tant d’autres. Ils ne luttaient pas contre leur propre camp en dénonçant les crimes en URSS : ce sont ceux qui n’ont rien dit, voire qui ont acclamé cette dictature sanglante, qui ont lutté contre le camp de l’émancipation. Le stalinisme a été et est toujours – même s’il n’est plus que résiduel – un ennemi et un boulet pour le camp anticapitaliste. Les staliniens, partisans du capitalisme d’État et de l’autoritarisme policier, ont été, sont et resteront des ennemis politiques pour les révolutionnaires.

Être révolutionnaire, ce n’est pas dire l’inverse de l’idéologie dominante ; c’est penser indépendamment d’elle. Le pseudo-argument de disqualification qui a consisté à dire « tu dis du mal de l’URSS, tu parles comme les bourgeois », n’a malheureusement pas totalement disparu, même s’il a pris d’autres formes. On notera d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas de ça : la critique du stalinisme par l’extrême-gauche se faisait sur ses propres bases, et d’ailleurs avant que l’idéologie dominante ne reconnaisse la réalité de l’URSS – par exemple, les procès de Moscou de 1936-1938 ne furent pas présentés comme truqués par la majorité de la presse « bourgeoise » en France. C’était bien la presse d’extrême-gauche qui disait à l’époque la vérité sur ces faux procès staliniens.

Être révolutionnaire aujourd’hui exige de faire un bilan critique des régimes autoritaires qui se sont abusivement réclamés de nos objectifs. Nous devons en tirer toutes les conséquences. Il est tout simplement dramatique de voir en 2020 des militants répéter des mensonges de la propagande officielle de l’URSS, ou de la Chine, ou de Cuba, etc. Les meilleurs militants, les meilleurs courants révolutionnaires ont clairement dit dès le début ce qu’étaient ces régimes : des dictatures sur le prolétariat, des régimes capitalistes d’État où les travailleurs étaient opprimés. Inspirons-nous de leur esprit critique, appliquons-le au passé comme au présent.

Certains soutiennent des réactionnaires qui encensent les barrières étatiques, ou divers identitaires, y compris des partisans du repli religieux. Ils sortent alors de l’extrême gauche et sombrent dans le confusionnisme, et cette dérive peut en mener certains vers différentes formes de racisme et d’antisémitisme : ils sont alors devenus ouvertement nos ennemis politiques.

L’internationalisme n’est pas un gadget, c’est la base même de notre vision du monde. C’est la conséquence de la division de la société humaine en classes sociales, division qui existe partout dans le monde.

Autre faiblesse que l’on rencontre hélas trop souvent à l’extrême-gauche, le recours au « roman » historique. Il est plus rapide, plus facile et plus confortable de répéter les légendes propres à son courant politique que d’appliquer la méthode révolutionnaire fondamentale : la conception matérialiste de l’histoire. Cette dernière réclame de l’esprit critique ainsi qu’une solide connaissance du contexte historique et des événements. Comme l’écrivait le communard Lissagaray : « Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs. »

Or, aujourd’hui encore, une bonne partie des « formations » fournies par les groupes politiques ne sont que des versions simplifiées des « cartes menteuses » héritées des prédécesseurs au sein de leur courant. Des mensonges, des erreurs, des légendes se transmettent ainsi en parallèle du travail des historiens – qui n’est d’ailleurs souvent pas exempt du même reproche. Il sera ensuite facile pour le dirigeant ou aspirant-dirigeant, souvent léniniste, de disqualifier les historiens à jour au niveau des sources, en les qualifiant simplement d’« historiens bourgeois ». Il n’y aurait même pas besoin de les lire ! Or, si tout texte d’où qu’il vienne doit être passé au crible de l’esprit critique, ce doit être le cas aussi pour la version légendaire de l’histoire qui se perpétue (trop) souvent. Pour appliquer une conception matérialiste de l’histoire, il faut d’abord… faire de l’histoire. Cela implique une connaissance précise des faits, la critique des documents, et ne pas se contenter de répéter des dogmes et des récits « arrangés ».

Répéter des formules toutes faites, qui ont peut-être été justes quand elles ont été prononcées il y a un siècle dans un contexte précis, ce n’est pas faire de l’analyse politique. Ca peut sonner « radical », mais sans chercher d’abord à comprendre la situation concrète, c’est tout sauf radical. Ainsi voit-on des partis et des groupes répéter, au fil des années et des décennies, toujours les mêmes mots d’ordre, proposer toujours les mêmes moyens d’action, alors que les situations et les mobilisations sont complètement différentes. Ils pensent peut-être qu’en tapant toujours sur le même clou, ils finiront par l’enfoncer. En fait, ils ne voient dans tout événement que le même clou, quoi qu’il se produise. Ils parlent et agissent hors du temps, hors du mouvement réel.

Évidemment, il peut arriver que cela paraisse adapté à la situation, et parfois les vieux mots d’ordre redeviennent effectivement adaptés à la situation, et sont alors très utiles : après tout, une horloge arrêtée indique l’heure juste deux fois par jour. Mais la méthode étant fausse, la démarche politique est viciée et donc stérile – stérile, du moins, concernant l’objectif d’auto-émancipation. Car de ces aveuglements sectaires peuvent aussi naître diverses dérives tragiques, mais aussi des carrières institutionnelles durables. Les Jospin, Cambadélis, Mélenchon, etc., formés au léninisme « lambertiste », y ont appris cette justification de tous les courants manipulateurs : « la fin justifie les moyens ». Cette contre-vérité dangereuse peut mener à la violence, au carriérisme, aux reniements les plus extrêmes.

Comme Auguste Blanqui, adoptons la devise : « Ni dieu ni maître », que nous soyons « anarchistes » ou non (et quelles que soient les critiques fondamentales à adresser par ailleurs à Blanqui !). N’ayons pas un rapport quasi-religieux vis-à-vis de notre histoire ou de nos théoriciens préférés. C’est un politicien bourgeois, Clemenceau, qui avait dit que la révolution de 1789 était « un bloc ». Au contraire de Clemenceau, adoptons l’esprit critique vis-à-vis de cette révolution, où il y eut à la fois des avancées immenses et d’énormes erreurs, comme vis-à-vis de toutes les autres révolutions.

Il faut souligner en particulier le rôle néfaste de certains groupes léninistes, qui donnent une vision caricaturale du militantisme et de l’extrême gauche. Disons-le tout net : si certains groupes et militants ont l’air coupés du monde, c’est parce qu’ils sont coupés du monde.

Disons d’un mot le rôle néfaste du « folklore ». Un très évident canular sur internet, le « Parti juche de France », a ainsi pu abuser certains observateurs dénués d’esprit critique. Mais même des militants d’extrême-gauche qui avaient bien compris qu’il s’agissait d’un « fake » suivaient ses nouvelles absurdes sur les réseaux sociaux, précisément parce que c’était la version ultime – puisque fausse – d’un folklore stalinien délirant. Mais en est-on si loin avec certaines divagations de groupes et groupuscules bien réels ? La langue de bois n’est pas le propre que des politiciens professionnels. Dans tous les bords politiques, on trouve des individus capables de justifier n’importe quoi (ou son contraire), pourvu que ça leur paraisse aller dans le sens de leur courant ou de leur groupuscule. Être d’extrême-gauche c’est, ou plus exactement ça devrait être, entre autres la critique de tout patriotisme – y compris le « patriotisme de parti ».

Il faut, ensuite, ne pas céder au cynisme, qui pollue plus ou moins tous les courants politiques. N’oublions pas les raisons initiales de notre engagement, n’ayons pas peurs de paraître naïfs en disant clairement que notre objectif est d’arriver à une autre société, de liberté et d’égalité, où disparaîtrait tout ce qui avilit actuellement les êtres humains. Nous voulons briser toutes les oppressions, non trier entre elles, non en créer de nouvelles, non établir des hiérarchies. Affirmons nettement nos principes fondamentaux, et appliquons-les en conséquence. Nous sommes pour la liberté de la presse, avant comme après la révolution. Nous sommes contre la peine de mort, avant comme après la révolution, quelles que soient les circonstances. Sinon, ce ne sont plus des principes, mais de vulgaires promesses politiciennes.

Il faut en finir avec le fétichisme de la violence, qui résulte d’un mélange de cynisme, de virilisme d’un autre âge, et d’une attirance malsaine pour l’odeur de la poudre et du sang. La guerre tue la révolution, et ce même s’il s’agit d’une guerre civile. Identifier la révolution à une guerre civile n’est aujourd’hui qu’une contre-vérité réactionnaire. La violence d’une minorité, forcément coupée des masses, ne peut pas mener à un mouvement d’auto-émancipation.

La critique de l’idéologie, selon les termes de Marx, s’applique à une bonne partie des courants politiques en général, et d’extrême gauche notamment. Libérons-nous donc des simplismes, des légendes.

Adoptons une conception exigeante de l’histoire des mouvements de lutte, de l’histoire politique, y compris de nos propres courants : rester dans l’erreur sur nos histoires respectives ne peut que nous être nuisible. Soyons également sérieux concernant nos bases théoriques, qui doivent être compréhensibles, et surtout qui exigent de lire effectivement les textes des auteurs de notre courant, mais aussi de lire avec attention les textes de leurs critiques rigoureux et les textes des auteurs d’autres courants. Avec Paul Lafargue, militons pour le droit à la paresse en général, mais aussi contre la paresse intellectuelle au sein de l’extrême-gauche !

Marie Xaintrailles.

Brisons le mode de production capitaliste

Le capitalisme ne peut pas exister sans exploiter et aliéner les travailleurs, ni sans exploiter les ressources naturelles. Le changement climatique, la destruction de l’environnement et de la biodiversité sont donc des conséquences logiques du fonctionnement de ce mode de production, tout comme les inégalités sociales et les morts au travail. Face à ce constat, le choix le plus réaliste est de lutter pour abolir le mode de production capitaliste, et inventer de nouvelles formes d’organisation sociale, respectueuses des êtres humains et de la planète.

En dépit de cette urgence, la situation politique est pourtant en défaveur des courants partisans de l’émancipation sociale. Elle est même extrêmement grave : l’extrême-droite conforte et renforce son poids électoral, dirige ou participe à de nombreux gouvernements. Ses préjugés, ses idées racistes, ses mensonges se répandent dans la société.

Les discours de repli national contaminent beaucoup plus largement les courants politiques. On les retrouve même à « gauche », chez des démagogues qui ne vivent que par leur goût du pouvoir, comme Mélenchon, mais aussi plus largement chez les vendeurs réactionnaires de différentes variantes du retour au protectionnisme. Face à ces impasses dangereuses, il faut rappeler que ni l’exploitation des êtres humains ni le changement climatique ne peuvent être arrêtés par des frontières.

À l’heure actuelle, les courants révolutionnaires échouent à la fois dans les discours vers l’extérieur, en étant principalement dans l’entre-soi, et en interne en étant incapables de débattre rationnellement sur nos stratégies et tactiques de lutte. Ceux qui se disent de gauche, voire même révolutionnaires, et qui (sous prétexte d’antimacronisme et/ou de « giletjaunisme ») vont jusqu’à diffuser des discours ou textes de militants de droite, confusionnistes, complotistes voire d’extrême droite, jouent contre leur camp social.

Macron n’est qu’un des noms des fonctionnaires du capital qui se succèdent tous les 5 ans au poste de monarque républicain. Évidemment, nous devons combattre la politique menée par Macron et son gouvernement, et participer à l’élaboration de luttes communes de masse pour empêcher les contre-réformes. Pour autant, en aucun cas l’antimacronisme ne doit devenir une fin en soi, et surtout pas conduire à se lier à des courants qui se situent encore plus à droite que Macron, et ne sont que d’autres ennemis des travailleurs et de la lutte pour l’émancipation.

On ne peut pas lutter contre le capitalisme sans combattre tous les confusionnismes. La critique rationnelle de la société actuelle est une nécessité incontournable. Se débarrasser des dérives, combattre politiquement les tendances réactionnaires est indispensable.

Mais pour changer réellement la dynamique actuelle de la lutte des classes, il faudra des victoires sociales, qui montreront en pratique l’efficacité de l’auto-organisation.

Il existe un espace politique pour autre chose. Ceux qui l’occupent pour le moment n’amènent pourtant qu’à d’autres impasses. Certains, qu’on appelle souvent faute de mieux les « black blocks », font le choix du spectaculaire formaté pour les chaînes dites « d’information continue » ; mais leur mode d’action ne crée rien, n’avance pas, se reproduit de la même façon d’une fois sur l’autre, et tourne maintenant au folklore d’une routine émeutière insignifiante.

Il y a aujourd’hui nécessité de l’essor d’un vaste mouvement de classe, s’organisant démocratiquement, regroupant largement sur la base de nos intérêts communs de prolétaires, et rejetant fermement les préjugés identitaires et tout complotisme. Une lutte sociale puissante est une création collective : elle nécessite de se baser sur une élaboration à la base, qui par la discussion s’élargit et devient un mouvement de masse.

Nous n’avons pas de recette miracle à offrir, tout simplement parce qu’il n’y en a pas. Il faut, à notre sens, d’abord prendre conscience de la gravité de la situation actuelle. Ensuite, participer à la construction à la base de luttes collectives, à des discussions entre travailleuses, travailleurs, précaires, etc., sur l’état du monde et la nécessité de changer de mode de production. Pour cela, la seule perspective que nous voyons, c’est la lutte sociale internationaliste et auto-organisée.

La conception matérialiste de l’histoire

« Cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et révolutionnaire de ses prédécesseurs » – Karl Marx1

Il ne peut pas y avoir de véritable réflexion politique sans conscience historique. Pour pouvoir participer à la transformation du monde par et pour l’immense majorité, il faut connaître et comprendre le monde dans sa complexité. Le marxisme se base notamment sur une connaissance et une analyse des divers aspects de l’histoire, en adoptant une conception matérialiste de l’histoire.

Selon Marx et Engels, on doit comprendre que la « société civile est, en vérité, le creuset et le théâtre de toute histoire, et combien est absurde la traditionnelle conception de l’histoire qui néglige les circonstances réelles et se limite aux faits et gestes retentissants. »2 Il est à noter néanmoins que, depuis, les conceptions de Marx ont été souvent reprises, à tel point « qu’une partie au moins des conséquences du marxisme […] fait désormais partie de l’horizon ordinaire de tout historien »3.

Les idées et les idéologies ont un poids important sur le cours de l’histoire ; mais elles ne viennent pas de nulle part, ce sont elles-mêmes des constructions historiques. La base, ce sont les relations sociales entre les êtres humains. Par ailleurs, il y a évidemment une part d’aléatoire dans l’histoire4, de même qu’une influence des individus particuliers. Mais ce qui est le plus déterminant pour les grandes évolutions au sein de la société humaine, ce sont les rapports entre les classes sociales, l’évolution des modes de production. On peut ainsi observer l’influence des changements structurels lents et profonds sur des événements particuliers et ponctuels. Fondamentalement, « cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances. »5

L’analyse matérialiste de l’histoire prend donc en compte l’importance des rapports sociaux qui régissent la vie des êtres humains. L’essence de la conception matérialiste de l’histoire, c’est de considérer les faits sans se laisser berner par les déclarations des prétendus « grands hommes » (et en particulier des dictateurs successifs). On observera donc en particulier l’importance des structures sociales et de leurs évolutions sur le temps long.

Les marxistes doivent s’efforcer de connaître le mieux possible l’histoire et ses divers aspects, en étudiant les faits et leurs causes. Particulièrement fructueuse est l’étude critique des mouvements de mobilisations populaires, ainsi que des grands bouleversements sociaux. Comme l’a écrit le marxiste Julian Borchardt, « le matérialisme historique ne prétend pas expliquer les événements historiques par la situation économique ». Et il ajoute plus loin : « Ce sont les transformations sociales qui sont importantes. Et une conception de l’histoire n’a donc absolument pas pour but d’expliquer les événements isolés, mais de nous permettre de comprendre les bouleversements sociaux. »6

En examinant des événements nouveaux, comme la Commune de Paris en 1871, Marx a pris en compte la créativité des masses en lutte : il amenda et compléta en conséquence sa théorie révolutionnaire. D’où, entre autres, le passage de la préface de 1872 au Manifeste communiste, où Marx et Engels corrigent le texte dépassé de 1848 en se basant notamment sur l’expérience de la Commune7. La théorie doit s’inspirer et se nourrir du réel.

À l’inverse, plaquer des schémas préalables sur le réel est une démarche qui tient de l’idéologie. La théorie critique se sépare clairement de l’idéologie ; l’activité critique et théorique se pratique entre autres en opposition aux idéologies. L’expérience historique précise le projet communiste, les moyens d’y parvenir et les moyens à éviter.

Le facteur historique premier, c’est donc l’activité sociale : l’existence, les luttes, les revendications des travailleurs. Cette lutte sociale se déroule en fonction de l’état du système économique et politique du monde ; elle ne se pratique pas à partir de rien, mais à partir d’une situation historique donnée, « état présent » qu’il s’agit précisément de combattre et de dépasser.

Puisque l’objectif est la transformation du monde par le plus grand nombre, le plus grand nombre doit donc acquérir et améliorer les savoirs (notamment historiques), se forger son propre esprit critique. C’est une condition indispensable de l’action collective d’émancipation.

La conception matérialiste de l’histoire est « un instrument de connaissance et d’explication de la réalité sociale et historique. »8 C’est en connaissant le mieux possible le contexte social et ses contraintes, que les êtres humains peuvent changer les conditions d’existence pour et par eux-mêmes. Connaître et comprendre la réalité amène à vouloir et pouvoir la transformer. Comme l’écrit Anton Pannekoek, « le matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des peuples, des grands renversements sociaux. »9

L’essentiel de la vision marxiste de l’histoire a été en fait, depuis sa formulation, reconnue plus largement :

1) L’histoire est composée d’une série d’évolutions des structures mêmes de la société – en particulier des formes d’organisation sociale ;

2) Ces changements sont d’abord des conséquences des conditions de vie des êtres humains, et des transformations de la conscience de sa situation au sein des différentes classes sociales. Cette conscience est influencée par les rapports sociaux, par l’expérience de la vie en société dans une société organisée de façon donnée. Il s’agit donc de partir de l’ensemble de la réalité des rapports humains : « Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la société humaine, ou de l’humanité sociale. »10

Cependant, ce n’est pas parce que le marxisme veut baser ses actions sur une analyse rigoureuse, « scientifique », de la réalité, qu’il en deviendrait lui-même une science. Non seulement la conception matérialiste de l’histoire ne permet pas de prévoir l’avenir, mais surtout elle amène à ne pas en simplifier le cours. Avec leur conception, « Marx et Engels rompaient avec le cliché d’un progrès unilinéaire »11.

D’autre part, la conception matérialiste de l’histoire n’est pas un dogmatisme mécaniste : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’une façon arbitraire ni dans des circonstances librement choisies ; ils la font dans des conditions qu’ils ont trouvées devant eux, qui leur ont été léguées par le passé, bref, dans des circonstances données. »12 Il n’en reste pas moins que l‘histoire est faite par les êtres humains eux-mêmes : « ce n’est certes pas l' »Histoire » qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. »13 Le marxisme, c’est justement « l’idée qu’une autre histoire est possible, qu’il n’y a pas de destin, que l’existence de l’homme est ouverte »14.

Loin des clichés, il faut rappeler que « si le marxisme n’est pas un « volontarisme« , il n’est pas non plus un « mécanicisme« . »15 L’action consciente des travailleurs est une condition sine qua non de la transformation de la société dans le sens de l’auto-émancipation, le moteur ne peut être que leur action qu’ils décident eux-mêmes démocratiquement, en connaissance de cause.

Les structures d’exploitation, de domination, d’oppression – le capitalisme, l’État, la division des êtres humains en classes sociales, le patriarcat, le racisme, etc. – n’existent pas depuis toujours et ne sont pas éternelles. Elles ne sont pas seulement des déterminants de l’histoire, mais aussi et surtout sont déterminées par elle. Elles ont une origine historique, et peuvent disparaître dans le cours ultérieur de l’histoire – à condition qu’un mouvement de transformation aille dans le sens de leur abolition.

1# Brouillon de lettre de Karl Marx à Carlo Cafiero, 1879 (le texte est rédigé par Marx directement en français), dans Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Le Chien rouge, 2008, p. 157.

2# Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, Pléiade, 1982, p. 1068.

3# Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », dans Historiographies, concepts et débats, Gallimard, 2010, p. 516. Le marxiste Paul Mattick écrivit que « la conception matérialiste de l’histoire est, depuis longtemps, tranquillement plagiée par la science sociale bourgeoise » (Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983, p. 24).

4# Dans une lettre à Kugelmann le 17 avril 1871, Marx écrit que l’histoire « serait de nature fort mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. »

5# Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 1072.

6# Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931, p. 32 et 50.

7# Préface à la réédition allemande du Manifeste communiste, juin 1872, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1490-1492.

8# Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Rivière, 1971, p. 161.

9# Anton Pannekoek, « Le matérialisme historique », 1919. Cette expression de « matérialisme historique » nous semble bien moins claire que celle de « conception matérialiste de l’histoire », que nous employons donc.

10# Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235.

11# Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 77.

12# Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 119.

13# Friedrich Engels, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 526.

14# Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 209.

15# Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, p. 652.

Karl Marx : la nécessité du communisme contre les forces destructrices

Karl Marx, extrait du Capital, livre I, édition de Maximilien Rubel, dans Œuvres tome I, La Pléiade, 1963, p. 997-999 :

« Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste d’une part accumule la force motrice historique de la société ; d’autre part elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais trouble encore les échanges organiques entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. […]

Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité.

Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement.

La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du processus de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. »

Karl Marx, extrait de L’Idéologie allemande, Œuvres tome III, La Pléiade, 1982, p. 1320-1321 :

« Il se révèle que l’épanouissement d’un individu dépend de l’épanouissement de tous ceux avec qui il entretient des contacts directs ou indirects, et qu’il existe un lien entre les différentes générations d’individus qui établissent des relations mutuelles, si bien que les épigones dépendent, dans leur existence matérielle, de leurs prédécesseurs, en reprennent les forces productives et les moyens de commerce accumulés et en subissent l’influence dans leurs propres relations mutuelles. […]

Les individus du temps présent doivent abolir la propriété privée, parce que les forces productives et les formes de commerce se sont déployées à tel point qu’elles sont devenues, sous l’emprise de la propriété privée, des forces destructrices, et parce que l’opposition des classes est portée à son paroxysme. […]

L’abolition de la propriété privée et de la division du travail, c’est l’association des individus sur la base offerte par les forces productives présentes et par le commerce mondial des hommes.

C’est seulement dans la société communiste que l’épanouissement original et libre des individus n’est pas un vain mot, car il dépend des liaisons entre les individus, liaisons qui consistent partie dans les conditions économiques, partie dans la nécessaire solidarité du libre épanouissement de tous, et enfin dans le mode d’activité universel des individus sur la base des forces productives existantes.

Il s’agit donc ici d’individus à un stade défini de l’évolution historique, et nullement d’individus quelconques choisis au hasard, sans même parler de l’indispensable révolution communiste, qui est elle-même une condition commune de leur libre épanouissement. »

Hong Kong : lutte localiste, ou fer de lance contre la dictature en Chine ?

Les manifestations qui se déroulent depuis des mois à Hong Kong sont extrêmement massives : un quart de la population était dans la rue le 16 juin, puis de nouveau le 18 août ! Et elles pourraient aussi prendre une importance mondiale.

Zone rattachée depuis 1997 à la Chine mais avec des lois spéciales, Hong Kong compte plus de 7 millions d’habitants et représente un pôle économique important. Une victoire du mouvement pourrait être une première étape dans une lutte plus large contre la dictature qui domine le pays le plus peuplé du monde : 1 être humain sur 5 vit en Chine.

Dans ce genre de lutte, le point de départ – ici un projet d’amendement à une loi sur l’extradition – peut ou non conserver de l’importance dans l’évolution du mouvement. Il y a au départ pour la population de Hong Kong mobilisée la volonté de conserver son statut particulier, qui lui assure des libertés publiques et de meilleures conditions d’existence que pour le reste de la Chine. Rester uniquement sur cette position défensive est la première option du mouvement : le choix du localisme. L’autre possibilité est l’extension de la lutte contre l’adversaire réel : la dictature dirigée par Xi Jinping, qui est à la tête du parti unique chinois. Ce dernier, terrible ironie, porte le nom de « Parti communiste chinois », alors qu’il est en fait issu du stalinisme et exerce une politique anticommuniste, capitaliste et nationaliste.

L’économie de la Chine reste fondamentalement basée sur le capitalisme d’État, avec depuis longtemps un fort développement des investissements étrangers. En rendant la lutte autonome des travailleurs plus difficile, la dictature du parti unique chinois entraîne une surexploitation des salariés. Pour maintenir cette surexploitation, qui permet aux dirigeants de l’État et des entreprises d’accumuler de grandes richesses, ainsi que pour conserver sa suprématie politique, le parti unique met en place toutes sortes de mesures répressives. C’est bien l’ensemble de ce système qu’il est indispensable de renverser.

Si les travailleurs parvenaient à remplacer cette dictature par une démocratie à la base, ayant pour but l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et le changement de mode de production, ce serait un formidable bouleversement pour la lutte des classes partout dans le monde.

La grève générale prévue le 2 septembre prochain à Hong Kong va peut-être s’avérer décisive. Le mouvement va en tout cas être, dans les jours et les semaines qui viennent, confronté au risque de l’écrasement, mais aussi à la possibilité d’une victoire éclatante.

Un choix décisif sera alors à faire entre la simple défense du statut spécial de Hong Kong, ou l’extension de la lutte à tous les travailleurs de Chine, et d’ailleurs.

Notre ennemi, c’est le système capitaliste !

Parmi les sujets de mobilisations populaires de ces dernières semaines, deux préoccupations essentielles ressortent : lutte contre les inégalités, et nécessité d’agir contre la destruction de l’environnement.

Dans les deux cas, on fait face au même mode de production capitaliste, qui n’existe que par l’exploitation des êtres humains et de la nature. C’est ce système violent, aliénant, inégalitaire et destructeur dont il faut se débarrasser. La solution ne peut pas être un changement de personnel dirigeant, car nul ne peut se maintenir dans le système politique sans s’y adapter et se compromettre.

Il faut accompagner de toutes nos forces les mouvements contre la politique du gouvernement Macron, par des mobilisations et des grèves massives. Mais accuser tel ou tel parti, ou encore l’Union Européenne, est une erreur. C’est le fonctionnement du système capitaliste en tant que tel qui est en cause. En sortir est aujourd’hui une nécessité sociale et vitale.

Le système capitaliste n’a peur que d’une chose : des mobilisations populaires. À nous désormais de construire des mouvements massifs, auto-organisés et aux revendications porteuses de nos intérêts collectifs de classe et de nos valeurs (notamment antiracistes). À nous aussi de construire une force internationale et internationaliste ; car l’ennemi que nous devons abattre, l’organisation capitaliste de la société, ne s’arrête pas aux frontières.

« Progressisme » et xénophobie ordinaire : Bienvenue en France !

Sidération dans les amphis. Le 19 novembre 2018, le premier ministre Édouard Philippe présente la nouvelle stratégie d’accueil des étudiants étrangers (non-communautaires). Elle repose selon lui sur 3 piliers : garantir « les meilleures conditions d’accueil possibles », « une forme d’équité financière » et « le rayonnement de l’enseignement supérieur français à l’étranger1 ». C’est bien sûr le second pilier qui a retenu l’attention car, par une « certaine forme d’équité financière », il fallait entendre rien de moins qu’une multiplication par 10 des frais d’inscriptions pour les étudiants étrangers ! Le nom de ce « choix de solidarité et d’ouverture » ? « Bienvenue en France »…

Même les chantres universitaires du macronisme en ont perdu leur latin. Il faut dire que les arguments déployés sont, comme d’habitude, grotesques : « un étudiant étranger très fortuné qui vient en France paye le même montant qu’un étudiant français peu fortuné dont les parents résident, travaillent et payent des impôts en France depuis des années. » Il était donc urgent de niveler par le bas. Quant aux étudiants étrangers « peu fortunés », ils n’auront sans doute qu’à rester chez eux. Singulière stratégie pour faire augmenter le nombre d’étudiants. Le raisonnement devrait cependant ravir les tenants du protectionnisme : le gouvernement explique désormais que l’augmentation des barrières à l’entrée favorise les circulations… Comment s’opérerait donc le miracle ? C’est que les fonds dégagés permettraient d’améliorer l’accueil des étudiants étrangers en France. Ainsi, dans la liste des mesures, on entend avec plaisir l’annonce d’une simplification des démarches visant à obtenir un visa, aveu à demi-mots de la complexité des démarches et des multiples vexations infligées par une administration où la xénophobie est institutionnalisée. Suivent, pêle-mêle, la création d’un label « Bienvenue en France », de cours de Français Langue Étrangère, d’un site internet pour trouver un logement plus facilement, de quelques milliers de bourses d’études, le tout adossé à un budget ridicule de 10 millions d’euros, soit moins de 0,5 % de ce que les hausses pourraient rapporter.

De toutes façons, tout le monde a compris que la question n’était pas là. Outre les aspects diplomatiques et économiques liés au rayonnement du pays, une enquête de Campus France de 2014 avait montré que les étudiants étrangers rapportaient plus qu’ils ne coûtaient2. Il apparaît donc très clairement qu’il s’agit d’organiser les migrations étudiantes, en tentant d’attirer des populations « désirables », étudiants aisés issus de pays anglophones, au détriment d’étudiants modestes et/ou issus du Maghreb et des pays francophones de l’Afrique subsaharienne. On a aussi entendu immédiatement après l’annonce de la stratégie quelques voix émettre l’hypothèse que l’augmentation des frais d’inscription aurait, dans un futur plus ou moins proche, vocation à se généraliser à tous les étudiants, quelque soit leur origine.

La réaction a été virulente. Parmi les étudiants bien sûr, mais aussi parmi les mandarins. À l’EHESS, dont presque la moitié des étudiants sont étrangers, c’est la présidence elle-même qui a organisé une AG… L’opposition a été si forte3, que la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, s’est fendue d’une lettre, en date du 10 décembre, aux directeurs et présidents d’écoles et d’universités. Elle y reprend les critiques qui ont été adressées à la réforme en répétant assez platement les mesures annoncées dans le discours du premier ministre, reprenant également les mêmes pétitions de principes. Seule différence notable, l’insistance de la ministre sur une éventuelle augmentation des coûts pour tous les étudiants. Elle propose même de « graver dans le marbre » de la loi des dispositions empêchant une telle évolution. On nous le jure, les frais d’inscription n’augmenteront pas ; « affirmer le contraire, c’est tout simplement diffuser de fausses informations4 ». Diantre ! Voilà sans doute la preuve qu’une telle crainte était fondée.

Il faut, en effet, regarder au-delà de la xénophobie sélective. Si les étudiants, pas seulement étrangers, sont si mal accueillis en France, c’est avant tout que les universités n’ont pas les moyens de faire autrement. Alors que les effectifs étudiants augmentent, les universités ont été volontairement appauvries par la loi LRU de 2007, qui prévoyait notamment l’autonomie budgétaire dès 2013. L’augmentation des frais des étudiants étrangers ? Peut-être une aubaine pour certains établissements. Le gouvernement joue dès le départ la carte de la balkanisation et de la mise en concurrence en annonçant que « chaque université et chaque école sera libre, comme c’est le cas partout dans le monde, de construire sa politique d’attractivité et d’accueil ». Ben voyons…

Avant de conclure, quelques remarques encore plus générales, car cette stratégie intervient à un moment particulier, celui d’une réforme profonde de l’enseignement secondaire et de son lien avec le supérieur, à savoir la « loi relative à l’orientation et la réussite des étudiants ». Jusqu’à maintenant, hormis quelques filières spécifiques (médecine, Classes préparatoires aux grandes écoles, etc.), l’obtention du baccalauréat donnait accès à l’enseignement supérieur. Désormais, les universités peuvent sélectionner leurs étudiants, chaque filière devant préciser les conditions d’accès à ses formations. Elles sont de deux sortes : expériences professionnelles ou associatives et séjours à l’étranger d’une part, options choisies au lycée, d’autre part. Encore une fois, il faut décoder : « orientation » signifie « sélection », tant les attendus des universités sont discriminants socialement. En outre, les conseillers d’orientation sont devenus des psychologues, de façon sans doute à démunir totalement les familles les moins pourvues en capital scolaire face à un lycée à la carte devenu parfaitement illisible (le terme consacré pour désigner ce processus est « simplification »). Une hausse des frais d’inscription contribuerait à éloigner définitivement de l’université les classes populaires et à jeter les classes moyennes entre les mains des banques (par les prêts étudiants) – tout en permettant le financement des universités et la réduction des effectifs. Avec tous ces éléments en tête, la hausse des frais d’inscription s’intègre logiquement dans un processus de rapprochement du système éducatif français du modèle dominant dans le reste du monde : école publique dévastée et universités hors de prix financées par le capital et par un endettement à vie des étudiants.

Profitons quand même un instant du spectacle. Les mandarins qui, à l’occasion des dernières présidentielles, nous donnaient des leçons de progressisme, de modernité et d’ouverture, se tortillent aujourd’hui sur leur chaise. Le gouvernement a admis que les étrangers étaient accueillis dans des conditions indignes. Nous pourrons leur resservir à l’avenir. Mais ne nous faisons pas d’illusion. Les « progressistes » n’attendront même pas la fin de la tempête pour mettre en œuvre leur programme réactionnaire et xénophobe de destruction de l’université. Demain, ils appliqueront toutes les instructions à la lettre, comme ils le font toujours, en arguant que si on ne rampe pas par terre pour ramasser les miettes, d’autres les ramasseront à notre place. Concédons-leur ce point-là : ils ont tout à fait raison ! Aussi la solution ne pourra en aucun cas venir d’eux, mais seulement des mobilisations des étudiants et des personnels.

On a vu, un bref instant, au printemps dernier, qu’un autre enseignement supérieur était possible. Alors affirmons-le : il n’y a nul besoin d’augmenter les frais d’inscription pour améliorer l’accueil des étrangers ! Il faut plutôt une université ouverte à tous, prenant réellement en compte ses étudiants, notamment en les faisant largement participer aux prises de décisions. Il n’y a pas grand-chose par ailleurs qui s’oppose à ce qu’elle soit gratuite tout en ayant les moyens de ses ambitions. Voilà ce qui devrait constituer pour tous un projet « progressiste »…

Ln

1 Et de mentionner comme premier exemple l’ESSEC, une école de commerce. Une certaine conception de l’enseignement et de la gratuité donc…

3 La confédération des jeunes chercheurs s’est efforcée de recenser les prises de position institutionnelles : https://cjc.jeunes-chercheurs.org/expertise/etrangers/suiviposition.php.

4 Ou fake news pour les intimes…

Poursuivons la lutte pour l’auto-émancipation !

Il y a un siècle, le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg était assassinée par des contre-révolutionnaires à Berlin. Si elle est toujours pour nous une référence essentielle, elle ne représente pas une pensée figée, mais une cohérence et des repères à poursuivre. Elle nous montre avant tout une méthode et des principes politiques fondamentaux : l’internationalisme, la démocratie ouvrière, l’indépendance de classe, l’auto-organisation des luttes.

C’est le but qu’elle défendait, c’est-à-dire l’objectif d’une société libérée de l’exploitation et de l’aliénation, qui constitue notre boussole politique. C’est la perspective d’un monde sans capitalisme, sans travail salarié, sans frontières, qui nous guide dans nos actions. Nous pensons que c’est de cette façon que l’on peut poursuivre, ici et maintenant, la lutte de Rosa Luxemburg pour l’auto-émancipation mondiale des exploités.

Nous avons conscience d’être à contre-courant complet dans le monde du Brexit, de Trump, de Poutine, de Salvini en Italie, de Bolsonaro au Brésil, etc. Les tendances au repli ont le vent en poupe ; les contre-vérités sont ouvertement utilisées comme bases politiques par des chefs d’État. Il n’y a pour autant pas de raison de désespérer : des luttes sociales continuent à se mener partout dans le monde, contre ces gouvernants, contre l’oppression capitaliste, contre le sexisme, contre le racisme. Par exemple, ces dernières semaines la politique antisociale et nationaliste de Orban est vivement combattue dans la rue en Hongrie.

En France, l’actualité sociale de ces dernières semaines a été monopolisée par le mouvement dit des « gilets jaunes ». S’il a démarré comme un mouvement d’automobilistes, il s’est ensuite développé avec des éléments de révolte légitime contre un macronisme qui ne dissimule pas sa haine de classe, en particulier avec le renforcement des inégalités (notamment par la baisse des aides au logement pour les classes populaires, pendant qu’un cadeau de plusieurs milliards d’euros par an était fait à la classe capitaliste avec la suppression de l’ISF). Une répression policière massive a été mise en place, avec des centaines d’arrestations « préventives ».

Mais une grande partie de ce mouvement s’est malheureusement enfermée dans des impasses, des thématiques complotistes. Le discours « anti-taxes » qui était porté passait trop souvent à côté des questions essentielles : qui paie les taxes ? Et à quoi sert l’argent ainsi récolté ? Ce n’est ni l’existence de taxes en soi, ni leur nombre qui pose problème : c’est l’injustice fiscale, c’est le fait que les plus privilégiés, les capitalistes, voient leurs fortunes grandir pendant que les classes populaires vivent trop souvent la précarité et les fins de mois difficiles.

Dans l’ensemble, ce mouvement a surtout été très varié, ainsi d’un rond-point à l’autre on pouvait entendre des points de vue opposés, et voir des formes d’organisation différentes. Au fond, de ce mouvement multiforme, il semble que beaucoup n’aient retenu que certains aspects et se soient ainsi fait « leur » mouvement des gilets jaunes, lui attribuant une cohérence qui n’était pas là.

Etre révolutionnaire, selon nous, c’est notamment ne jamais abdiquer son esprit critique. Il faut donc souligner que – même s’ils ne sont pas forcément représentatifs – toutes les figures qui ont émergé jusqu’ici de ce mouvement sont des complotistes, des réactionnaires. Certes, on peut toujours dire que ce sont ceux qui ont voulu se mettre en avant, donc les moins intéressants, mais ce n’est pas anodin. Il est trop tôt pour savoir quelle sera la postérité de ce mouvement, mais on peut – parmi d’autres possibilités – craindre un renforcement des courants droitiers et confusionnistes.

Or, pour changer radicalement la société, il faut la voir et l’affronter telle qu’elle est, et non au travers des déformations – voire des hallucinations – de diverses théories du complot. Ces dérives, qui n’ont néanmoins pas représenté l’ensemble du mouvement, mais qui ont été trop souvent présentes, trop souvent tolérées et banalisées, s’inscrivent justement dans le contexte mondial dont nous parlions de repli chauvin et de complotisme institutionnalisé.

Quel avenir maintenant de ces mobilisations ? Il nous semblerait grandement bénéfique que soit abandonné ce symbole d’apolitisme des « gilets jaunes », et que des contenus plus clairs soient mis en avant. Par une auto-organisation des travailleurs, des précaires, se constituerait un mouvement bien plus fort et bien plus rafraîchissant.

Les dernières mesures mises en place par le gouvernement pour aggraver le flicage des chômeurs sont très graves, et méritent de susciter une lutte unitaire pour obtenir leur abrogation. Il nous faut contribuer à former une unité sur cette question, sur des bases de classe claires, afin d’être efficaces et de l’emporter. Cela passera par une auto-organisation des chômeurs, et la lutte solidaire des autres travailleurs.

C’est en n’ayant aucune tolérance vis-à-vis des actes et propos racistes, antisémites, sexistes, homophobes ou complotistes, que l’on peut construire l’unité de la classe travailleuse pour en finir avec la violence du mode de production capitaliste.

Karl Marx, dernières réflexions pour le communisme

Karl Marx, Michael Löwy, Pier Paolo Poggio et Maximilien Rubel, Le Dernier Marx, communisme en devenir, Eterotopia / Rhizome, 2018, 76 pages.

Ce petit livre met en lumière l’intérêt de textes écrits par Marx à la fin de sa vie, les lettres à Mikhaïlovski (de 1877) puis à Vera Zassoulitch (1881) – rédigées par Marx en français. Il s’agit pour lui de répondre à des questions concernant la propriété commune des terres agricoles, en particulier à propos de l’exemple de la Russie de l’époque, notamment dans la perspective de la mise en place d’un mode de production communiste – qui, contrairement au mode de production capitaliste, exclurait le travail salarié.

Comme il est rappelé dans ce livre, Maximilien Rubel1 avait publié et commenté ces écrits à partir de 1947, puis de nouveau au cours des décennies suivantes. On les trouve ainsi dans les appendices au tome II des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade, édité par Rubel. Remarquons qu’à la même époque où Rubel publiait et traduisait des textes inédits de Marx, et utilisait la méthode critique de ce dernier pour analyser les formes d’exploitation capitaliste que subissaient les travailleurs en URSS2, les staliniens des éditions du PCF étaient au contraire occupés à diffuser des déformations de Marx (comme Lénine), voire des falsifications pures et simples sous le nom mensonger de « marxisme-léninisme » (en premier lieu utilisé par le dictateur criminel Staline). Michael Löwy note d’ailleurs dans ce livre que « à l’exception de Rubel, le document n’a pas suscité un grand intérêt chez les marxistes français » (p. 16).

Les écrits rassemblés dans ce livre constituent une preuve parmi bien d’autres que Marx n’a pas toujours été le déterministe « mécaniste » souvent retenu par les dogmes et les clichés. Il ne possédait pas dans son cerveau toute une science complète, qu’il n’aurait simplement pas eu le temps de finir d’écrire pour la postérité : au contraire, il cherchait, analysait, confrontait les sources. Sa pensée était vivante, en mouvement, attentive aux nouveautés et évolutions. Sur la fin de sa vie, il était très intéressé par les avancées historiques concernant les sociétés dites primitives, mais aussi et surtout par les sociétés hors de l’Europe occidentale.

On est ici loin des simplifications, hélas très courantes, que l’on fait subir à la pensée de Marx. On remarque d’ailleurs que Kevin Anderson, dans un livre récent sur une thématique proche, rejoint aussi sur certains points ce que montrait Rubel il y a des décennies, par exemple quand il écrit que « Engels n’est pas Marx et, malheureusement, dans plusieurs domaines, il pose de sérieux obstacles à la compréhension de l’exhaustivité et de l’originalité de la contribution de Marx. » A propos du Capital de Marx, Anderson ajoute que « l’édition française de 1872-1875 contient plusieurs passages ajoutés par Marx lui-même et qui, malheureusement, ne se trouvent pas, à ce jour, ni dans les éditions allemandes autres que celle des MEGA ni dans les traductions basées sur la version allemande de Engels de 1890 (version devant soi-disant faire autorité), y compris la traduction française de 1983 »3. Cette remarque, qui plus est venant d’un non-francophone, confirme la pertinence du choix fait par Rubel pour l’édition du Capital dans la Bibliothèque de la Pléiade, c’est-à-dire partir de l’édition française revue par Marx, et signaler en plus les variantes apportées par la version d’Engels.

Evidemment, ces points ne sont pas tous abordés dans ce petit recueil de 76 pages. On se permettra pour finir un conseil aux lecteurs : lire d’abord les textes de Marx, puis les commentaires – soit l’inverse de l’ordre adopté par l’éditeur. Saluons en tout cas cette contribution à la connaissance de textes peu connus de Marx, à lire – comme les autres – toujours avec esprit critique.

1 De Rubel, nous avons publié : «  Flora Tristan et Karl Marx » (Critique Sociale n° 28, novembre 2013) ; « Le concept de démocratie chez Marx » (n° 13, décembre 2010) ; « Entretien avec Maximilien Rubel (1979) » (n° 14, février 2011) ; voir aussi notre recension de « Marx et les nouveaux phagocytes, de Maximilien Rubel » (n° 20, mars 2012).

2 Voir notamment son article « Signification historique de la barbarie stalinienne » : bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1945-11-signification-historique-de-la-barbarie-stalinienne-rubel

3 Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes, Syllepse, 2015, pages 15 et 28.

Michael Löwy à propos de Rosa Luxemburg

Michael Löwy, Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire, Le Temps des cerises, novembre 2018, 219 pages.

D’emblée, une déception : Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire n’est pas réellement un nouveau livre de Michael Löwy, où il nous parlerait de la pensée de Rosa Luxemburg, mais une simple compilation d’articles écrits au fil des années – d’où de nombreuses répétitions, etc. Qui plus est, rien n’est indiqué sur les dates de rédaction de ces textes, ni sur les ouvrages ou revues de leur publication originale (d’ailleurs le livre est dans l’ensemble mal édité, avec notamment d’innombrables coquilles). Certes, l’auteur renvoie à la bonne biographie de Rosa Luxemburg par Paul Frölich (p. 7), mais il y avait tout de même un autre livre à écrire, plus intéressant qu’un recueil, où Löwy aurait pu retracer ses jeunes années luxemburgistes au Brésil, puis les raisons de son éloignement de ce courant et son ralliement au léninisme, puis ses questionnements et son rapport actuel à la pensée de Rosa Luxemburg.

Une fois signalés ces défauts, voyons donc ce que l’auteur nous dit dans ce recueil à propos de la pensée de Rosa Luxemburg.

Michael Löwy revient plusieurs fois sur l’alternative énoncée par Rosa Luxemburg en 1915 dans La Crise de la social-démocratie (ou « Brochure de Junius ») : « Socialisme ou barbarie ». Il affirme avec justesse que ce mot d’ordre « signale que, dans l’histoire, les jeux ne sont pas faits ; la « victoire finale » ou la défaite du prolétariat ne sont pas décidées d’avance, par des « lois d’airain » du déterminisme économique, mais dépendent aussi de l’action consciente, de la volonté révolutionnaire de ce prolétariat » (p. 23). Il écrit ensuite que pour Luxemburg, l’objectif du socialisme est l’idéal « d’une morale de classe, d’un humanisme prolétarien, d’une éthique qui se situe du point de vue du prolétariat révolutionnaire » (p. 24). Löwy a également parfaitement raison de souligner que Luxemburg représente « un socialisme à la fois authentiquement révolutionnaire et radicalement démocratique » (p. 40).

Dans cette logique, Rosa Luxemburg s’opposa à plusieurs reprises à Lénine, entre autres sur la question essentielle de la conscience de classe. Löwy rappelle à ce sujet que pour Lénine « l’étincelle révolutionnaire est apportée par l’avant-garde politique organisée, du dehors vers l’intérieur des luttes spontanées du prolétariat ». Au contraire, pour Luxemburg « l’étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s’allume dans le combat, dans l’action de masses » (p. 62). En cela, Rosa Luxemburg rejoint Karl Marx, pour qui « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

A propos du texte de Rosa Luxemburg sur La Révolution russe (1918), Michael Löwy écrit que « le chapitre de ce document de Luxemburg sur la démocratie est un des textes les plus importants du marxisme, du communisme, de la théorie critique et de la pensée révolutionnaire au 20e siècle » (p. 77-78). En effet : ces pages restent d’une grande actualité, à la fois par la lucidité que Luxemburg y exprime concernant les dérives autoritaires des bolcheviks, mais aussi par sa défense d’une nécessaire démocratie révolutionnaire, s’opposant à toute bureaucratisation1.

En revanche, on ne peut qu’être surpris de lire que Rosa Luxemburg aurait fait « erreur » en refusant « la théorie léniniste de l’organisation » (p. 129). L’histoire nous montrant, de façon terrible, à quoi mènent la théorie et la pratique léniniste de l’organisation, on se doit de saluer Luxemburg d’en avoir perçu les impasses2. Le plus curieux est qu’il nous semble bien que Michael Löwy ne défend plus aujourd’hui une position aussi caricaturale et dogmatique ; du coup, on ne voit pas bien l’intérêt de republier tel quel un texte qui n’a plus, en 2018, d’intérêt que pour les historiens du léninisme et du fétichisme de parti. Sur ce sujet, on se reportera plutôt au récent essai de Louis Janover, Le Testament de Lénine et l’héritage de Rosa Luxemburg, qui tire les enseignements historiques des révolutions et contre-révolutions du 20e siècle.

Enfin, on trouve en annexe du livre un article de Rosa Luxemburg qui était jusqu’ici inédit en français, paru anonymement en mars 1903 à l’occasion des 20 ans de la mort de Karl Marx. Elle y écrit notamment : « Vue dans ses contours les plus généraux, la doctrine marxienne – si nous faisons abstraction de sa partie impérissable, à savoir sa méthode d’investigation historique – vise à reconnaître la voie historique qui mène de la dernière forme de société « antagoniste », reposant sur les contradictions de classe, à la société communiste édifiée sur la solidarité des intérêts de tous ses membres » (p. 217-218).

Un bilan donc contrasté pour cet ouvrage, dont le mérite est que ceux qui s’intéressent au débat marxiste y trouveront matière à réflexions et à critiques. On constate toujours que la pensée critique révolutionnaire de Rosa Luxemburg continue de bousculer les préjugés et les dogmes, et de vivifier l’esprit critique. Comme elle l’écrivait depuis la prison en 1915, « nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n’avons pas désappris d’apprendre. »3

1 Ce texte a été récemment réédité dans Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, éditions Spartacus, 2016, le chapitre en question se trouvant pages 211 à 220.

2 Dès 1904, elle critiquait le « centralisme bureaucratique » de Lénine, qui risquerait selon elle d’« asservir un mouvement ouvrier ». Elle prônait à l’inverse « l’activité révolutionnaire autonome du prolétariat » (« Questions d’organisation de la social-démocratie russe », dans Le But final, textes politiques, p. 156-157).

3 Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV, Smolny et Agone, 2014, p. 87.

Avec Rosa Luxemburg pour le communisme, contre le léninisme

Louis Janover, Le Testament de Lénine et l’héritage de Rosa Luxemburg, Smolny, 2018, 142 pages.

Louis Janover vient de publier un livre qui revient, un an après le centenaire de la Révolution russe, sur des questions essentielles pour l’histoire et l’avenir du communisme. Comme il le rappelle sources à l’appui, des conceptions du communisme extrêmement différentes et même opposées ont existé depuis plus d’un siècle. Même parmi les communistes se revendiquant de Karl Marx, les points de vue étaient – et sont toujours – souvent divergents. Certains ont soutenu l’URSS, ses mensonges et ses crimes ; d’autres ont dès le début dénoncé ce qui n’était qu’un régime d’exploitation, une économie capitaliste d’État, et une dictature contre le prolétariat.

L’auteur met donc en comparaison la vision léniniste (inspirée de Lénine), et la vision auto-émancipatrice, notamment « conseilliste », qui s’inspire entre autres de Rosa Luxemburg. Janover se situe clairement dans cette seconde catégorie, et ce depuis des décennies. Il souligne dans son livre « l’incompatibilité de deux conceptions de l’émancipation humaine et du socialisme » ainsi que « la nature des ravages que la victoire de l’un des deux courants a fait subir au mouvement ouvrier. Le testament de Lénine comporte la négation d’une éthique qui chez Rosa Luxemburg traverse toute son œuvre et nous sert aujourd’hui encore de principe de jugement. »

Le livre est complété de documents, notamment de Lénine et de Léon Trotski d’un côté, et de Rosa Luxemburg de l’autre : son article « Un devoir d’honneur », ainsi que des extraits de son discours au congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne, sont utilement reproduits.

Pour aller de l’avant, ceux qui veulent une autre société – qu’on l’appelle communiste, collectiviste, socialiste ou autrement – doivent connaître l’histoire et savoir s’y situer. Il nous faut faire appel à l’esprit critique et à l’analyse rationnelle. On ne peut pas lutter pour l’émancipation des travailleurs en faisant l’apologie de dictatures criminelles du passé ou du présent. On ne peut pas lutter pour l’émancipation des travailleurs avec des méthodes malhonnêtes et autoritaires. Des militants communistes du passé ont développé des analyses justes et courageuses, contre le léninisme et contre le stalinisme : il nous faut nous en inspirer.

Il n’est pas besoin d’être d’accord avec chaque ligne de cet essai pour le lire avec profit. Nous publions donc ci-dessous quelques extraits du livre, avec l’autorisation de l’éditeur :

« Rien d‘étonnant que Rosa Luxemburg occupe une place centrale dans cette mémoire pour briser le cercle de l’idéologie dominante. Son analyse de l’accumulation du capital reste au plus près des principes de la conception matérialiste de l’histoire, et son idée du rapport des moyens à la fin entre en résonance avec les principes éthiques destinés à guider le mouvement révolutionnaire dans son développement. Si bien que sa pensée départage encore notre lecture de l’histoire et apporte des arguments à ceux qui conservent en vie l’idée de révolution telle qu’elle fut défendue par les milieux libertaires et les courants du socialisme de conseils, en dépit de la pression exercée sous toutes ses formes par l’appareil idéologique du Parti. Les théoriciens de l’École de Francfort seront eux aussi impliqués dans les polémiques et prises de position sur la réalité politique de l’époque, et leur théorie s’en trouvera profondément marquée.

L’héritage de Rosa Luxemburg réside dans l’existence même de son œuvre. Et plus particulièrement, dans le fait que toute sa critique de la révolution russe s’articule sur ce qui est déjà en germe chez Lénine et qu’elle avait mis au jour. Si bien que l’on arrivera à la conclusion que Karl Korsch avait tirée de cette histoire, quand, dans « L’idéologie marxiste en Russie », il faisait la critique de Lénine, voué à rendre le marxisme compatible avec le capitalisme. Dans « le principal ouvrage économique de Lénine« , écrivait-il, « Le Développement du capitalisme en Russie (1899), on peut, à la lumière de cette étude, affirmer sans exagérer que le contenu réel de la théorie marxiste originelle, en tant qu’expression théorique d’un mouvement prolétarien autonome et strictement socialiste, avait disparu du mouvement1. » »

« La reprise par les bolcheviks de l’idée de « dictature du prolétariat », liée à la conception du Parti comme organisation dirigeante de la classe, signifie tout naturellement « l’omnipotence de l’organisation jacobino-bolchevique ». Les soviets, considérés comme des organes d’insurrection et non plus comme des organes de gouvernement autonomes de la classe ouvrière, sont réduits à n’être plus qu’un instrument qui permettrait de s’emparer du pouvoir et de consolider ses assises. C’est au Parti d’utiliser la force du prolétariat pour réaliser ses propres plans et ses desseins particuliers. Ainsi, toute discussion se résume par la conclusion : « Sans la direction du Parti, point de socialisme2 ! » »

« Octobre [1917] fut le mouvement autonome d’une infime minorité, le mouvement bolchevik, qui se réclamait de ce que ses dirigeants croyaient être, ou voulaient croire être, l’intérêt de l’immense majorité. La césure ne tardera pas à devenir visible et à s’agrandir entre le Parti et les soviets, au départ unis sur la base d’une même opposition à l’ennemi de classe. Et l’idée d’une révolution sociale portée par le prolétariat dans son ensemble se heurtera vite aux intérêts d’une bureaucratie installée sur la base du pouvoir bolchevik, prête à tout pour le consolider et en élargir la base.

Le temps est donc venu d’ouvrir le testament de Lénine et de scruter l’héritage de Rosa Luxemburg pour en déchiffrer les termes et en interpréter la leçon. Non pas revenir en arrière pour intervenir dans des polémiques qui ont perdu leur objet, mais souligner que seule la vue actuelle de l’histoire rend à chacun ce qui lui est dû, à Lénine ce que tous les aspirants ont cherché en lui, une voie vers le pouvoir, désigné comme prolétarien pour les besoins de la cause, à Rosa Luxemburg une interrogation éthique et matérialiste sur ce pouvoir lui-même, en référence à l’histoire du mouvement ouvrier. »

« Dès l’origine, l’opposition entre une conception de la révolution destinée à établir le communisme et une conception qui ne pouvait avoir d’autre perspective que la révolution bourgeoise a trouvé son expression logique chez Rosa Luxemburg, car elle défend une idée radicale de la démocratie, incompatible avec le bolchevisme. Les valeurs du bolchevisme le ramenaient toutes aux impératifs de la révolution bourgeoise, ce qui facilitera, le moment venu, l’inversion du sens des appellations pour répondre à la réalité du pouvoir. L’histoire est ainsi arasée, aplatie, pour qu’en disparaisse tout ce qui faisait la différence radicale avec une critique révolutionnaire de la révolution russe, fondée sur la distinction entre le parti et les soviets. La pensée et la pratique de Lénine se retrouvent alors à l’origine de tout ce qui s’est produit, car son œuvre, jusque dans ses derniers écrits, est le fruit d’une recherche de la raison historique pour justifier l’obéissance et la soumission au Parti.

L’inconcevable, c’est qu’il ait fallu des témoignages comme ceux d’Anton Ciliga ou de Panaït Istrati pour qu’on accepte de discuter l’indiscutable, et qu’il soit encore nécessaire de s’y référer comme si l’évidence restait à prouver. Lénine, dit Ciliga, « a su faire battre le cœur de l’humanité » au moment où les masses l’emportent « derrière elles ». Mais « dès l’instant où l’édifice ancien se fut écroulé et où Lénine prit le pouvoir, le divorce tragique commença entre lui et les masses. Imperceptible au début, il grandit, se développa et finalement devint fondamental3. »

Les piliers du capitalisme d’État apparaissent et s’élèvent au-dessus des soviets réduits au rôle de faire valoir idéologique. Lénine et la Révolution, s’interroge Ciliga ! Qu’eût été Lénine sans la révolution ? Question incongrue si on la rapporte à Rosa Luxemburg, dont chaque mot, chaque principe nous éloigne de ce que fut la révolution selon le bolchevisme. »

« On trouve chez Rosa Luxemburg une analyse des contradictions de notre société, de ses rapports de classes, et elle éclaire les apories de la critique telle qu’elle s’est développée en faisant de la révolution d’Octobre le pôle qui aiguillait toutes les analyses, et ramenait les luttes et l’avenir à la relation avec un marxisme revu et contrôlé par les instituts aux ordres de Moscou. C’est ce rapport à la conception de la révolution et des moyens de parvenir au communisme qui détruisit l’idée même d’émancipation humaine dans le mouvement ouvrier. »

« L’œuvre de Rosa Luxemburg comporte le sens éthique qui permet d’établir le lexique de la contre-révolution actuelle en montrant que la critique marxienne de la valeur-travail et sa conception de la lutte des classes restent les deux éléments fondamentaux d’une remise en question du capitalisme et de la possibilité d’ouvrir une brèche dans le système d’exploitation. Car contrairement aux assertions convenues, il se développe selon le même mode d’accumulation que Marx avait analysé non pas pour son temps, mais pour le temps du capital, qui repose sur la base intangible de la division de la société en classes antagonistes. Et c’est en cela que l’héritage de Rosa Luxemburg reste ouvert sur l’avenir. »

1 Karl Korsch, « L’idéologie marxiste en Russie » (1938), in Korsch, Mattick, Pannekoek, Rühle, Wagner, La Contre-Révolution bureaucratique, Paris, UGE (10/18), 1973, p. 255.

2 « Les conseils ouvriers et l’organisation communiste de l’économie », in Korsch, Mattick, Pannekoek, Rühle, Wagner, La Contre-Révolution bureaucratique, op. cit., p. 67.

3 Anton Ciliga, Lénine et la Révolution. Les « maîtres » du pays. Qui commande en URSS ?, Paris, Spartacus, 1947 ; rééd., 1978, p. 13.

Le mouvement social tétanisé ?

Il ne servirait à rien de se voiler la face : en dépit de fortes mobilisations locales, la lutte de ce printemps 2018 a été perdue. Il faut analyser cette réalité en profondeur et en tirer toutes les leçons possibles, en vue des luttes à venir.

La brutalité du pouvoir face aux luttes sociales est plus importante qu’il y a 15 ou 20 ans. D’abord par la répression, mais aussi par le fait de mener en même temps plusieurs contre-réformes. C’est un fait qu’il faut prendre en compte, pour ajuster la stratégie des luttes afin de l’emporter face au gouvernement et au patronat.

Contre les mobilisations, le gouvernement joue la carte du pourrissement et de l’isolement des mouvements. Malheureusement, les mobilisations de ce printemps 2018 n’ont pas su déjouer cette tactique. La « grève perlée » à la SNCF a été un exemple d’une lutte avec un investissement courageux de nombreux cheminots, mais sur une stratégie faible : au bout du compte, on a eu dans l’ensemble une lutte de longue durée mais de faible intensité. Au bout de quelques semaines, cette mobilisation tendait à devenir un bruit de fond.

Il faut dire que le contexte d’ensemble nous est défavorable : gouvernements tout ou partiellement d’extrême droite dans plusieurs pays européens, des peurs identitaires irrationnelles qui ont le vent en poupe, etc.

Sur un autre plan, les mobilisations sont largement affaiblies par une obsession du déclin, l’idée (fausse) que « tout s’effondre ». Or, cette idéologie, malheureusement répandue même dans certains milieux « radicaux », ne mène qu’à la défaite – voire pire, à diverses dérives réactionnaires. De même, nos luttes sont affaiblies par cette tendance déplorable à ne dénoncer que le « capitalisme libéral », voire que le « libéralisme » ou le « néo-libéralisme », alors que notre adversaire est le mode de production capitaliste en tant que tel, dans son entier, et qu’elles que soient les formes qu’il prend. Les idiots qui prônent « l’antilibéralisme » ne sont utiles qu’à la confusion, et ne font que détourner des objectifs essentiels. La volonté d’auto-émancipation mondiale des travailleurs n’est en rien « antilibérale », mais elle est pleinement révolutionnaire.

Il ne s’agit donc en réalité certainement pas de ne lutter que contre des reculs sociaux, mais contre l’ensemble de l’organisation capitaliste du travail, contre le système du salariat lui-même puisqu’il n’existe que par l’exploitation et l’aliénation.

Concrètement, nous devons mettre en avant le fait que la lutte correspond d’abord et avant tout à la nécessité de changer nos conditions d’existence, d’améliorer notre quotidien, donc non seulement d’empêcher des attaques (= lutte défensive, nécessaire mais non suffisante), mais aussi d’obtenir de meilleures conditions de vie pour toutes et tous (= lutte offensive), donc en fin de compte de nous débarrasser de l’exploitation (= lutte révolutionnaire).

Gagner nécessite des mouvements massifs, réellement auto-organisés à la base, et se coordonnant par des mandatés élus et contrôlés par des Assemblées Générales. C’est de cette manière qu’un mouvement peut réellement être vivant, se développer, susciter de la créativité collective et aller plus loin que de simples (et nécessaires) revendications défensives.

S’enfermer dans un entre-soi, c’est la stratégie de l’échec. Au contraire, des AG de lutte nombreuses, pleinement démocratiques et souveraines, peuvent permettre de construire une mobilisation puissante. Un mouvement vivant c’est un mouvement massif, où on échange, on débat, on voit les choses différemment, justement parce que la lutte dépasse un petit milieu – où d’ordinaire les débats s’enveniment et tournent en rond. L’air frais qu’apporte la lutte nécessite une ouverture très au-delà des milieux militants, par une mobilisation qui s’organise à la base sur des questions concrètes.

Le mouvement de ce printemps n’a que trop peu permis ce développement. Il a de plus été affaibli par des tentatives politiciennes de se servir des mobilisations, surtout de la part de la « France insoumise ». A les entendre, il n’y aurait qu’à voter pour eux, et tout s’arrangerait… Or, ces volontés de récupération ne créent que de la dispersion, donc affaiblissent les luttes.

La seule alternative politique que peut soutenir un mouvement social vivant et fort, c’est lui-même. C’est-à-dire que l’alternative est précisément cette démocratie directe à la base par laquelle la lutte se construit et qui, si elle se développe suffisamment, peut contre-attaquer jusqu’à devenir majoritaire dans la société et ainsi remplacer le pouvoir actuel. Au règne des classes capitalistes peut ainsi succéder l’auto-organisation des travailleurs, des précaires et des chômeurs, pour en finir avec l’enfermement dans les rapports de production capitalistes.

Brochure sur la Révolution allemande

La révolution allemande, un siècle après

« Le héros de cette révolution, ce sont les masses. »1

Ci-dessous, le texte de notre brochure sur la Révolution allemande, également disponible en PDF :

Révolution moins célèbre que celle de Russie l’année précédente, la révolution allemande n’en est pas moins un événement majeur de l’histoire du mouvement ouvrier. Pendant des décennies, on avait considéré que c’était en Allemagne que la classe ouvrière était la plus puissante, la mieux organisée. Elle va pourtant être laminée en moins de vingt ans : de l’éclatement de la guerre en 1914, jusqu’à la suppression de la démocratie en 1933 par la dictature nazie. Pendant la révolution allemande de 1918-1919, où existaient pourtant des potentialités d’émancipation, les travailleurs n’auront pas réussi à changer l’organisation sociale fondamentale.

1) Le mouvement ouvrier face à la Première Guerre mondiale

En 1914, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) est un véritable parti de masse, avec plus d’un million d’adhérents, principalement des travailleurs. Officiellement, le parti est internationaliste et son objectif est de remplacer le capitalisme par le socialisme. Le SPD est alors regardé comme le plus puissant parti du mouvement ouvrier dans le monde. En réalité, des courants très différents y cohabitent, les marxistes révolutionnaires comme Rosa Luxemburg ou Karl Liebknecht étant nettement minoritaires. C’est une bureaucratie composée de permanents inamovibles qui dirige le parti, et qui applique de fait une politique réformiste – malgré des discours occasionnels se revendiquant encore de l’objectif socialiste.

En août 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale va faire voler en éclat les apparences et les illusions. Le SPD vote les crédits de guerre et se rallie de fait à l’Empire, contredisant son programme.

La guerre change complètement la situation politique : l’essentiel du pouvoir passe progressivement dans les mains de la hiérarchie militaire, ce qui laissera forcément des traces. Surtout, la direction du SPD se rallie à l’Union sacrée (Burgfrieden en allemand), qui prétend suspendre les différences politiques et sociales. C’était là nier le constat fondamental de la lutte des classes : qu’on le veuille ou non, tant qu’il existe des classes sociales elles ont des intérêts différents, qui s’expriment par des luttes d’un côté comme de l’autre. En faisant comme si on pouvait suspendre la lutte de classe, le SPD et les syndicats abdiquent la défense des intérêts des travailleurs, pendant que le patronat – qui mène sa propre lutte de classe sans avoir besoin de la désigner par ce nom – voit ses profits augmenter du fait de la surexploitation subie par les travailleurs.

Il existe pourtant d’emblée des oppositions au sein du SPD, à la fois des radicaux comme Rosa Luxemburg, et des modérés comme le codirigeant du parti Hugo Haase, qui est mis en minorité – il était partisan de voter contre les crédits le 4 août 1914, mais s’était rallié au vote pour par « discipline de parti ».

Ce ralliement de la direction du SPD à la logique de guerre de l’Empire, et son acceptation de l’Union sacrée, va logiquement provoquer des divisions, puis des scissions : en décembre 1914, le député Karl Liebknecht vote seul contre les crédits de guerre, bientôt suivi par Otto Rühle, puis d’autres.

Les révolutionnaires internationalistes autour de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Léo Jogichès, Franz Mehring, Clara Zetkin et Paul Levi font paraître en avril 1915 la revue Die Internationale, qui est immédiatement interdite. Luxemburg y écrit que « pendant la guerre, le rapport salarial ne disparaît pas le moins du monde, au contraire, l’exploitation augmente violemment », notamment du fait de « la pression que la dictature militaire exerce sur les travailleurs. » L’urgence est pour elle d’« agir pour que la guerre cesse aussi vite que possible, et que la paix soit organisée en conformité avec les intérêts communs au prolétariat international. »2

Ces militants publient ensuite des « Lettres de Spartacus », d’où l’appellation de « Groupe Spartacus » ou « spartakistes ». La portée de leur action est cependant limitée par une forte répression, notamment de nombreux emprisonnements. C’est justement en prison que Rosa Luxemburg écrit en 1915 une brochure contre la guerre et contre son acceptation par la majorité des socialistes, intitulée La Crise de la social-démocratie. Le texte ne paraît que l’année suivante, clandestinement et signé d’un pseudonyme, Junius. Luxemburg y écrit que « l’échec du prolétariat socialiste dans la guerre mondiale actuelle est sans équivalent, c’est un désastre pour toute l’humanité. Mais le socialisme ne serait perdu que dans le cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements. » En conclusion, elle réaffirme que « les prolétaires de tous les pays partagent un seul et même intérêt. »3 Dans la première Lettre de Spartacus, elle constate avec lucidité que pour le moment « la guerre renforce la domination du capitalisme, celle de la réaction politique et sociale et bien sûr celle du militarisme. »4

La divergence qui avait éclaté au grand jour au sein du mouvement ouvrier traduisait en fait deux visions du monde complètement différentes. Pour les partisans de l’Union sacrée, les travailleurs d’Allemagne faisaient d’abord partie de l’Allemagne, au sein de laquelle il fallait qu’ils conquièrent leurs droits. Pour les internationalistes, les travailleurs d’Allemagne faisaient d’abord partie du prolétariat, de la classe travailleuse mondiale, et c’est en tant que classe exploitée qu’ils devaient abolir le mode de production capitaliste et créer une autre société, socialiste ou communiste, débarrassée du travail salarié, des frontières et de l’aliénation. En pratique, la première conception aboutissait à renoncer à l’objectif socialiste.

De ces deux conceptions opposées découlent des orientations politiques inconciliables, qui vont s’exprimer pendant la guerre puis pendant la révolution.

En janvier 1917, la direction du SPD exclut ses opposants, pacifistes modérés comme radicaux. En conséquence, un nouveau parti est créé en avril 1917, le Parti social-démocrate indépendant (USPD), sous-entendu : indépendant du pouvoir impérial. Mais seule une minorité des adhérents suit les pacifistes. Les spartakistes constituent l’aile gauche de l’USPD, tout en poursuivant une action politique autonome, avec leurs propres publications clandestines.

De son côté, le SPD débarrassé de sa gauche et de son extrême gauche peut désormais nouer des alliances officielles sur sa droite : en juillet 1917, un comité est mis en place au parlement entre le SPD et des partis bourgeois, sur un programme minimal de démocratisation (relative) des institutions de l’Empire. Au nom d’un prétendu « réalisme », le SPD se refusait donc en pratique à revendiquer la république.

Les difficultés du ravitaillement alimentaire, la hausse des prix et le rejet progressif de la guerre entraînent le retour des grèves, notamment au printemps 1917 puis en janvier-février 1918. Ces mouvements puissants bénéficient aussi de l’influence de la révolution en Russie à partir de février-mars 1917, qui donne de l’espoir et favorise la revendication d’arrêt immédiat de la guerre. Dans l’animation de ces mobilisations se révèle l’action des délégués révolutionnaires (Revolutionäre Obleute), un groupe de militants en lien direct avec les travailleurs, constitué de syndicalistes souvent membres de l’USPD.

Après l’échec de ces mouvements, les spartakistes diffusent clandestinement des dizaines de milliers de tracts, affirmant que « la direction des luttes doit être confiée à des conseils ouvriers élus, et que les révolutionnaires doivent gagner les soldats à leur cause »5.

En 1918, après quatre ans de guerre mondiale, l’Empire allemand se rend compte qu’il est dans l’incapacité de gagner la guerre. L’État-major de l’armée allemande – dirigé par Hindenburg et Ludendorff – est persuadé de l’échec dès septembre 1918. C’est pourquoi un nouveau gouvernement est mis en place le 4 octobre 1918, sous la direction du prince Max de Bade, afin de négocier la paix avec les États adverses. Pour la première fois, le SPD y fait son entrée, avec deux ministres. Mais les discussions préalables à l’armistice piétinent. La guerre se poursuit donc, bien qu’elle soit déjà manifestement perdue.

Dans ce contexte d’incertitude, les spartakistes appellent le 7 octobre à la formation de conseils d’ouvriers et de soldats. Le 25 octobre, Otto Rühle fait un discours de rupture complète au Reichstag. Il rappelle d’abord que « la contradiction politique, économique, historique qui oppose le capital au travail, la bourgeoisie au prolétariat, n’a pas été supprimée : elle continue d’exister, et même cette guerre n’a fait que l’élargir et l’approfondir. » Il ajoute que les masses ont besoin de « la démocratie du socialisme, la République fondée sur la révolution socialiste et à cet effet, elles exigent, en premier lieu, l’abdication de l’Empereur en tant qu’instigateur de cette guerre mondiale. » Malgré les protestations des députés monarchistes, Rühle achève son discours en affirmant que la classe travailleuse « aspire à la fraternisation de tous les peuples afin d’établir une association qui garantisse durablement la paix et la civilisation sous le signe du socialisme victorieux. J’appelle toute la classe ouvrière, et en particulier la classe ouvrière d’Allemagne, à conquérir ce socialisme par la révolution !»6

2) La monarchie est balayée

Cette situation de guerre qui se poursuit alors qu’on sait qu’elle n’est plus gagnable, va être l’élément déclencheur de la révolution : le 29 octobre, des marins de Wilhelmshaven refusent de faire une sortie offensive qui n’a plus de sens. Ils sont arrêtés, mais ont réussi à annuler l’attaque prévue. Par solidarité avec ces premiers mutins, et pour empêcher qu’ils soient condamnés, des marins de Kiel se soulèvent début novembre. Ils élisent des conseils de marins et prennent le contrôle des navires, hissant le drapeau rouge. Une partie des soldats de l’armée de Terre envoyés contre eux fraternisent, puis des travailleurs se mettent en grève. La ville est passée à la révolution.

Dans un contexte où l’Empire est battu militairement, donc apparaît vulnérable, cette mutinerie va vite s’étendre. De grandes manifestations parcourent les villes, sont rejointes par des soldats et prennent les lieux de pouvoir. Le 6 novembre, des conseils d’ouvriers et de soldats contrôlent Hambourg et Brême, le lendemain Munich, le 8 Stuttgart, Leipzig et Cologne.

A Berlin, siège du pouvoir central, des révolutionnaires débattent du meilleur moment pour déclencher le mouvement qu’ils préparent. C’est finalement au 11 novembre qu’ils fixent le soulèvement. Mais quand il existe une véritable volonté révolutionnaire parmi les masses, elles n’attendent pas un signal donné d’en haut par des dirigeants auto-proclamés. Dès le 9 novembre au matin, des grèves spontanées se répandent et des cortèges de travailleurs parcourent Berlin. Des socialistes appellent les soldats à les rejoindre, ce qu’ils font : loin de s’opposer aux manifestations de travailleurs, ils les laissent passer voire prennent part aux cortèges. La capitale passe ainsi du côté de la révolution en moins d’une journée. Le député SPD Philipp Scheidemann proclame la « République allemande » à 14 heures, tandis que Liebknecht proclame deux heures plus tard la « République socialiste libre d’Allemagne » et appelle à « la révolution mondiale ». Deux perspectives politiques très différentes s’opposent donc dès le début de la révolution.

Max de Bade transmet le 9 novembre son poste de chef du gouvernement au dirigeant SPD Friedrich Ebert, issu de la droite de la social-démocratie, qui n’avait jamais participé aux débats théoriques. L’Empire n’est plus, mais une certaine continuité est néanmoins assurée avec le gouvernement précédent, puisque les secrétaires d’État nommés le 4 octobre restent en fonction – c’est d’ailleurs l’un d’eux, le centriste Matthias Erzberger, qui va signer l’armistice le 11 novembre au nom de l’Allemagne.

Dans l’urgence, une alliance entre le SPD et l’USPD est conclue le 10 novembre, un conseil de 6 membres étant formé à parité des deux partis. Liebknecht refuse d’y participer, et les spartakistes forment officiellement la Ligue Spartacus (Spartacusbund), qui publie le quotidien Die rote Fahne (« Le drapeau rouge ») dirigé par Luxemburg, qui vient d’être libérée de prison par la révolution, avec la participation de militants internationalistes comme Liebknecht, Paul Levi, Hugo Eberlein et Léo Jogichès.

Outre la fin de la monarchie, d’autres avancées très importantes sont rapidement acquises par la révolution : baisse du temps de travail, conventions collectives, droit de vote des femmes et abolition du suffrage censitaire, fin des discriminations antisémites, gratuité de l’enseignement, allocations pour les chômeurs, etc. On retrouve certaines de ces avancées aussi dans d’autres pays au même moment, tant le rapport de forces entre les classes s’est transformé au niveau au moins européen.

C’était en fait l’application par le SPD de son programme minimum, c’est-à-dire des réformes sociales applicables au sein du mode de production capitaliste, le programme maximum étant le remplacement du capitalisme par le socialisme – donc ce qui était en théorie la raison d’être du parti. Comme le SPD s’est focalisé pendant des décennies sur le programme minimum, a fait campagne sur celui-ci et non sur le but socialiste, lorsqu’il a été réalisé beaucoup de militants et sympathisants se sont dit que l’objectif était atteint. En réalité, l’exploitation n’était que provisoirement atténuée, et nullement abolie.

En cette fin d’année 1918, les dirigeants du SPD sont très satisfaits d’être devenus les dirigeants de l’État. Pourtant, quelques personnes qui sont à la tête d’un gouvernement ne suffisent pas à transformer l’essence de l’État : ce sont souvent des conservateurs, y compris anti-républicains, qui restent aux commandes des rouages de la haute administration. Les adversaires de la république ont donc conservé des positions qui leur serviront ensuite à participer à sa destruction de l’intérieur. Même un historien partisan des dirigeants du SPD reconnaît qu’« ils ne tentèrent même pas […] de remplacer par des militants ouvriers ou par des intellectuels socialistes les hauts fonctionnaires et les chefs d’entreprise. La haute administration impériale et royale resta en place, à quelques exceptions près, et les dirigeants sociaux-démocrates s’en remettaient, pour exécuter leurs décisions, à des hommes d’origine et de formation traditionnelle, conservatrice et souvent nationaliste, fidèles à l’idée monarchique et dans beaucoup de cas foncièrement hostiles non seulement à la Révolution et au socialisme, mais aux principes démocratiques eux-mêmes »7. Menée au nom du pragmatisme, la politique de la direction du SPD fut plutôt populaire dans l’immédiat, mais se révéla fort peu réaliste à terme.

Dans le même temps, le gouvernement SPD va avoir recours à des corps francs, unités paramilitaires de volontaires, pour réprimer les opposants sur sa gauche. C’était là aussi favoriser l’organisation des forces conservatrices et réactionnaires allemandes, dans le but de conserver « l’ordre » et de se maintenir au pouvoir. La répression contre des marins mobilisés commence dès le mois de décembre, provoquant la rupture de l’USPD qui quitte le gouvernement fin décembre.

En faisant alliance sur sa droite, la direction du SPD va non seulement enterrer – dans le sang – la révolution, mais aussi à terme s’enterrer elle-même : en effet, dès que le rapport de forces aura changé, les forces conservatrices se retourneront contre elle. La classe capitaliste a donc mieux joué la partie que le SPD : elle a lâché du lest quand il le fallait, afin de conserver l’essentiel pour elle, c’est-à-dire le maintien du mode de production capitaliste et de l’organisation étatique hiérarchisée.

Ceux qui vantaient le SPD comme « le plus grand parti ouvrier du monde » avaient oublié que le socialisme nécessite d’abord et avant tout la mobilisation consciente des travailleurs eux-mêmes. Ils avaient aussi oublié qu’il était essentiel d’examiner aussi le développement et l’organisation de la classe capitaliste en Allemagne : il y a toujours au moins deux protagonistes dans une lutte, et ce n’est pas la force de l’un qui en détermine l’issue, mais bien le rapport entre les forces des deux. Surtout, un parti organisé avec une discipline quasi-militaire ne favorise pas les possibilités d’auto-émancipation : pour construire le parti, des méthodes contradictoires avec le but avaient été employées.

Le SPD, ayant abandonné un point de vue de classe indépendant, était devenu un appareil bureaucratique de rechange qui était disponible pour gérer les affaires de l’État, tant qu’il pouvait obtenir en contrepartie un certain nombre d’avancées sociales qu’il revendiquait depuis longtemps.

On vit combien avait eu raison Rosa Luxemburg, quand elle écrivait en 1910 dans une revue du SPD : « notre appareil organisationnel et la discipline de notre Parti sont plus appropriés à freiner le mouvement qu’à diriger de grandes actions de masse »8. Son signal d’alarme ne fut malheureusement pas entendu de la majorité des militants, et elle resta minoritaire dans son opposition aux dérives bureaucratiques et opportunistes de la direction.

3) A la base, les conseils ouvriers

Dans les faits, les conseils de travailleurs apparus dans l’Allemagne de 1918 peuvent être de nature très différentes : ils sont parfois de véritables outils de lutte et de démocratie directe, reflétant la combativité des travailleurs à la base. Ils résultent dans ce cas d’élections dans les entreprises.

Cependant, des conseils ont dans de nombreux cas été formés dans l’urgence par les quelques militants locaux les plus connus, les porte-paroles du SPD en particulier, ou parfois à parité de militants SPD et USPD. C’est la raison pour laquelle Rosa Luxemburg appelle à plusieurs reprises à la réélection des conseils, afin qu’ils puissent être l’expression des volontés des travailleurs, et non de simples organes aux ordres du gouvernement Ebert.

Pour les dirigeants du SPD, qui étaient souvent aussi des députés, les conseils n’avaient pas vraiment d’utilité : ils devaient donc céder la place à un gouvernement SPD, et à une Assemblée constituante où ils pensaient obtenir une majorité confortable. A l’inverse, pour les spartakistes et les délégués révolutionnaires, les conseils devaient être la base d’une nouvelle démocratie : une République des conseils. Enfin, certains dont Kurt Eisner de l’USPD défendaient un double pouvoir, avec des conseils et un parlement qui cohabiteraient.

Le 10 novembre, 3000 représentants des conseils d’ouvriers et de soldats de Berlin s’étaient réunis. Cette assemblée avait approuvé le gouvernement de coalition SPD et USPD. Un conseil du grand Berlin avait été élu, avec à sa tête Richard Müller des délégués révolutionnaires, mais cet organisme n’avait en réalité quasiment pas de pouvoir réel, et ne pesait pas face au gouvernement.

Malgré tout, les conseils prennent parfois en charge une partie des pouvoirs locaux, s’occupent de tâches concrètes et urgentes comme le ravitaillement. Dans certains cas il existe de fait un double pouvoir localement, entre les autorités municipales et les conseils. Là où le rapport de forces est le plus favorable, les conseils prennent purement et simplement la place des anciens pouvoirs locaux, et assument l’ensemble de l’administration – mais ces cas sont rares.

En dépit de ces importantes disparités, l’existence des conseils de travailleurs fait pression sur le pouvoir, qui met en place en 1919 une loi dite de socialisation. En dépit de ce nom qui laisse espérer une transformation des rapports sociaux de production, la mesure est en réalité très modérée : il s’agit simplement de nationalisations ponctuelles d’entreprises. Alors que la véritable socialisation des moyens de production vise à sortir des rapports capitalistes, la mesure qui usurpait ce nom ne mettait en place que des bouts de capitalisme d’État, ce qui n’avait donc rien à voir.

Le 18 novembre, Rosa Luxemburg écrit dans Die rote Fahne que l’objectif de la révolution est « l’abolition de la dictature du capital » et « la réalisation de la société socialiste », ce qui ne peut pas être accompli « par quelques décrets d’en haut », mais « par l’action consciente des masses laborieuses des villes et des campagnes ». Cela nécessite « développement et réélection des conseils locaux d’ouvriers et de soldats afin que le premier geste impulsif et chaotique qui les a fait naître soit remplacé par le processus conscient, la compréhension claire des buts, des tâches et des voies de la révolution ». Luxemburg appelle aussi à la « convocation immédiate d’un congrès mondial des travailleurs, pour souligner fortement et clairement le caractère socialiste et international de la révolution, car l’avenir de la révolution allemande est ancré dans l’Internationale seule, dans la révolution mondiale du prolétariat. »9

Le 14 décembre, Die rote Fahne publie le programme de la Ligue Spartacus, rédigé par Rosa Luxemburg. Ce texte explicite l’objectif de la révolution socialiste, en lui donnant son contenu politique : la démocratie des conseils, et son contenu social : l’abolition du salariat.

Luxemburg affirme donc le but socialiste : « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. Au travail salarié et à la domination de classe doit se substituer le travail en coopération. […] Plus d’exploiteur, plus d’exploité ! » Elle indique ensuite comment atteindre cet objectif : « Dans toutes les révolutions précédentes, ce fut une petite minorité du peuple qui prit la direction de la lutte. […] La révolution socialiste est la première qui ne puisse être victorieuse que dans l’intérêt de la grande majorité, et par l’action de la grande majorité des travailleurs. […] L’essence de la société socialiste consiste en ceci que la grande masse travailleuse cesse d’être une masse dirigée, mais au contraire se met à vivre par elle-même toute la vie politique et économique active, à la diriger par son auto-détermination toujours plus consciente et plus libre. »

Concernant les moyens à employer, elle précise que « la révolution prolétarienne n’implique dans ses buts aucune terreur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n’a pas le besoin de verser le sang, car elle ne s’attaque pas aux êtres humains, mais aux institutions. […] Elle n’est pas la tentative désespérée d’une minorité cherchant à modeler le monde à son idéal par la force ; elle résulte au contraire de l’action des grandes masses ».

Enfin, le programme trace de nombreuses tâches à accomplir, de la mise en place d’une « journée de travail de six heures au maximum », à l’élection « de conseils ouvriers dans toute l’Allemagne, avec la participation de toute la population ouvrière adulte des deux sexes, à la ville et à la campagne, sur la base de l’entreprise », jusqu’au but communiste de l’« élargissement de la révolution allemande en révolution du prolétariat mondial. »10

Ces positions n’empêchent par ailleurs pas les spartakistes de revendiquer des mesures immédiates, qui pourraient être appliquées par le gouvernement : Luxemburg réclame par exemple l’abolition de la peine de mort, dans un article de Die rote Fahne le 18 novembre.

A l’appel du conseil du grand Berlin, le premier congrès des conseils d’ouvriers et de soldats de toute l’Allemagne se tient à Berlin du 16 au 21 décembre. L’événement aurait pu avoir une importance fondamentale, mais ce congrès est d’emblée bridé par le fait que le SPD dispose de la majorité absolue des délégués, ainsi que par la position très modérée des conseils de soldats sur les questions sociales. La veille du congrès, Luxemburg écrit dans Die rote Fahne que « les Conseils ont souvent avancé de façon indécise et timorée, aveuglés par des formules de parti dépassées, leurs vues artificiellement rétrécies par des slogans et des discours fallacieux sur la question de leur rôle dans les événements, et aussi par la violence des événements eux-mêmes. »11

En réalité, lors de ce congrès seuls 179 délégués sur 489 étaient effectivement ouvriers ou employés : il y avait beaucoup de permanents syndicaux ou de partis, surtout du SPD. Cela contribue à expliquer que la perspective adoptée par ce congrès soit le soutien au gouvernement Ebert et l’élection d’une Assemblée constituante, fixée pour le 19 janvier 1919.

La mise en place d’une démocratie des conseils voulue par l’aile gauche de l’USPD, les délégués révolutionnaires et les spartakistes, ne rassemble qu’un peu moins d’un quart des délégués des conseils. C’est Ernst Däumig, des délégués révolutionnaires, qui propose la mise en place d’une république des conseils. Il affirme le 19 décembre que « la démocratie bourgeoise sera inévitablement remplacée par la démocratie prolétarienne qui s’exprime dans le système des Conseils. »12 Sa proposition n’obtient que 91 mandats contre 344. Le lendemain, Die rote Fahne titre avec justesse : « Suicide du congrès des conseils ».

Le 23 décembre, Liebknecht prononce un discours à l’issue d’une manifestation à Berlin, affirmant les objectifs à atteindre selon lui par la révolution en cours : « La concurrence, qui est à la base du régime capitaliste, signifie pour nous socialistes, un fratricide ; nous voulons au contraire une communauté internationale des hommes. […] La société capitaliste n’est rien d’autre que la domination plus ou moins voilée de la violence. Elle tend maintenant à revenir à la légalité de l’« ordre » précèdent, à discréditer et à annuler la révolution que le prolétariat a faite […]. Ainsi ce n’est pas à la violence et à l’effusion de sang que nous appelons le prolétariat, mais à l’action révolutionnaire énergique pour prendre en main la reconstruction du monde. »13

Du 30 décembre au 1er janvier 1919 se tient à Berlin le congrès de fondation du « Parti communiste d’Allemagne (Ligue Spartacus) », ou KPD. Comme son nom complet l’indique, la Ligue Spartacus en est la principale composante ; participent également au nouveau parti les Communistes internationaux d’Allemagne (IKD), constitués quelques semaines plus tôt, où militent notamment Otto Rühle et Paul Frölich.

Le principal débat du congrès concerne la participation à l’élection de l’Assemblée constituante. La direction spartakiste autour de Luxemburg, Levi et Jogichès y est favorable, considérant que la classe travailleuse est encore loin d’être favorable à la révolution socialiste – comme l’a montré le récent congrès des conseils. A l’inverse, la majorité des délégués surestime les possibilités immédiates, pensant que les échéances sont très proches et que les travailleurs sont prêts à prendre le pouvoir ; ils prônent donc le boycott de l’élection. Luxemburg, qui se rend bien compte que la majorité de la classe travailleuse est encore loin de la conscience révolutionnaire, leur répond que « notre tactique est juste, en ce sens qu’elle compte avec un plus long chemin à parcourir. »14 Elle ne s’est pas ralliée à la Constituante comme solution politique : elle reste favorable à la démocratie des conseils, mais elle se rend compte que cet objectif est encore très minoritaire parmi le prolétariat d’Allemagne, il faut donc saisir toutes les tribunes politiques, y compris celle de la campagne électorale nationale pour la Constituante, puis celle de l’Assemblée elle-même, afin de populariser cet objectif15. Le vote donne cependant une nette majorité au boycott.

Concernant l’organisation interne du KPD, le rapporteur Hugo Eberlein explique qu’il « ne faut pas imposer l’uniformité par en haut. Les diverses organisations [locales] doivent jouir d’une pleine autonomie. Elles ne doivent pas être habituées à attendre le mot d’ordre d’en haut ; elles doivent travailler par leur propre initiative. »16 Le but est ici de rompre nettement avec la structuration bureaucratique du SPD, qui avait conduit à une passivité des militants vis-à-vis de la direction, ce qui avait contribué à l’effondrement d’août 1914.

Rosa Luxemburg présente le programme qui était celui de la Ligue Spartacus, qui est adopté par le congrès. Dans son discours, elle souligne que la révolution « a encore un effort formidable à fournir, un long chemin à parcourir pour arriver à la pleine réalisation de ses premiers mots d’ordre. » Luxemburg constate que pour le moment la révolution a été « uniquement une révolution politique ; c’est là qu’il faut chercher l’hésitation, l’insuffisance, la demi-mesure et l’inconscience de cette révolution. C’était le premier stade d’un bouleversement dont les tâches principales sont du domaine économique : renversement des rapports économiques. […] C’est par là qu’elle deviendra une révolution socialiste. Mais cette lutte pour le socialisme ne peut être menée que par les masses directement au corps à corps avec le capitalisme, dans chaque entreprise, c’est-à-dire par chaque prolétaire contre son employeur. »17

Pendant le congrès, une délégation conduite par Karl Liebknecht négocie avec les délégués révolutionnaires afin qu’ils adhèrent au nouveau parti, finalement en vain. A la fin du congrès, il est néanmoins décidé de continuer à agir en vue d’une future adhésion de leur part.

La défaite militaire et le revanchisme créent une atmosphère nationaliste, largement renforcée par les conditions très dures du traité de Versailles, qui avaient été imposées principalement par les gouvernements français et britannique. Même dans les partis ouvriers, certains se crurent fin tacticiens en suivant le sens du courant et en faisant des déclarations patriotardes ; ce faisant, ils renforcèrent leurs ennemis politiques, en mettant au second plan la question sociale. Ils croyaient être habiles en allant dans le sens du vent, prétendant que c’était pour ne pas laisser à la droite et à l’extrême droite les fruits de ce courant de repli national : en réalité ils creusaient leur propre tombe, en renforçant par leurs discours les courants de droite qui les attaqueraient quelques années plus tard.

Le 4 janvier 1919, le préfet de police de Berlin mis en place par la révolution, Emil Eichhorn, est renvoyé – du fait qu’il est membre de l’USPD. Une manifestation organisée le lendemain pour protester, à l’appel de l’USPD et du KPD, est très nombreuse et opposée au gouvernement SPD. Commence alors une insurrection à Berlin pour renverser le gouvernement Ebert et le remplacer par un gouvernement dirigé par l’USPD et d’autres révolutionnaires. Liebknecht se laisse entraîner dans cette aventure, ce que Rosa Luxemburg désapprouve fermement.

Déclenché de façon inopinée, sur un prétexte de départ qui ne semblait vraiment pas essentiel à de nombreux travailleurs, sans l’appui des conseils ouvriers, et qui plus est en restant isolé à Berlin, le soulèvement est logiquement un échec. Les rapports de force ont été très mal évalués par ceux qui ont déclenché cette insurrection, qui ne peut en aucun cas être qualifiée de « spartakiste ».

Si beaucoup de travailleurs berlinois contestaient le gouvernement, une partie voulait qu’il mène une politique plus à gauche, certains souhaitaient un impossible gouvernement de coalition SPD-USPD-KPD, enfin parmi ceux qui voulaient vraiment expulser le SPD du pouvoir bien peu étaient prêts à prendre les armes pour combattre militairement un gouvernement républicain. Pendant ces quelques jours, des réunions se tiennent dans les usines à Berlin qui « se prononcent presque toujours pour l’arrêt immédiat des combats, la fin de la « lutte fratricide«  ; « l’unité«  de tous les courants socialistes est réclamée et acclamée. »18

Les faibles insurgés sont rapidement battus. Les corps francs procèdent alors à une répression sanglante. Ils arrêtent notamment Luxemburg et Liebknecht le 15 janvier, alors que la lutte est déjà finie, puis les assassinent dans la soirée. Dans cette nuit d’hiver berlinoise, la théoricienne marxiste la plus pertinente du XXe siècle mourrait à 47 ans d’une balle dans la tête. Elle fut loin d’être la dernière.

Le 19 janvier, les élections à l’Assemblée constituante suscitent une forte participation. Le boycott et appel à l’abstention du KPD n’a eu quasiment aucun effet, et le parti a été en fait absent du débat politique. Le SPD arrive largement en tête avec 38 % des voix, l’USPD n’obtenant que 8 %. Le SPD va dès lors gouverner en coalition avec deux partis centristes. L’assemblée se réunit à Weimar afin d’éviter Berlin où les révolutionnaires sont forts ; elle y adopte la constitution de la république, d’où le nom de République de Weimar.

Dans certaines villes, de nouvelles élections aux conseils ouvriers ont malgré tout lieu. C’est le cas par exemple à Berlin, qui reste un bastion des socialistes radicaux. En février 1919, l’élection au conseil exécutif de Berlin donne les résultats suivants : USPD 40 %, SPD 35 %, KPD 13 % et Parti démocrate 12 %. En avril, il y a un déplacement vers la gauche, qui n’est cependant pas massif : USPD 48 %, SPD 25 %, KPD 16 % et Parti démocrate 11 %. Mais ces tendances ne sont pas représentatives de l’ensemble de la situation en Allemagne.

En mars 1919, des grèves importantes culminent, notamment des mineurs qui veulent s’approprier les mines. Une grève générale se déclenche à Berlin. Le KPD appelle à élire ou réélire les conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Mais le mouvement est à contretemps, il s’arrête dans l’Allemagne centrale alors qu’il débute à Berlin. C’est donc l’échec. La répression est nettement plus meurtrière qu’en janvier, l’armée faisant intervenir dans Berlin l’artillerie et les blindés. Léo Jogichès, devenu le principal dirigeant du KPD, est arrêté et assassiné le 10 mars. Le mouvement était nettement plus puissant que deux mois plus tôt ; mais les forces qui avaient été perdues en janvier ont fait défaut en mars.

4) La révolution sans les travailleurs ?

Le 7 avril 1919, une « République des conseils » fut proclamée à Munich. Bien que ses initiateurs aient fait preuve d’une bonne volonté révolutionnaire indiscutable, cette initiative artificielle et isolée n’eut qu’un faible soutien à la base, ce qui fait que l’appellation « République des conseils » est largement usurpée. La direction des opérations était dans les mains d’un groupe coopté, ce qui se traduisit par un fiasco. La tentative est restée isolée non seulement en Allemagne, mais même en Bavière. L’un des participants, Paul Frölich du KPD, a expliqué que des décrets étaient affichés dans les rues, mais sans effet : « Le gouvernement n’avait aucun pouvoir. »19 Trois semaines plus tard, la tentative est balayée. La répression est sanglante, plusieurs centaines de révolutionnaires sont tués, ce qui provoquera la marginalisation des révolutionnaires à Munich qui va dès lors devenir un bastion des réactionnaires.

La violence des multiples répressions creusait encore davantage le fossé qui traversait le mouvement ouvrier, après les années de guerre mondiale.

Le 13 mars 1920 éclate un putsch militaire, dit putsch de Kapp, du nom du politicien conservateur et antisémite qui en prit la tête. La peur et la haine du changement social nourrissaient des velléités réactionnaires chez une partie des classes dominantes, qui entretenaient une nostalgie d’un Empire mythifié. Beaucoup de militaires et de paramilitaires détestaient la république et tous les socialistes. C’est la conjonction de ces courants qui entraîne le passage à l’acte. En moins d’une journée, les putschistes contrôlent Berlin.

Une puissante grève générale se déclenche alors pour mettre en échec ce putsch, à l’appel des syndicats et des partis ouvriers. La majorité des travailleurs, qui avait fait défaut à toutes les tentatives révolutionnaires depuis janvier 1919, est cette fois mobilisée massivement dans toute l’Allemagne. La grève « paralysa immédiatement et totalement le gouvernement des putschistes. […] Les administrations étaient paralysées car tous les petits employés étaient en grève, privant leurs supérieurs de tout moyen d’action. »20

Malheureusement, une partie de l’extrême gauche préconise d’abord l’inaction, au nom d’un pseudo-radicalisme qui conduit à refuser de défendre la « république bourgeoise » contre un coup de force d’extrême droite. En l’absence de Paul Levi qui est alors emprisonné, le KPD annonce dans un premier temps qu’il ne « bougera pas un doigt pour la république »21. Même si le parti se joint ensuite au mouvement, qui rassemble des millions de grévistes, ce type de prises de position complètement erronées va affaiblir la partie du mouvement qui tente de passer de la mise en échec du putsch, à une reprise de la révolution. Ce courant est puissant dans certaines zones, notamment dans une partie de la Ruhr qui est dirigée par des révolutionnaires pendant la deuxième quinzaine de mars. Demeurant trop isolée dans le pays, cette tentative est de nouveau vaincue. Une terrible répression militaire fait plus d’un millier de morts.

Finalement la dictature conservatrice est évitée ; la république parlementaire est rétablie, mais sans que les travailleurs qui l’ont sauvée ne récoltent les fruits de leur action. Afin que tout rentre dans l’ordre, le gouvernement fait bien quelques promesses de changement aux syndicalistes qui avaient déclenché le mouvement, mais il ne les tiendra pas. Ebert se maintient donc au pouvoir par le mensonge et la violence contre ceux qui l’ont sauvé.

Par la suite, des tentatives insurrectionnelles décidées depuis Moscou seront tentées en mars 1921 puis en octobre 1923, méthode autoritaire qui débouchera logiquement sur des défaites cuisantes et le gaspillage des énergies qui existaient encore chez certains travailleurs. C’en était fini pour longtemps des possibilités révolutionnaires en Allemagne. La voie était ouverte à la contre-révolution, au repli nationaliste, et au bout du compte à la barbarie.

Sur le plan politique, le KPD ne réunissait pas tous les révolutionnaires lors de sa fondation. Cette situation de division s’aggrave en octobre 1919 avec l’exclusion des anti-parlementaristes, qui forment en avril 1920 le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD). Lors de son congrès d’août 1920, il est évident que des divergences essentielles existent en son sein. Le courant internationaliste, nettement majoritaire, l’emporte et exclut les militants aux dérives chauvines. Un militant de la majorité rappelle que « la lutte du prolétariat n’est pas qu’internationale, elle est aussi vraiment antinationale. »22 Le KAPD regroupe alors entre 30.000 et 40.000 adhérents.

Pendant les années 1919 et 1920, c’est l’USPD qui se renforce le plus auprès des travailleurs, atteignant près d’un million d’adhérents. Le parti obtient 18 % des voix lors des législatives de juin 1920. Malgré cette progression, sa ligne politique floue entre réformisme et révolution aboutit quelques mois plus tard à sa scission. Le KPD fusionne alors, début décembre 1920, avec l’aile gauche de l’USPD, où l’on retrouve des délégués révolutionnaires comme Richard Müller et Ernst Däumig, et un théoricien comme Karl Korsch. Cela permet à ce KPD « unifié » de devenir un parti de masse (plus de 400.000 adhérents). Sa direction est partagée par Paul Levi et Ernst Däumig.

Mais les méthodes de la direction de l’Internationale communiste firent vite leurs dégâts : Levi, indépendant et critique des ordres de Moscou, est écarté en février 1921. Ensuite, le désastre que fut « l’action de mars » 1921 entraîna une chute des adhérents du KPD, qui fut encore aggravée par l’exclusion de Paul Levi en avril 1921 pour le simple fait d’avoir critiqué publiquement dans une brochure la politique « putschiste » qui venait d’être appliquée.

Levi crée alors un groupe communiste oppositionnel, le Kommunistische Arbeitsgemeinschaft (KAG), avec des militants comme Däumig, Richard Müller et Mathilde Jacob. Rejeté par l’Internationale communiste et ne voulant pas ajouter de la division en créant formellement un nouveau parti ouvrier, le KAG rejoignit en avril 1922 l’USPD, qui lui-même fusionna peu après avec le SPD.

A partir de la révolution de novembre 1918, des millions de travailleurs rejoignirent les syndicats libres, liés à la social-démocratie, qui étaient déjà des organisations de masse. D’autres structures existent cependant, mais regroupant beaucoup moins d’adhérents : des « unions », voulant dépasser la division entre parti et syndicat, se forment avec l’objectif d’une activité politique « unitaire » sur les lieux de travail. Est ainsi constituée en février 1920 l’Union générale des travailleurs (Allgemeine Arbeiter-Union, AAU), qui regroupe environ 200.000 adhérents. L’AAU scissionne en 1921, avec la création d’une AAU-Einheitsorganisation (AAU-E), ce qui contribue au recul de ce mouvement : les deux organisations regroupent moins de 80.000 adhérents au total en 1922. Il existe par ailleurs une structure anarcho-syndicaliste, la FAUD (Freie Arbeiter-Union Deutschlands), qui atteint jusqu’à 150.000 adhérents. Ces structures et leurs militants jouent évidemment un rôle dans les luttes de classes de la période en Allemagne, sans toutefois pouvoir être déterminants au niveau national.

Concernant la politique internationale, la façon dont les bolcheviks exercent le pouvoir en Russie pose problème à nombre des militants les plus radicaux. Lors du congrès de septembre 1921 du KAPD, Arthur Goldstein livre une analyse lucide de la situation en Russie : « Les anciens conseils ouvriers ou conseils d’entreprise ont été dépouillés de leur fonction. On a placé des spécialistes ou des membres du Parti à la tête des usines. » Exerçant son esprit critique en communiste, il ajoute que l’insurrection de Cronstadt, écrasée quelques mois plus tôt par l’armée dite rouge, est « un symptôme de la contradiction entre le prolétariat et le gouvernement soviétique. »23 Mais avec le reflux des luttes et la disparition de fait des conseils ouvriers, puis l’action de mars 1921, le KAPD se vide progressivement de ses militants. Une bonne part milite dès lors dans les structures syndicales ou « unitaires », d’autres retournent au KPD, certains rejoignent la petite aile gauche marxiste révolutionnaire du SPD aux côtés de Paul Levi24, et une partie cesse de militer.

La stalinisation acheva de tuer politiquement le KPD, désormais vidé de toute démocratie interne et devenu une simple courroie de transmission. Les courants révolutionnaires existèrent dès lors en dehors du KPD.

5) Comment expliquer les faiblesses de la révolution allemande ?

Si le cours de la guerre a favorisé le déclenchement de la révolution, du fait que l’Empire allemand a perdu le conflit, par contre la révolution a été largement entravée par le nationalisme exacerbé par la guerre. En décembre 1918, Ernst Däumig remarquait que « les dégâts moraux causés par la guerre se font encore sentir partout. On ne peut pas nier qu’il s’agit là d’un problème répandu dans les rangs des travailleurs. »25 L’Union sacrée qui a submergé la société allemande en août 1914 a renforcé les courants conservateurs, qui du coup en novembre 1918 et après sont restés puissants dans la société. La guerre a aussi renforcé le pouvoir et le prestige des officiers supérieurs de l’armée, Ebert ayant fait le choix de nier publiquement leur défaite militaire. Tout cela explique par exemple que le maréchal Hindenburg sera élu deux fois président de la République de Weimar.

Ce qui a été un handicap pour la révolution, c’est à la fois la guerre en tant que telle, mais aussi voire surtout le succès de l’Union sacrée, donc le ralliement à l’État de ceux qui lui étaient opposés, y compris le ralliement de la majorité des socialistes et des syndicats. Il est certain que le SPD a lourdement handicapé la future révolution en se ralliant au conflit en août 1914 ; mais il faut bien voir aussi que la majorité des travailleurs a approuvé cette position – ce qui n’excuse pas du reste le SPD, qui aurait dû aller à contre-courant. Les militants qui l’ont fait, notamment les spartakistes, ont vu leur action largement entravée et amoindrie par la forte répression qui dura pendant toute la guerre. Même peu nombreux, ils luttèrent dans le sens de l’internationalisme et de l’indépendance de classe.

En 1919, certains révolutionnaires s’illusionnant sur l’état d’esprit de la majorité des travailleurs, ou cherchant un « raccourci » en l’absence d’une conscience révolutionnaire largement présente chez les masses, ont choisi la voie des coups de force minoritaires. Cette façon de faire a affaibli considérablement les forces des travailleurs les plus avancés : les insurrections successives les ont démoralisé, et même décimé. Confondre la révolution sociale avec une action militaire ne pouvait que conduire à l’échec et à la marginalisation.

Le potentiel révolutionnaire a évidemment été largement amoindri par les nombreux assassinats de militants et de travailleurs mobilisés, notamment Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ou encore Kurt Eisner, et bien d’autres.

Le poids des particularités régionales a aussi été un frein à un développement des forces révolutionnaires et à la liaison entre les travailleurs des différentes zones de l’Allemagne. Ces tendances localistes ont même parfois été soutenues par des révolutionnaires, qui contribuaient donc à leur propre faiblesse. Dans le même ordre d’idée, le fait que le SPD soit passé en pratique au nationalisme a longtemps contribué à reléguer la question sociale au second plan.

Des illusions avaient cours, beaucoup ont cru qu’il suffisait que la direction de l’État change de mains pour qu’il n’y ait plus de problèmes. De son côté, la classe capitaliste, fortement développée et bien organisée en Allemagne, a su faire d’importantes concessions – pour les reprendre progressivement plus tard. Ces concessions ont fait croire à de nombreux travailleurs que la révolution était victorieuse. L’empereur était en exil, le pays était désormais dirigé par des sociaux-démocrates venus du prolétariat, comme Ebert et Scheidemann, même s’ils étaient devenus des permanents de la politique depuis longtemps. Les revendications du « programme minimum », pour lesquelles ils avaient lutté pendant des années, étaient désormais obtenues. Pourtant, ces acquis étaient bien fragiles, comme on l’a vu tragiquement par la suite.

Enfin, la lutte de classe du prolétariat se déroulant fondamentalement sur le plan mondial, la situation dans les autres pays au même moment est un facteur essentiel qui ne doit pas être oublié pour comprendre l’échec en Allemagne. La révolution en Autriche-Hongrie, qui éclate en même temps, s’accompagne de la dislocation de ce territoire, ce qui fait passer la question nationale au premier plan, reléguant donc les questions économiques et sociales. Ce facteur de division et de diversion est l’un des éléments qui expliquent les faiblesses des processus révolutionnaires en Autriche et en Hongrie, qui sont rapidement étouffés ou réprimés. Si des vagues de grèves massives se déclenchent dans plusieurs pays, les gouvernements qui ont gagné la guerre – notamment en France et en Grande-Bretagne – parviennent à l’emporter. En Italie, les travailleurs échouent et sont battus par le fascisme qui instaure une dictature dès le début des années 1920. En Russie, les méthodes autoritaires des bolcheviks, qui exercent selon Rosa Luxemburg « une dictature au sens bourgeois »26, leur recours à la répression y compris contre les autres courants révolutionnaires, font que « l’exemple russe » n’est rapidement plus qu’une illusion, répétée par une partie des militants mais qui devient de plus en plus éloignée de la réalité. Dès 1920-1921, la vague révolutionnaire est en fait en échec partout dans le monde.

L’échec de la révolution allemande a eu des conséquences terribles, pour une très longue durée et pour le monde entier. Espérons que l’on ne reproduise pas les mêmes erreurs dans une éventuelle révolution de l’avenir, qui serait une révolution sociale mondiale et auto-organisée, abolissant l’exploitation et l’aliénation.

Bibliographie :

Alle Macht den Räten !, « Tout le pouvoir aux Conseils ! », récits, exhortations et réflexions des acteurs des révolutions d’Allemagne,1918-21 (Les nuits rouges, 2014).

Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923 (éditions de Minuit, 1971).

Critique Sociale, Karl Liebknecht, la flamme de la révolution (2014).

Critique Sociale, Paul Frölich, parcours militant du biographe de Rosa Luxemburg (2011).

Critique Sociale, Les Rapports de force électoraux dans la République de Weimar (2013).

Critique Sociale, Rosa Luxemburg (2011 ; 2e édition revue et augmentée 2014).

Critique Sociale, Rosa Luxemburg et la grève de masse (2014).

Paul Frölich, Rosa Luxemburg, sa vie et son œuvre (L’harmattan, 1991).

Paul Frölich, Rudolf Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1918-1920, de la fondation du Parti communiste au putsch de Kapp (Science marxiste, 2013).

Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie (Agone, 2018).

Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV (Smolny-Agone, 2014).

Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques (Spartacus, 2016).

Rosa Luxemburg, Contre la guerre par la révolution, lettres de Spartacus et tracts (Spartacus, 1973).

Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure, des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains, 1918-1934 (L’échappée, 2013).

André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919 (Spartacus, 1977).

Claudie Weill, Les Conseils en Allemagne 1918-1919 (revue Le Mouvement social, juillet 1990).

1# Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie, Agone, 2018, p. 258.

2# Rosa Luxemburg, « La reconstruction de l’Internationale », dans Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV, Smolny-Agone, 2014, p. 34 et 36.

3# Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale, op. cit., p. 76 et 184.

4# Spartacusbriefe, 20 septembre 1916, dans Rosa Luxemburg, Contre la guerre par la révolution, lettres de Spartacus et tracts, Spartacus, 1973, p. 31.

5# Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, éditions de Minuit, 1971, p. 117.

6# Brochure La Révolution allemande, 1918-1919, La Bataille socialiste, 2014, p. 3-4.

7# Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Le Seuil, 1978, p. 163-164.

8# Rosa Luxemburg, « La théorie et la pratique », 1910, dans Socialisme : la voie occidentale, PUF, 1983, p. 221-222.

9# « Der Anfang », dans Paul Frölich, Rosa Luxemburg, Maspero, 1965, p. 326-327.

10# Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, Spartacus, 2016, p. 221-231 (traduction revue).

11# Rosa Luxemburg, « Les derniers retranchements », 15 décembre 1918, dans Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 188-189.

12# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 86.

13# Critique Sociale, Karl Liebknecht, la flamme de la révolution, 2014, p. 21-22.

14# André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, 1977, p. 48.

15# Elle écrit dans Die rote Fahne le 23 décembre : « Nous utiliserons les élections de l’Assemblée nationale pour la lutte contre l’Assemblée nationale » (« Die Wahlen zur Nationalversammlung », article non-traduit en français).

16# Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, op. cit, p. 58.

17# « Discours sur le programme », dans Le But final, op. cit., p. 244 et 249. D’autres extraits de ce discours sous le titre « Le socialisme ne viendra pas d’un gouvernement », dans Critique Sociale n° 34, février-mars 2015.

18# Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, op. cit, p. 247.

19# Paul Frölich, Autobiographie 1890-1921, Science marxiste, 2012, p. 156.

20# Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie, op. cit., p. 247.

21# David Fernbach, In the steps of Rosa Luxemburg : selected writings of Paul Levi, Brill, 2011, p. 12. Levi est d’emblée partisan de participer pleinement à la lutte contre le putsch de Kapp, et de mettre en avant le mot d’ordre de « République des conseils ».

22# Philippe Bourrinet, Internationalisme contre « national-bolchevisme ». Le deuxième congrès du KAPD (1er-4 août 1920), 2014, p. 106.

23# Sténogramme du congrès public extraordinaire du KAPD, tenu à Berlin du 11 au 14 septembre 1921, Moto proprio, 2017, p. 57-58. Goldstein précise : « Si nous nous opposons aujourd’hui à la politique du gouvernement soviétique, nous le faisons précisément dans l’intérêt de classe du prolétariat russe. » (p. 61).

24# C’est notamment le cas de dirigeants du KAPD comme Arthur Goldstein et Karl Schröder.

25# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 96.

26# Rosa Luxemburg, La Révolution russe [1918], dans Le But final, op. cit., p. 215.