Nous remercions Jérôme Baschet d’avoir accordé, au mois de juin 2016, cette interview à Critique sociale, à propos de son dernier ouvrage Adieux au capitalisme ainsi que de l’expérience zapatiste1.
Critique Sociale : Pour commencer, une petite question personnelle sur votre parcours, pour comprendre d’où vous parlez. Vous avez été, pendant presque 20 ans, à la fois maître de conférences à l’EHESS et enseignant à l’Université Autonome du Chiapas à San Cristóbal de Las Casas, au Mexique. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours et sur votre engagement.
Jérôme Baschet :Je suis historien, médiéviste, j’enseigne à Paris depuis longtemps et, à partir de 1997, j’ai été attiré par ce qui se passait au Chiapas et j’ai choisi d’y vivre une partie de l’année. Pendant plus d’une quinzaine d’années, j’ai partagé mon temps entre l’enseignement en France et la vie au Mexique. Cela fait donc effectivement pas mal d’années que je suis d’assez près ce qui se passe au Mexique et, en particulier, au Chiapas.
CS : Si vous pouviez résumer en quelques mots l’insurrection indigène au Chiapas.
JB : On sait que le soulèvement a commencé le 1er janvier 1994, l’EZLN [Armée zapatiste de libération nationale] ayant, ce jour-là, fait irruption en occupant plusieurs villes de l’État du Chiapas, en créant une surprise générale et en mettant sur le devant de la scène politique mexicaine les revendications des peuples indiens et aussi, par ricochet, celles d’amples secteurs de la population mexicaine (qui vivait toujours, à ce moment-là, dans un système marqué par la domination sans partage depuis 70 ans du Parti Révolutionnaire Institutionnel). On peut difficilement raconter toutes les étapes du mouvement, tous les épisodes, notamment la Marche de la dignité indigène de 2001 qui a conduit les zapatistes jusqu’à Mexico. Aujourd’hui, la situation reste très difficile puisque le conflit ouvert avec l’État mexicain n’est toujours pas réglé. Mais ce qui est très important, c’est de savoir que, pendant toutes ces années, plus de vingt ans maintenant, les zapatistes ont construit quelque chose – qu’ils appellent « l’autonomie » – et qui est une manière propre et alternative de s’organiser, de se gouverner, de développer leur propre système de santé, d’éducation, de justice. Donc, il y a une expérience alternative qui se développe dans les territoires zapatistes du Chiapas qui est extrêmement intéressante et qui a, de plus, une ampleur qui est loin d’être négligeable. Cela en fait, à mon sens, une des utopies concrètes les plus remarquables que l’on puisse observer aujourd’hui.
CS : Avant de nous mettre à parler plus précisément de votre livre, peut-être pourriez-vous nous dire pour qui vous l’avez écrit et dans quel but ?
JB : Pour qui ? Mon espérance, c’est que le livre puisse s’adresser à tous ceux qu’intéressent les enjeux politiques d’une critique de la réalité présente et la perspective d’une transformation sociale et politique radicale qui nous sorte de la catastrophe dans laquelle nous sommes et dont on peut constater les effets tous les jours. Il ne s’agit pas de faire un livre uniquement sur l’expérience zapatiste : le livre s’appuie sur l’expérience zapatiste mais pour penser, à partir de là, les enjeux de manière plus large et notamment pour ouvrir la réflexion sur ce que pourrait être une société post-capitaliste.
CS : À partir, donc, de ce que vous venez d’appeler justement une « utopie concrète ». D’ailleurs, après avoir abordé le fonctionnement du capitalisme dans le premier chapitre, vous vous centrez sur la question de l’État, dès le second chapitre. Et, si j’ai bien compris, le mouvement zapatiste est, pour vous, une critique en actes des conceptions révolutionnaires, notamment léninistes, traditionnelles, critique centrée sur la notion « d’autonomie ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots, ce que vous entendez par « autonomie », comment cela se met en place concrètement ?
JB : On peut se concentrer sur la question des « gouvernements autonomes ». Les zapatistes ont vraiment mis en place des formes « d’auto-gouvernement » qui sont totalement en dehors des institutions mexicaines. Au point que, dans certains territoires, comme il y a des zapatistes et des non-zapatistes, il y a deux autorités parallèles. Les zapatistes reconnaissent les autorités autonomes, au niveau de la communauté, au niveau de la commune – il y a donc des conseils municipaux autonomes –, et puis, au niveau régional, où siègent les conseils de bon gouvernement, les juntas de buen gobierno. Et, en parallèle, ceux qui ne sont pas zapatistes continuent de reconnaître les autorités constitutionnelles mexicaines. Il s’agit donc vraiment de la constitution d’un système politique propre, à la fois ancré, par certains aspects, dans les traditions communautaires indiennes et, pour d’autres, complètement nouveau. Le but fondamental de cet effort d’auto-organisation est d’échapper aux politiques officielles du Mexique, jugées par les zapatistes néfastes, d’abord parce qu’elles mettent en place des politiques néolibérales, par exemple de privatisation des terres communales, et, plus largement, parce que tout cela s’inscrit dans un projet politique alternatif et émancipateur. Vous voulez que je décrive dans le détail comment cela fonctionne…
CS : Peut-être brièvement.
JB : On peut dire que ce système politique autonome a des modes de fonctionnement radicalement différents du système constitutionnel. On peut les analyser comme des formes de gouvernement – parce qu’ils revendiquent le fait d’avoir des formes de gouvernement propres : ils appellent ça, au niveau régional, des « conseils de bon gouvernement ». Mais ce sont des formes de gouvernement non étatiques, qui échappent au mode de fonctionnement qui est normalement celui de l’État, tel qu’il existe au Mexique et ailleurs. On peut considérer que c’est une forme d’auto-gouvernement populaire. D’abord, il n’y a pas de classe politique spécifique et, au contraire, tout est fait pour éviter que ceux à qui on confie des charges, des responsabilités collectives, puissent se dissocier de la vie commune, partagée par l’ensemble de la population. Dans ces conseils municipaux et conseils de bon gouvernement, les charges sont électives, pour des mandats courts, de deux ou trois ans, non renouvelables, et révocables à tout moment, ce qui est très important. Par ailleurs, ces autorités fonctionnent toujours en interaction étroite avec les assemblées : il y a des assemblées au niveau de la communauté (c’est-à-dire du village), au niveau de la commune et au niveau de la région. Toutes les décisions prises, par exemple, au niveau de la région, font l’objet de projets élaborés par les conseils de bon gouvernement, qui sont ensuite discutés par l’assemblée régionale et, au cas où il n’y aurait pas d’accord, la discussion redescend au niveau de tous les villages. Ils vont donc réexaminer la question, faire des contre-propositions, et, ensuite, les opinions des différents villages sont à nouveau réunies, remontent à l’assemblée régionale, font l’objet d’une nouvelle discussion pour essayer d’arriver à une synthèse et, éventuellement, redescendent à nouveau au niveau des villages, pour continuer la discussion, jusqu’à l’élaboration d’un accord largement assumé.
CS : Peut-être une précision qui attise ma curiosité : ces membres des assemblées, des conseils de bon gouvernement, ils sont élus ? tirés au sort ? Comment ça se passe ?
JB : Ils sont élus – a priori, ils ne pratiquent pas le tirage au sort. Ils sont élus, sachant qu’on ne se bouscule pas au portillon, si je puis dire, c’est-à-dire qu’il s’agit véritablement de charges, qui n’apportent aucun avantage personnel, mais impliquent une responsabilité vraiment lourde. Donc, généralement, ce sont plutôt les communautés, les villages, qui doivent aller chercher les personnes, en leur disant « ben voilà, on pense que maintenant ce serait ton tour d’occuper telle charge ». Et puis, par ailleurs, il y a l’idée que tout le monde doit participer, à un moment ou à un autre, aux différentes tâches politiques, précisément pour éviter qu’elles demeurent concentrer dans les mains de certains (quand bien même il s’agirait de ceux que tous et toutes considèrent comme les plus capables, les plus soucieux du bien commun, etc.). L’organisation de la vie collective, sur la base de l’autonomie, répond au principe selon lequel« nous sommes capables de nous gouverner nous-mêmes », et ce « nous » doit vraiment être un « nous tous et toutes », pour éviter de reproduire la politique comme une activité séparée. Certes, l’autonomie telle qu’elle est pratiquée par les zapatistes acceptent le recours à des délégués pour organiser certaines choses (les élus des conseils) mais, fondamentalement, l’organisation politique collective est vraiment un enjeu qui est assumé collectivement. Et, de fait, dans ce travail de l’autonomie zapatiste, il y a énormément de responsabilités différentes. Il y a les conseils dont on vient de parler, mais il y a aussi les comités d’éducation, qui veillent au bon fonctionnement du système d’éducation, il y a les comités de santé, il y a les comités d’agro-écologie, etc. Il y a aussi les responsables de l’organisation des coopératives, des travaux collectifs, donc tout cela suppose une implication très ample, ce qui amène à peu près tout le monde à participer à ces différentes tâches et, parfois, à avoir plusieurs responsabilités en même temps. Et cela concerne aussi bien les hommes que les femmes, et souvent à partir d’un âge relativement précoce : les jeunes garçons, les jeunes femmes, entre 16 et 18 ans, commencent aussi à participer activement aux assemblées et à ces responsabilités.
CS : Alors, une autre question qui me semble complémentaire, sur la place de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), qui a l’air d’être quand même essentielle au fonctionnement de cette autonomie, à la fois comme mouvement armé et comme structure pérenne qui assure une forme de continuité. Il y a peut-être là une sorte de contradiction. Comment les zapatistes et les indigènes du Chiapas comprennent la question de cette place qu’occupe l’EZLN ?
JB : Oui, c’est un point tout à fait important. L’autonomie, les gouvernements autonomes dont je viens de parler, ce sont des structures absolument civiles. Ils sont très clairs là-dessus : les responsables de l’EZLN ne peuvent pas y participer. C’est une structure qui s’est développée à côté de la dimension politico-militaire de l’EZLN. Tout cela est le fruit d’une évolution, d’un processus de transformation qui va du militaire vers le civil, qui n’est pas complètement achevé mais qui est en cours. Le mouvement zapatiste a commencé à partir d’une organisation politico-militaire de type léniniste-guévariste, tout à fait classique en Amérique centrale, et c’est cette structure qui a préparé pendant une dizaine d’années, le soulèvement armé du 1er janvier 1994. Donc là, la partie militaire de l’EZLN avait évidemment le premier rôle. En même temps, il faut comprendre – c’est un peu compliqué – que cette organisation s’appelle l’Armée zapatiste de libération nationale mais il ne faut pas pour autant penser que c’est seulement une armée. En fait, la très très grande majorité des membres de l’EZLN sont des civils ; et c’était le cas même en 1994. Ensuite, s’agissant de la partie proprement militaire, son importance relative a sans doute diminué au fil des années, puisque, au départ, le projet était centré sur l’organisation armée, puis un soulèvement armé, alors qu’ensuite, le projet s’est réorienté vers une construction civile qui est justement celle de l’autonomie. Donc, aujourd’hui, les zapatistes conservent une dimension armée – ils ont toujours dit « nous n’avons plus utilisé les armes depuis le 12 janvier 1994 » (date de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu avec le gouvernement mexicain) mais en même temps, comme il n’y a jamais eu un accord de paix, ils considèrent qu’ils doivent conserver ces armes et qu’ils en ont encore besoin, mais plus à titre défensif, pour éviter des incursions de l’armée fédérale ou de groupes para-militaires, que de manière offensive. Et il n’y a effectivement aucun projet offensif depuis le 12 janvier 1994. Aujourd’hui, la partie militaire continue à exister mais elle a une importance moindre. Et le développement de la partie civile, c’est la mise en place de ces gouvernements autonomes et de toutes les réalisations qui leur sont associées. À côté de la structure militaire de l’EZLN, même si, en même temps, il est bien évident qu’elles ne sont possibles que dans l’espace ouvert par le soulèvement armé, et par la force politique que l’EZLN a su préserver par la suite.
Pour revenir sur un aspect de votre première question à laquelle je n’avais pas suffisamment répondu, je pense qu’il y a vraiment quelque chose de très important dans l’idée de l’autonomie, qui est l’idée d’un auto-gouvernement populaire, écartant le modèle de l’État. Ce que l’expérience zapatiste donne à réfléchir, à mon avis, c’est l’idée d’une voie non étatique de l’émancipation collective. Et c’est en cela qu’ils ont véritablement produit une critique pratique de leur tradition léniniste-guévariste puisque, fondamentalement, l’héritage du léninisme, c’est de poser l’appareil d’État comme moteur et instrument fondamental de la transformation collective. Leur expérience concrète, c’est de montrer qu’il peut y avoir un chemin d’émancipation qui, au contraire, récuse la nécessité, la centralité de l’appareil d’État. Il s’agit de construire une autre forme d’organisation politique complètement différente, qui se construit à partir du bas, à partir des villages qui, ensuite se rassemblent dans une commune, tandis que les communes, à leur tour, se fédèrent, se coordonnent au niveau régional. Le primat de l’ancrage territorial local n’implique pas non plus un localisme borné, car il y a effectivement une nécessité de coordination supra-locale. Mais l’ancrage local est le point de départ, et c’est là également où il y a une rupture avec le modèle de l’État, dans la mesure où accepter de partir du plus local, c’est aussi accepter une très grande diversité de solutions et de manières de faire. Et, de fait, c’est ce qu’on constate : l’expérience zapatiste est très diverse, au niveau des villages et même aussi au niveau des régions, puisque même si les principes sont largement communs, les modalités de l’organisation collective présentent des différences significatives. Parce que, précisément, elles procèdent de ces choix locaux, alors que le modèle d’État, puisqu’il part de l’unité de l’appareil central et qu’il fonctionne du haut vers le bas, est beaucoup plus unifiant et homogénéisant.
CS : Justement, pour rebondir là-dessus, je vais passer directement à ma question sur le quatrième chapitre, où vous discutez la notion occidentale d’universalisme et il me semble que c’est une notion qui est étroitement liée à l’État. Peut-être que, en lien avec cette critique de l’État, vous pourriez nous présenter les critiques que l’on peut adresser à la notion d’universalisme ?
JB : Il y a plusieurs registres de critique. Déjà, on peut observer que, l’universalisme, qui est l’un des legs des Lumières, est, en fait, un universalisme européen, c’est-à-dire qu’il a été construit sur la base de conceptions qui ont été élaborées en Europe. Donc, c’est un universalisme très particulier, qui s’affirme depuis l’Europe et qui a aussi partie liée avec une domination occidentale qui, peu à peu, s’est étendue à la planète entière. Ensuite, une deuxième critique, c’est le fait que cet universalisme est ce qu’on appelle un universalisme abstrait, c’est-à-dire qu’il s’est construit sur une idée assez abstraite de l’homme (une idée qui, d’ailleurs, oublie un peu la moitié féminine de l’humanité, c’est aussi une des critiques qu’on peut lui faire). Sur une idée de l’Homme en tant que tel, en faisant abstraction des différences constitutives de l’expérience humaine Donc, si l’on veut maintenir la perspective de l’universel, il faut le repenser entièrement – et beaucoup de réflexions ont été menées dans ce domaine : l’universel ne peut plus se décréter, il devrait se construire sur la base d’un dialogue véritablement interculturel, entre les différentes cultures qui composent l’humanité et ce travail-là n’a jamais véritablement été mené, même s’il existe quelques expériences et certaines réflexions importantes. L’universel devrait également être repensé sur la base des différences, réelles, par exemple entre le masculin et le féminin, mais aussi, plus largement,entre les différentes cultures, les différentes manières de vivre et penser ce qu’est l’humain – donc à partir de ces différences, et non en les esquivant grâce à l’abstraction de l’Homme. Et là, les zapatistes ont vraiment proposé quelque chose, à la fois au niveau réflexif, et par leur pratique, qui est une pratique ancrée dans la réalité des communautés indiennes, donc dans une culture non-occidentale qui a gardé des aspects très riches, propres à cet univers, mais qui, au lieu de s’enfermer dans une identité ethnique essentialisée, s’est combinée à une grande ouverture vers les mondes non indiens, faisant même sienne une perspective internationaliste, manifestée par exemple, à partir de 1996, avec l’organisation de la « Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néo-libéralisme » qui a été un moment important de relance d’une perspective de lutte internationale, dans une période où cette dimension avait très largement disparu. Et donc les zapatistes, par exemple, nous disent : « Nous sommes tous égaux parce que nous sommes différents », c’est-à-dire qu’il faut partir des différences pour penser l’égalité, parce que tous les êtres humains ont la même dignité, mais que celle-ci ne peut pas être reconnu en faisant abstraction de ces différences. Au contraire, il faut partir de la conscience vive des différences entre les cultures, entre les sexes – des différences profondes, donc des différences qui font aussi qu’il peut y avoir de l’incompréhension ou de la difficulté à partager avec l’autre. Parce que c’est bien joli de postuler l’altérité, mais la question c’est d’assumer la reconnaissance des différences et de les accepter dans ce qu’elles peuvent avoir aussi de difficile, de troublant. Et c’est à partir de cette reconnaissance que le fait de poser une égalité entre tous les êtres humains devient véritablement riche de sens.
CS : En fait, dans votre livre, vous proposez, comme alternative, la notion de « pluniversalisme ». Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par là et comment le « pluniversalisme » permet de répondre à ces critiques ?
JB : Il y a une autre proposition des zapatistes qu’ils répètent souvent et qui est aussi très importante : « Nous voulons un monde dans lequel il y ait place pour de nombreux mondes ». Donc le monde de l’émancipation post-capitaliste que l’on peut souhaiter, ce n’est pas un monde de l’homogénéité. Le fait de faire disparaître l’oppression capitaliste ne va pas produire un modèle unique et unifié, ce qui était peut-être aussi la tendance dans les versions classiques du marxisme-léninisme, justement parce qu’elles étaient centrées sur l’État qui tendait à imposer un modèle unifié. Au contraire, sortir de l’oppression capitaliste, c’est laisser libre court à la multiplicité des expériences humaines. Cette dimension de la multiplicité des mondes est mise en avant très fortement par les zapatistes, et c’est aussi une manière de rompre avec un universalisme homogénéisant. Mais, en même temps, et c’est pour cela que je propose ce terme de « pluniversalisme », il faut faire droit aussi à cette conscience que les zapatistes suggèrent aussi d’une unité de l’humanité, à partir du moment où l’on pose qu’il y a une dignité égale de tous les humains. De tous les humains, mais pas forcément de toutes les cultures ou de tous les choix de vie : il y en a qui sont particulièrement indignes. Mais cette conscience d’une unité de l’humanité, qui débouche sur la nécessité d’échanges, d’enrichissement mutuel entre les expériences multiples, voilà ce qui justifie la notion de« pluniversalisme » (comme combinaison de « pluri » et « uni »). Il s’agit de faire droit à la fois à cette pluralité, à cette multiplicité constitutive des expériences humaines, et au fait qu’il y a, quand même, le « un » de l’appartenance commune à l’humain, le « un » aussi de notre demeure partagée, la planète terre.
CS : Toujours en parlant de culture justement, une question de curiosité sur un point que vous n’abordez pas dans le livre, qui ne parle pas du zapatisme en tant que tel, de manière si descriptive, sur la question de la religion, qui semble quelque chose de très important au Chiapas et qui semble, à l’inverse, très étrange à des Européens marxistes. Est-ce que vous seriez d’accord pour dire quelques mots sur le rôle que joue la religion dans la société chiapanèque ?
JB : Oui, la religion chrétienne, dans son versant catholique ou autre, est très présente au Mexique et, de manière générale, dans toute l’Amérique latine. Ce qui a joué un rôle très important au Chiapas et, en particulier dans l’expérience zapatiste, c’est la théologie de la libération, une version du catholicisme qui s’est développée en Amérique latine depuis les années 1960. Elle met l’accent sur la dimension sociale et politique ; elle se définit comme une option pour les pauvres et a considéré qu’il était essentiel de développer la conscience de l’oppression et, d’une certaine manière, l’organisation des peuples eux-mêmes, pour sortir de cette situation d’oppression. La théologie de la libération, en Amérique latine, a été très proche du marxisme, très proche aussi des mouvements sociaux, y compris parfois des guérillas. Le Chiapas a eu pour évêque, pendant plus de quarante ans, à partir de 1960, Samuel Ruiz García, qui a été l’une des grandes figures de la théologie de la libération. C’est lui a organisé, en 1974, un congrès indigène en l’honneur de Bartolomé de Las Casas, qui a été le premier évêque du Chiapas, au début du xvie siècle. Ce congrès indigène a été un moment très important dans la prise de conscience de l’oppression indienne et, ensuite, dans les processus d’organisation des villages et des peuples indiens du Chiapas. C’est un arrière-plan fondamental du soulèvement zapatiste. Ceux qui se sont soulevé en 1994 étaient passés par ce processus de prise de conscience et d’organisation, d’abord favorisé par la théologie de la libération. Du coup, on a une situation assez paradoxale pour les Européens. Comme il y a beaucoup de visiteurs qui viennent voir d’un peu plus près ce qu’est cette expérience zapatiste, et qu’ils viennent souvent du marxisme ou des courants libertaires, ils sont généralement surpris et déconcertés par cette place que le religieux a pour les zapatistes. Certes, pas au niveau de l’EZLN, car, en tant qu’organisation, elle a toujours pris soin de pas entrer dans les questions religieuses – ce qui est très sage d’ailleurs, parce que, au Chiapas, il y a des catholiques, des évangélistes de différentes traditions, différents courants réformés. Donc, il ne faut surtout pas que l’organisation elle-même se mêle de ces questions. Mais les zapatistes eux-mêmes, pour une très grande majorité, sont imprégnés d’une religion chrétienne dont il faut dire aussi qu’elle est très singulière, si l’on considère la place des croyances et de la cosmologie proprement mayas. Donc c’est une version du christianisme qui a aussi toute raison de surprendre beaucoup les Européens. Et ce qui est très intéressant, c’est de voir la réaction des visiteurs européens, qui a priori ne sont pas du tout réceptifs à cette dimension religieuse. Ils peuvent donc avoir un réaction de rejet mais ceux qui font l’effort de mettre un peu de côté leurs a priori et d’observer, hé bien, ils sont souvent amenés à constater que si, pour nous, la religion est plutôt du côté des forces oppressives, il se trouve que, dans certains contextes, elle a plutôt à voir avec les forces d’émancipation.
CS : Pour finir sur votre livre, je vais en revenir au troisième chapitre où vous abordez la question de l’économie. Il y a un point qui m’a surpris parce que, dans le mouvement ouvrier européen, on entend en général des critiques du salariat mais, dans ce chapitre, vous vous attaquez au travail de manière plus large et, ça aussi, c’est assez inhabituel.
JB : Effectivement, dans ce chapitre et de manière générale dans le livre, on ne l’a peut-être pas assez dit jusque là, il s’agit, à partir de l’expérience zapatiste, de se projeter dans une réflexion sur le monde non-capitaliste que nous souhaitons construire. Parce que c’est quand même ça la perspective. On peut se dire anti-capitaliste, on peut dénoncer toutes les horreurs de la domination capitaliste, mais tout cela n’a véritablement de sens que si on est capable d’argumenter qu’une organisation collective non capitaliste est possible. Et cette dimension de projection dans un possible non capitaliste, il me semble qu’on l’a trop délaissée – peut-être en partie avec raison dans la mesure où la question de la révolution devait être repensée entièrement. Et sur ce point aussi – comment penser un changement radical de système ? – les zapatistes ont apporté beaucoup. Et, donc, maintenant, il s’agit de rouvrir la discussion sur ce que pourrait être un monde post-capitaliste. Il est courant de refuser la réflexion sur ce terrain, au motif qu’on en est pas là et qu’il faut seulement réfléchir à ce qu’il y a à faire maintenant, au présent. Pourtant, cela n’a de sens d’agir aujourd’hui pour transformer les choses, que parce qu’on a la perspective d’une autre forme d’organisation sociale politique non capitaliste qui serait possible (en plus d’être hautement désirable). Donc, il faut à mon avis absolument se remettre, à débattre de cet horizon. Bien sûr, pas en s’enfermant dans des recettes, des plans qui seraient fixés a priori, pré-déterminées. Mais on a besoin de cet horizon, qu’il faut désormais envisagé comme possible, non comme nécessaire ou connu par avance.
Et là aussi, je pense qu’il faut avoir une réflexion critique par rapport aux expériences qui ont été menées au cours du xxe siècle dont on sait qu’elles ont échoué, et il faut donc aller à la racine des raisons de cet échec. À mon avis, une des raisons c’est la centralité de l’État ; et une autre, c’est un rapport insuffisamment critique aux fondements de l’économie capitaliste. C’est pourquoi ce chapitre s’appelle « Sortir de l’économie ». Bien sûr, on a besoin de produire ce qui est nécessaire à la vie des hommes et des femmes : cela on peut l’appeler si l’on veut « production ». Mais l’Économie – ce avec quoi il faut rompre entièrement, c’est autre chose, qui, de fait, est propre au système capitaliste : c’est la constitution d’une sphère séparée qui acquiert un statut dominant, une centralité hégémonique au sein de l’organisation du monde social. À cela, j’oppose le concept de « bien vivre », une proposition qui vient des mouvements d’émancipation des peuples amérindiens. Le bien-vivre, c’est affirmer que, ce qui, pour nous, est central, ce sont les choix en termes de mode de vie, c’est le qualitatif de la vie, comment nous voulons vivre collectivement et individuellement ; et c’est en fonction de cela, qui est l’essentiel, que doivent être déterminés les choix en matière de production, et non le contraire. C’est un puissant garde-fou contre le risque que, dans notre effort pour nous libérer du capitalisme, l’économie continue à avoir le même statut central et dominant, qui est une des caractéristiques fondamentales du système capitaliste.
Dans l’analyse de l’économie capitaliste, il est habituel de considérer l’opposition capital/travail. Selon l’analyse marxiste traditionnelle, le travail existe dans le système capitaliste comme quelque chose de positif, et l’exploitation à laquelle le soumet le capital est perçue comme une forme de parasitisme (en vue d’extraire la plus-value) ; la lutte pour le socialisme consiste donc à libérer le « bon » travail des prolétaires de ce parasitisme du capital (ce qui aboutit, dans l’expérience soviétique et ailleurs, à des formes d’organisation du travail très similaires à celles du capitalisme, à la différence près que les capitalistes individuels ont été remplacés par des bureaucrates du Parti). Dans un tel modèle, on change d’économie, c’est-à-dire que les mêmes structures productives changent de mains. Mais des recherches récentes, comme celles de Moishe Postone, ont argumenté que, pour Marx lui-même, le travail n’est pas une notion a-historique, mais, au contraire, une création spécifique du capitalisme. Le travail, tel qu’il existe dans le monde capitaliste, n’est pas cette chose éternelle à laquelle se rajoute le parasitisme du capital ; c’est une réalité entièrement informée par les logiques capitalistes et qui, de surcroît, n’est pensable qu’à travers une catégorie qui est créée par le capitalisme lui-même. Dès lors, nous ne pouvons plus nous emparer du Travail, comme de la bannière au nom de laquelle lutter contre le capital. Désormais, il ne peut s’agir seulement de libérer le travail du capital, mais aussi de se libérer du travail lui-même – c’est-à-dire de la manière dont les activités humaines ont été conformées par la logique de la valeur et les exigences productivistes du capitalisme.
CS : Et donc, dans cette logique, pour reprendre le contrôle des rythmes de vie, des formes d’apprentissage, vous mettez en avant l’idée d’une « dé-spécialisation ». Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par là ?
JB : Se libérer du travail, c’est tout d’abord se libérer du travail salarié – et chez Marx, le dépassement du capitalisme se définit d’abord comme abolition du salariat D’ailleurs, sur ce plan là, il est très intéressant de voir que, chez les zapatistes, tout le système de santé, le système d’éducation, le système de gouvernement, de justice, a été mis en place sans recourir au salaire, et en recourant le moins possible à l’échange monétaire. Là, il y a vraiment un exemple concret qui donne corps à cette perspective-là. Donc, se défaire du salariat, mais aussi se défaire du travail tel qu’il s’impose à nos cadres de pensée, comme spécialisation. On est enfermé dans un emploi spécifique, spécialisé, et c’est ça le travail. À quoi on peut opposer la multiplicité du faire, une multiplicité d’activités. Là encore, les zapatistes nous livrent des expériences concrètes : par exemple, ceux qui ont une charge d’enseignement dans le système éducatif, eh bien, ils restent dans la mesure du possible paysans ; ils continuent à récolter leur café. Dans les écoles, il y a aussi la recherche d’une auto-suffisance. Donc, les élèves cultivent les terrains de l’école pour permettre leur alimentation, ils s’occupent à tour de rôle de l’entretien des bâtiments, de la cuisine… Donc, dans une école zapatiste, il n’y a pas de personnel qui aurait spécifiquement une fonction de direction, un autre qui aurait une fonction d’entretien. Élèves et enseignants partagent ces tâches, tout en continuant à être ancrés dans la vie agricole de ces villages. Et en plus, ils ont aussi une activité artisanale (ils fabriquent des vêtements, des sacs, construisent leurs maisons, etc). C’est ça la « dé-spécialisation » et je pense que c’est essentiel pour penser un mode d’organisation qui soit vraiment différent, hors des logiques de l’Économie.
CS : Une dernière question, pour conclure : si on veut s’intéresser de plus près au mouvement zapatiste – voire s’engager davantage –, pourriez-vous nous donner quelques conseils ?
JB : Oui, effectivement, je pense que cette expérience mérite qu’on s’y intéresse (les expériences d’alternatives à la fois radicales, relativement amples et tenaces ne sont pas si nombreuses, aujourd’hui). Quant à lui apporter une forme de soutien, pour contribuer à sa résistance face à toutes les formes d’agression qui s’emploient à l’affaiblir ou à la faire disparaître, c’est plus que légitime. Pour s’informer, il y a plusieurs sites en français. Il y a le site du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte [cspcl.ouvaton.org], qui traduit les communiqués et donne des informations. Il y a un autre site qui donne pas mal d’informations sur les zapatistes, ainsi que sur d’autres luttes qui présentent avec eux des affinités, et qui s’appelle « La voix du jaguar » [www.lavoiedujaguar.net]. Et puis, si on le peut, il est possible de se rendre sur place. Les zapatistes organisent régulièrement des grandes rencontres internationales ; en décembre 2014, ils ont organisé le Festival mondial des résistances et des rébellions, avec plusieurs milliers de personnes, de trente ou quarante pays ; pas mal de gens étaient venus de France, et d’Europe en général. La proposition des Zapatistes, c’est de construire un réseau planétaire de luttes et de résistances, ce qu’ils appellent la Sexta, en référence à la sixième déclaration de la forêt Lacandone [juillet 2005] dans lequel, pour la première fois, ils avaient fait cette proposition, sur une base anti-capitaliste et refusant la politique institutionnelle. Ce réseau est en cours de constitution, et ça me semble une proposition intéressante. Enfin, cette année, ils organisent deux rencontres internationales, l’une au mois de juillet, qui est consacrée aux arts, et une autre au mois de décembre, qui sera consacrée aux sciences – parce qu’ils expliquent que les arts et les sciences sont essentiels pour la construction des mondes non capitalistes que nous souhaitons. Ce sont deux axes de pratiques et de réflexions plutôt inattendus, car ce sont généralement des questions plus explicitement politiques qui font l’objet de ces rencontres, comme par exemple, en 2015, le séminaire international intitulé « La pensée critique face à l’hydre capitaliste », dont les réflexions seront du reste publiées en français à l’automne.
Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien-vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, Collection « L’horizon des possibles », 2014, 206 p.
Sur l’expérience zapatiste, on pourra également consulter, du même auteur : Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, Nouvelle édition avec une postface, Paris, Flammarion, Collection « Champs », 2005, 324 p.
1 Evidemment, les propos de Jérôme Baschet n’engagent pas Critique Sociale.