La conception matérialiste de l’histoire

« Cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et révolutionnaire de ses prédécesseurs » – Karl Marx1

Il ne peut pas y avoir de véritable réflexion politique sans conscience historique. Pour pouvoir participer à la transformation du monde par et pour l’immense majorité, il faut connaître et comprendre le monde dans sa complexité. Le marxisme se base notamment sur une connaissance et une analyse des divers aspects de l’histoire, en adoptant une conception matérialiste de l’histoire.

Selon Marx et Engels, on doit comprendre que la « société civile est, en vérité, le creuset et le théâtre de toute histoire, et combien est absurde la traditionnelle conception de l’histoire qui néglige les circonstances réelles et se limite aux faits et gestes retentissants. »2 Il est à noter néanmoins que, depuis, les conceptions de Marx ont été souvent reprises, à tel point « qu’une partie au moins des conséquences du marxisme […] fait désormais partie de l’horizon ordinaire de tout historien »3.

Les idées et les idéologies ont un poids important sur le cours de l’histoire ; mais elles ne viennent pas de nulle part, ce sont elles-mêmes des constructions historiques. La base, ce sont les relations sociales entre les êtres humains. Par ailleurs, il y a évidemment une part d’aléatoire dans l’histoire4, de même qu’une influence des individus particuliers. Mais ce qui est le plus déterminant pour les grandes évolutions au sein de la société humaine, ce sont les rapports entre les classes sociales, l’évolution des modes de production. On peut ainsi observer l’influence des changements structurels lents et profonds sur des événements particuliers et ponctuels. Fondamentalement, « cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances. »5

L’analyse matérialiste de l’histoire prend donc en compte l’importance des rapports sociaux qui régissent la vie des êtres humains. L’essence de la conception matérialiste de l’histoire, c’est de considérer les faits sans se laisser berner par les déclarations des prétendus « grands hommes » (et en particulier des dictateurs successifs). On observera donc en particulier l’importance des structures sociales et de leurs évolutions sur le temps long.

Les marxistes doivent s’efforcer de connaître le mieux possible l’histoire et ses divers aspects, en étudiant les faits et leurs causes. Particulièrement fructueuse est l’étude critique des mouvements de mobilisations populaires, ainsi que des grands bouleversements sociaux. Comme l’a écrit le marxiste Julian Borchardt, « le matérialisme historique ne prétend pas expliquer les événements historiques par la situation économique ». Et il ajoute plus loin : « Ce sont les transformations sociales qui sont importantes. Et une conception de l’histoire n’a donc absolument pas pour but d’expliquer les événements isolés, mais de nous permettre de comprendre les bouleversements sociaux. »6

En examinant des événements nouveaux, comme la Commune de Paris en 1871, Marx a pris en compte la créativité des masses en lutte : il amenda et compléta en conséquence sa théorie révolutionnaire. D’où, entre autres, le passage de la préface de 1872 au Manifeste communiste, où Marx et Engels corrigent le texte dépassé de 1848 en se basant notamment sur l’expérience de la Commune7. La théorie doit s’inspirer et se nourrir du réel.

À l’inverse, plaquer des schémas préalables sur le réel est une démarche qui tient de l’idéologie. La théorie critique se sépare clairement de l’idéologie ; l’activité critique et théorique se pratique entre autres en opposition aux idéologies. L’expérience historique précise le projet communiste, les moyens d’y parvenir et les moyens à éviter.

Le facteur historique premier, c’est donc l’activité sociale : l’existence, les luttes, les revendications des travailleurs. Cette lutte sociale se déroule en fonction de l’état du système économique et politique du monde ; elle ne se pratique pas à partir de rien, mais à partir d’une situation historique donnée, « état présent » qu’il s’agit précisément de combattre et de dépasser.

Puisque l’objectif est la transformation du monde par le plus grand nombre, le plus grand nombre doit donc acquérir et améliorer les savoirs (notamment historiques), se forger son propre esprit critique. C’est une condition indispensable de l’action collective d’émancipation.

La conception matérialiste de l’histoire est « un instrument de connaissance et d’explication de la réalité sociale et historique. »8 C’est en connaissant le mieux possible le contexte social et ses contraintes, que les êtres humains peuvent changer les conditions d’existence pour et par eux-mêmes. Connaître et comprendre la réalité amène à vouloir et pouvoir la transformer. Comme l’écrit Anton Pannekoek, « le matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des peuples, des grands renversements sociaux. »9

L’essentiel de la vision marxiste de l’histoire a été en fait, depuis sa formulation, reconnue plus largement :

1) L’histoire est composée d’une série d’évolutions des structures mêmes de la société – en particulier des formes d’organisation sociale ;

2) Ces changements sont d’abord des conséquences des conditions de vie des êtres humains, et des transformations de la conscience de sa situation au sein des différentes classes sociales. Cette conscience est influencée par les rapports sociaux, par l’expérience de la vie en société dans une société organisée de façon donnée. Il s’agit donc de partir de l’ensemble de la réalité des rapports humains : « Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la société humaine, ou de l’humanité sociale. »10

Cependant, ce n’est pas parce que le marxisme veut baser ses actions sur une analyse rigoureuse, « scientifique », de la réalité, qu’il en deviendrait lui-même une science. Non seulement la conception matérialiste de l’histoire ne permet pas de prévoir l’avenir, mais surtout elle amène à ne pas en simplifier le cours. Avec leur conception, « Marx et Engels rompaient avec le cliché d’un progrès unilinéaire »11.

D’autre part, la conception matérialiste de l’histoire n’est pas un dogmatisme mécaniste : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’une façon arbitraire ni dans des circonstances librement choisies ; ils la font dans des conditions qu’ils ont trouvées devant eux, qui leur ont été léguées par le passé, bref, dans des circonstances données. »12 Il n’en reste pas moins que l‘histoire est faite par les êtres humains eux-mêmes : « ce n’est certes pas l' »Histoire » qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. »13 Le marxisme, c’est justement « l’idée qu’une autre histoire est possible, qu’il n’y a pas de destin, que l’existence de l’homme est ouverte »14.

Loin des clichés, il faut rappeler que « si le marxisme n’est pas un « volontarisme« , il n’est pas non plus un « mécanicisme« . »15 L’action consciente des travailleurs est une condition sine qua non de la transformation de la société dans le sens de l’auto-émancipation, le moteur ne peut être que leur action qu’ils décident eux-mêmes démocratiquement, en connaissance de cause.

Les structures d’exploitation, de domination, d’oppression – le capitalisme, l’État, la division des êtres humains en classes sociales, le patriarcat, le racisme, etc. – n’existent pas depuis toujours et ne sont pas éternelles. Elles ne sont pas seulement des déterminants de l’histoire, mais aussi et surtout sont déterminées par elle. Elles ont une origine historique, et peuvent disparaître dans le cours ultérieur de l’histoire – à condition qu’un mouvement de transformation aille dans le sens de leur abolition.

1# Brouillon de lettre de Karl Marx à Carlo Cafiero, 1879 (le texte est rédigé par Marx directement en français), dans Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Le Chien rouge, 2008, p. 157.

2# Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, Pléiade, 1982, p. 1068.

3# Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », dans Historiographies, concepts et débats, Gallimard, 2010, p. 516. Le marxiste Paul Mattick écrivit que « la conception matérialiste de l’histoire est, depuis longtemps, tranquillement plagiée par la science sociale bourgeoise » (Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983, p. 24).

4# Dans une lettre à Kugelmann le 17 avril 1871, Marx écrit que l’histoire « serait de nature fort mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. »

5# Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 1072.

6# Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931, p. 32 et 50.

7# Préface à la réédition allemande du Manifeste communiste, juin 1872, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1490-1492.

8# Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Rivière, 1971, p. 161.

9# Anton Pannekoek, « Le matérialisme historique », 1919. Cette expression de « matérialisme historique » nous semble bien moins claire que celle de « conception matérialiste de l’histoire », que nous employons donc.

10# Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235.

11# Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 77.

12# Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 119.

13# Friedrich Engels, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 526.

14# Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 209.

15# Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, p. 652.

Avec Rosa Luxemburg pour le communisme, contre le léninisme

Louis Janover, Le Testament de Lénine et l’héritage de Rosa Luxemburg, Smolny, 2018, 142 pages.

Louis Janover vient de publier un livre qui revient, un an après le centenaire de la Révolution russe, sur des questions essentielles pour l’histoire et l’avenir du communisme. Comme il le rappelle sources à l’appui, des conceptions du communisme extrêmement différentes et même opposées ont existé depuis plus d’un siècle. Même parmi les communistes se revendiquant de Karl Marx, les points de vue étaient – et sont toujours – souvent divergents. Certains ont soutenu l’URSS, ses mensonges et ses crimes ; d’autres ont dès le début dénoncé ce qui n’était qu’un régime d’exploitation, une économie capitaliste d’État, et une dictature contre le prolétariat.

L’auteur met donc en comparaison la vision léniniste (inspirée de Lénine), et la vision auto-émancipatrice, notamment « conseilliste », qui s’inspire entre autres de Rosa Luxemburg. Janover se situe clairement dans cette seconde catégorie, et ce depuis des décennies. Il souligne dans son livre « l’incompatibilité de deux conceptions de l’émancipation humaine et du socialisme » ainsi que « la nature des ravages que la victoire de l’un des deux courants a fait subir au mouvement ouvrier. Le testament de Lénine comporte la négation d’une éthique qui chez Rosa Luxemburg traverse toute son œuvre et nous sert aujourd’hui encore de principe de jugement. »

Le livre est complété de documents, notamment de Lénine et de Léon Trotski d’un côté, et de Rosa Luxemburg de l’autre : son article « Un devoir d’honneur », ainsi que des extraits de son discours au congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne, sont utilement reproduits.

Pour aller de l’avant, ceux qui veulent une autre société – qu’on l’appelle communiste, collectiviste, socialiste ou autrement – doivent connaître l’histoire et savoir s’y situer. Il nous faut faire appel à l’esprit critique et à l’analyse rationnelle. On ne peut pas lutter pour l’émancipation des travailleurs en faisant l’apologie de dictatures criminelles du passé ou du présent. On ne peut pas lutter pour l’émancipation des travailleurs avec des méthodes malhonnêtes et autoritaires. Des militants communistes du passé ont développé des analyses justes et courageuses, contre le léninisme et contre le stalinisme : il nous faut nous en inspirer.

Il n’est pas besoin d’être d’accord avec chaque ligne de cet essai pour le lire avec profit. Nous publions donc ci-dessous quelques extraits du livre, avec l’autorisation de l’éditeur :

« Rien d‘étonnant que Rosa Luxemburg occupe une place centrale dans cette mémoire pour briser le cercle de l’idéologie dominante. Son analyse de l’accumulation du capital reste au plus près des principes de la conception matérialiste de l’histoire, et son idée du rapport des moyens à la fin entre en résonance avec les principes éthiques destinés à guider le mouvement révolutionnaire dans son développement. Si bien que sa pensée départage encore notre lecture de l’histoire et apporte des arguments à ceux qui conservent en vie l’idée de révolution telle qu’elle fut défendue par les milieux libertaires et les courants du socialisme de conseils, en dépit de la pression exercée sous toutes ses formes par l’appareil idéologique du Parti. Les théoriciens de l’École de Francfort seront eux aussi impliqués dans les polémiques et prises de position sur la réalité politique de l’époque, et leur théorie s’en trouvera profondément marquée.

L’héritage de Rosa Luxemburg réside dans l’existence même de son œuvre. Et plus particulièrement, dans le fait que toute sa critique de la révolution russe s’articule sur ce qui est déjà en germe chez Lénine et qu’elle avait mis au jour. Si bien que l’on arrivera à la conclusion que Karl Korsch avait tirée de cette histoire, quand, dans « L’idéologie marxiste en Russie », il faisait la critique de Lénine, voué à rendre le marxisme compatible avec le capitalisme. Dans « le principal ouvrage économique de Lénine« , écrivait-il, « Le Développement du capitalisme en Russie (1899), on peut, à la lumière de cette étude, affirmer sans exagérer que le contenu réel de la théorie marxiste originelle, en tant qu’expression théorique d’un mouvement prolétarien autonome et strictement socialiste, avait disparu du mouvement1. » »

« La reprise par les bolcheviks de l’idée de « dictature du prolétariat », liée à la conception du Parti comme organisation dirigeante de la classe, signifie tout naturellement « l’omnipotence de l’organisation jacobino-bolchevique ». Les soviets, considérés comme des organes d’insurrection et non plus comme des organes de gouvernement autonomes de la classe ouvrière, sont réduits à n’être plus qu’un instrument qui permettrait de s’emparer du pouvoir et de consolider ses assises. C’est au Parti d’utiliser la force du prolétariat pour réaliser ses propres plans et ses desseins particuliers. Ainsi, toute discussion se résume par la conclusion : « Sans la direction du Parti, point de socialisme2 ! » »

« Octobre [1917] fut le mouvement autonome d’une infime minorité, le mouvement bolchevik, qui se réclamait de ce que ses dirigeants croyaient être, ou voulaient croire être, l’intérêt de l’immense majorité. La césure ne tardera pas à devenir visible et à s’agrandir entre le Parti et les soviets, au départ unis sur la base d’une même opposition à l’ennemi de classe. Et l’idée d’une révolution sociale portée par le prolétariat dans son ensemble se heurtera vite aux intérêts d’une bureaucratie installée sur la base du pouvoir bolchevik, prête à tout pour le consolider et en élargir la base.

Le temps est donc venu d’ouvrir le testament de Lénine et de scruter l’héritage de Rosa Luxemburg pour en déchiffrer les termes et en interpréter la leçon. Non pas revenir en arrière pour intervenir dans des polémiques qui ont perdu leur objet, mais souligner que seule la vue actuelle de l’histoire rend à chacun ce qui lui est dû, à Lénine ce que tous les aspirants ont cherché en lui, une voie vers le pouvoir, désigné comme prolétarien pour les besoins de la cause, à Rosa Luxemburg une interrogation éthique et matérialiste sur ce pouvoir lui-même, en référence à l’histoire du mouvement ouvrier. »

« Dès l’origine, l’opposition entre une conception de la révolution destinée à établir le communisme et une conception qui ne pouvait avoir d’autre perspective que la révolution bourgeoise a trouvé son expression logique chez Rosa Luxemburg, car elle défend une idée radicale de la démocratie, incompatible avec le bolchevisme. Les valeurs du bolchevisme le ramenaient toutes aux impératifs de la révolution bourgeoise, ce qui facilitera, le moment venu, l’inversion du sens des appellations pour répondre à la réalité du pouvoir. L’histoire est ainsi arasée, aplatie, pour qu’en disparaisse tout ce qui faisait la différence radicale avec une critique révolutionnaire de la révolution russe, fondée sur la distinction entre le parti et les soviets. La pensée et la pratique de Lénine se retrouvent alors à l’origine de tout ce qui s’est produit, car son œuvre, jusque dans ses derniers écrits, est le fruit d’une recherche de la raison historique pour justifier l’obéissance et la soumission au Parti.

L’inconcevable, c’est qu’il ait fallu des témoignages comme ceux d’Anton Ciliga ou de Panaït Istrati pour qu’on accepte de discuter l’indiscutable, et qu’il soit encore nécessaire de s’y référer comme si l’évidence restait à prouver. Lénine, dit Ciliga, « a su faire battre le cœur de l’humanité » au moment où les masses l’emportent « derrière elles ». Mais « dès l’instant où l’édifice ancien se fut écroulé et où Lénine prit le pouvoir, le divorce tragique commença entre lui et les masses. Imperceptible au début, il grandit, se développa et finalement devint fondamental3. »

Les piliers du capitalisme d’État apparaissent et s’élèvent au-dessus des soviets réduits au rôle de faire valoir idéologique. Lénine et la Révolution, s’interroge Ciliga ! Qu’eût été Lénine sans la révolution ? Question incongrue si on la rapporte à Rosa Luxemburg, dont chaque mot, chaque principe nous éloigne de ce que fut la révolution selon le bolchevisme. »

« On trouve chez Rosa Luxemburg une analyse des contradictions de notre société, de ses rapports de classes, et elle éclaire les apories de la critique telle qu’elle s’est développée en faisant de la révolution d’Octobre le pôle qui aiguillait toutes les analyses, et ramenait les luttes et l’avenir à la relation avec un marxisme revu et contrôlé par les instituts aux ordres de Moscou. C’est ce rapport à la conception de la révolution et des moyens de parvenir au communisme qui détruisit l’idée même d’émancipation humaine dans le mouvement ouvrier. »

« L’œuvre de Rosa Luxemburg comporte le sens éthique qui permet d’établir le lexique de la contre-révolution actuelle en montrant que la critique marxienne de la valeur-travail et sa conception de la lutte des classes restent les deux éléments fondamentaux d’une remise en question du capitalisme et de la possibilité d’ouvrir une brèche dans le système d’exploitation. Car contrairement aux assertions convenues, il se développe selon le même mode d’accumulation que Marx avait analysé non pas pour son temps, mais pour le temps du capital, qui repose sur la base intangible de la division de la société en classes antagonistes. Et c’est en cela que l’héritage de Rosa Luxemburg reste ouvert sur l’avenir. »

1 Karl Korsch, « L’idéologie marxiste en Russie » (1938), in Korsch, Mattick, Pannekoek, Rühle, Wagner, La Contre-Révolution bureaucratique, Paris, UGE (10/18), 1973, p. 255.

2 « Les conseils ouvriers et l’organisation communiste de l’économie », in Korsch, Mattick, Pannekoek, Rühle, Wagner, La Contre-Révolution bureaucratique, op. cit., p. 67.

3 Anton Ciliga, Lénine et la Révolution. Les « maîtres » du pays. Qui commande en URSS ?, Paris, Spartacus, 1947 ; rééd., 1978, p. 13.

Brochure sur la Révolution allemande

La révolution allemande, un siècle après

« Le héros de cette révolution, ce sont les masses. »1

Ci-dessous, le texte de notre brochure sur la Révolution allemande, également disponible en PDF :

Révolution moins célèbre que celle de Russie l’année précédente, la révolution allemande n’en est pas moins un événement majeur de l’histoire du mouvement ouvrier. Pendant des décennies, on avait considéré que c’était en Allemagne que la classe ouvrière était la plus puissante, la mieux organisée. Elle va pourtant être laminée en moins de vingt ans : de l’éclatement de la guerre en 1914, jusqu’à la suppression de la démocratie en 1933 par la dictature nazie. Pendant la révolution allemande de 1918-1919, où existaient pourtant des potentialités d’émancipation, les travailleurs n’auront pas réussi à changer l’organisation sociale fondamentale.

1) Le mouvement ouvrier face à la Première Guerre mondiale

En 1914, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) est un véritable parti de masse, avec plus d’un million d’adhérents, principalement des travailleurs. Officiellement, le parti est internationaliste et son objectif est de remplacer le capitalisme par le socialisme. Le SPD est alors regardé comme le plus puissant parti du mouvement ouvrier dans le monde. En réalité, des courants très différents y cohabitent, les marxistes révolutionnaires comme Rosa Luxemburg ou Karl Liebknecht étant nettement minoritaires. C’est une bureaucratie composée de permanents inamovibles qui dirige le parti, et qui applique de fait une politique réformiste – malgré des discours occasionnels se revendiquant encore de l’objectif socialiste.

En août 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale va faire voler en éclat les apparences et les illusions. Le SPD vote les crédits de guerre et se rallie de fait à l’Empire, contredisant son programme.

La guerre change complètement la situation politique : l’essentiel du pouvoir passe progressivement dans les mains de la hiérarchie militaire, ce qui laissera forcément des traces. Surtout, la direction du SPD se rallie à l’Union sacrée (Burgfrieden en allemand), qui prétend suspendre les différences politiques et sociales. C’était là nier le constat fondamental de la lutte des classes : qu’on le veuille ou non, tant qu’il existe des classes sociales elles ont des intérêts différents, qui s’expriment par des luttes d’un côté comme de l’autre. En faisant comme si on pouvait suspendre la lutte de classe, le SPD et les syndicats abdiquent la défense des intérêts des travailleurs, pendant que le patronat – qui mène sa propre lutte de classe sans avoir besoin de la désigner par ce nom – voit ses profits augmenter du fait de la surexploitation subie par les travailleurs.

Il existe pourtant d’emblée des oppositions au sein du SPD, à la fois des radicaux comme Rosa Luxemburg, et des modérés comme le codirigeant du parti Hugo Haase, qui est mis en minorité – il était partisan de voter contre les crédits le 4 août 1914, mais s’était rallié au vote pour par « discipline de parti ».

Ce ralliement de la direction du SPD à la logique de guerre de l’Empire, et son acceptation de l’Union sacrée, va logiquement provoquer des divisions, puis des scissions : en décembre 1914, le député Karl Liebknecht vote seul contre les crédits de guerre, bientôt suivi par Otto Rühle, puis d’autres.

Les révolutionnaires internationalistes autour de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Léo Jogichès, Franz Mehring, Clara Zetkin et Paul Levi font paraître en avril 1915 la revue Die Internationale, qui est immédiatement interdite. Luxemburg y écrit que « pendant la guerre, le rapport salarial ne disparaît pas le moins du monde, au contraire, l’exploitation augmente violemment », notamment du fait de « la pression que la dictature militaire exerce sur les travailleurs. » L’urgence est pour elle d’« agir pour que la guerre cesse aussi vite que possible, et que la paix soit organisée en conformité avec les intérêts communs au prolétariat international. »2

Ces militants publient ensuite des « Lettres de Spartacus », d’où l’appellation de « Groupe Spartacus » ou « spartakistes ». La portée de leur action est cependant limitée par une forte répression, notamment de nombreux emprisonnements. C’est justement en prison que Rosa Luxemburg écrit en 1915 une brochure contre la guerre et contre son acceptation par la majorité des socialistes, intitulée La Crise de la social-démocratie. Le texte ne paraît que l’année suivante, clandestinement et signé d’un pseudonyme, Junius. Luxemburg y écrit que « l’échec du prolétariat socialiste dans la guerre mondiale actuelle est sans équivalent, c’est un désastre pour toute l’humanité. Mais le socialisme ne serait perdu que dans le cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements. » En conclusion, elle réaffirme que « les prolétaires de tous les pays partagent un seul et même intérêt. »3 Dans la première Lettre de Spartacus, elle constate avec lucidité que pour le moment « la guerre renforce la domination du capitalisme, celle de la réaction politique et sociale et bien sûr celle du militarisme. »4

La divergence qui avait éclaté au grand jour au sein du mouvement ouvrier traduisait en fait deux visions du monde complètement différentes. Pour les partisans de l’Union sacrée, les travailleurs d’Allemagne faisaient d’abord partie de l’Allemagne, au sein de laquelle il fallait qu’ils conquièrent leurs droits. Pour les internationalistes, les travailleurs d’Allemagne faisaient d’abord partie du prolétariat, de la classe travailleuse mondiale, et c’est en tant que classe exploitée qu’ils devaient abolir le mode de production capitaliste et créer une autre société, socialiste ou communiste, débarrassée du travail salarié, des frontières et de l’aliénation. En pratique, la première conception aboutissait à renoncer à l’objectif socialiste.

De ces deux conceptions opposées découlent des orientations politiques inconciliables, qui vont s’exprimer pendant la guerre puis pendant la révolution.

En janvier 1917, la direction du SPD exclut ses opposants, pacifistes modérés comme radicaux. En conséquence, un nouveau parti est créé en avril 1917, le Parti social-démocrate indépendant (USPD), sous-entendu : indépendant du pouvoir impérial. Mais seule une minorité des adhérents suit les pacifistes. Les spartakistes constituent l’aile gauche de l’USPD, tout en poursuivant une action politique autonome, avec leurs propres publications clandestines.

De son côté, le SPD débarrassé de sa gauche et de son extrême gauche peut désormais nouer des alliances officielles sur sa droite : en juillet 1917, un comité est mis en place au parlement entre le SPD et des partis bourgeois, sur un programme minimal de démocratisation (relative) des institutions de l’Empire. Au nom d’un prétendu « réalisme », le SPD se refusait donc en pratique à revendiquer la république.

Les difficultés du ravitaillement alimentaire, la hausse des prix et le rejet progressif de la guerre entraînent le retour des grèves, notamment au printemps 1917 puis en janvier-février 1918. Ces mouvements puissants bénéficient aussi de l’influence de la révolution en Russie à partir de février-mars 1917, qui donne de l’espoir et favorise la revendication d’arrêt immédiat de la guerre. Dans l’animation de ces mobilisations se révèle l’action des délégués révolutionnaires (Revolutionäre Obleute), un groupe de militants en lien direct avec les travailleurs, constitué de syndicalistes souvent membres de l’USPD.

Après l’échec de ces mouvements, les spartakistes diffusent clandestinement des dizaines de milliers de tracts, affirmant que « la direction des luttes doit être confiée à des conseils ouvriers élus, et que les révolutionnaires doivent gagner les soldats à leur cause »5.

En 1918, après quatre ans de guerre mondiale, l’Empire allemand se rend compte qu’il est dans l’incapacité de gagner la guerre. L’État-major de l’armée allemande – dirigé par Hindenburg et Ludendorff – est persuadé de l’échec dès septembre 1918. C’est pourquoi un nouveau gouvernement est mis en place le 4 octobre 1918, sous la direction du prince Max de Bade, afin de négocier la paix avec les États adverses. Pour la première fois, le SPD y fait son entrée, avec deux ministres. Mais les discussions préalables à l’armistice piétinent. La guerre se poursuit donc, bien qu’elle soit déjà manifestement perdue.

Dans ce contexte d’incertitude, les spartakistes appellent le 7 octobre à la formation de conseils d’ouvriers et de soldats. Le 25 octobre, Otto Rühle fait un discours de rupture complète au Reichstag. Il rappelle d’abord que « la contradiction politique, économique, historique qui oppose le capital au travail, la bourgeoisie au prolétariat, n’a pas été supprimée : elle continue d’exister, et même cette guerre n’a fait que l’élargir et l’approfondir. » Il ajoute que les masses ont besoin de « la démocratie du socialisme, la République fondée sur la révolution socialiste et à cet effet, elles exigent, en premier lieu, l’abdication de l’Empereur en tant qu’instigateur de cette guerre mondiale. » Malgré les protestations des députés monarchistes, Rühle achève son discours en affirmant que la classe travailleuse « aspire à la fraternisation de tous les peuples afin d’établir une association qui garantisse durablement la paix et la civilisation sous le signe du socialisme victorieux. J’appelle toute la classe ouvrière, et en particulier la classe ouvrière d’Allemagne, à conquérir ce socialisme par la révolution !»6

2) La monarchie est balayée

Cette situation de guerre qui se poursuit alors qu’on sait qu’elle n’est plus gagnable, va être l’élément déclencheur de la révolution : le 29 octobre, des marins de Wilhelmshaven refusent de faire une sortie offensive qui n’a plus de sens. Ils sont arrêtés, mais ont réussi à annuler l’attaque prévue. Par solidarité avec ces premiers mutins, et pour empêcher qu’ils soient condamnés, des marins de Kiel se soulèvent début novembre. Ils élisent des conseils de marins et prennent le contrôle des navires, hissant le drapeau rouge. Une partie des soldats de l’armée de Terre envoyés contre eux fraternisent, puis des travailleurs se mettent en grève. La ville est passée à la révolution.

Dans un contexte où l’Empire est battu militairement, donc apparaît vulnérable, cette mutinerie va vite s’étendre. De grandes manifestations parcourent les villes, sont rejointes par des soldats et prennent les lieux de pouvoir. Le 6 novembre, des conseils d’ouvriers et de soldats contrôlent Hambourg et Brême, le lendemain Munich, le 8 Stuttgart, Leipzig et Cologne.

A Berlin, siège du pouvoir central, des révolutionnaires débattent du meilleur moment pour déclencher le mouvement qu’ils préparent. C’est finalement au 11 novembre qu’ils fixent le soulèvement. Mais quand il existe une véritable volonté révolutionnaire parmi les masses, elles n’attendent pas un signal donné d’en haut par des dirigeants auto-proclamés. Dès le 9 novembre au matin, des grèves spontanées se répandent et des cortèges de travailleurs parcourent Berlin. Des socialistes appellent les soldats à les rejoindre, ce qu’ils font : loin de s’opposer aux manifestations de travailleurs, ils les laissent passer voire prennent part aux cortèges. La capitale passe ainsi du côté de la révolution en moins d’une journée. Le député SPD Philipp Scheidemann proclame la « République allemande » à 14 heures, tandis que Liebknecht proclame deux heures plus tard la « République socialiste libre d’Allemagne » et appelle à « la révolution mondiale ». Deux perspectives politiques très différentes s’opposent donc dès le début de la révolution.

Max de Bade transmet le 9 novembre son poste de chef du gouvernement au dirigeant SPD Friedrich Ebert, issu de la droite de la social-démocratie, qui n’avait jamais participé aux débats théoriques. L’Empire n’est plus, mais une certaine continuité est néanmoins assurée avec le gouvernement précédent, puisque les secrétaires d’État nommés le 4 octobre restent en fonction – c’est d’ailleurs l’un d’eux, le centriste Matthias Erzberger, qui va signer l’armistice le 11 novembre au nom de l’Allemagne.

Dans l’urgence, une alliance entre le SPD et l’USPD est conclue le 10 novembre, un conseil de 6 membres étant formé à parité des deux partis. Liebknecht refuse d’y participer, et les spartakistes forment officiellement la Ligue Spartacus (Spartacusbund), qui publie le quotidien Die rote Fahne (« Le drapeau rouge ») dirigé par Luxemburg, qui vient d’être libérée de prison par la révolution, avec la participation de militants internationalistes comme Liebknecht, Paul Levi, Hugo Eberlein et Léo Jogichès.

Outre la fin de la monarchie, d’autres avancées très importantes sont rapidement acquises par la révolution : baisse du temps de travail, conventions collectives, droit de vote des femmes et abolition du suffrage censitaire, fin des discriminations antisémites, gratuité de l’enseignement, allocations pour les chômeurs, etc. On retrouve certaines de ces avancées aussi dans d’autres pays au même moment, tant le rapport de forces entre les classes s’est transformé au niveau au moins européen.

C’était en fait l’application par le SPD de son programme minimum, c’est-à-dire des réformes sociales applicables au sein du mode de production capitaliste, le programme maximum étant le remplacement du capitalisme par le socialisme – donc ce qui était en théorie la raison d’être du parti. Comme le SPD s’est focalisé pendant des décennies sur le programme minimum, a fait campagne sur celui-ci et non sur le but socialiste, lorsqu’il a été réalisé beaucoup de militants et sympathisants se sont dit que l’objectif était atteint. En réalité, l’exploitation n’était que provisoirement atténuée, et nullement abolie.

En cette fin d’année 1918, les dirigeants du SPD sont très satisfaits d’être devenus les dirigeants de l’État. Pourtant, quelques personnes qui sont à la tête d’un gouvernement ne suffisent pas à transformer l’essence de l’État : ce sont souvent des conservateurs, y compris anti-républicains, qui restent aux commandes des rouages de la haute administration. Les adversaires de la république ont donc conservé des positions qui leur serviront ensuite à participer à sa destruction de l’intérieur. Même un historien partisan des dirigeants du SPD reconnaît qu’« ils ne tentèrent même pas […] de remplacer par des militants ouvriers ou par des intellectuels socialistes les hauts fonctionnaires et les chefs d’entreprise. La haute administration impériale et royale resta en place, à quelques exceptions près, et les dirigeants sociaux-démocrates s’en remettaient, pour exécuter leurs décisions, à des hommes d’origine et de formation traditionnelle, conservatrice et souvent nationaliste, fidèles à l’idée monarchique et dans beaucoup de cas foncièrement hostiles non seulement à la Révolution et au socialisme, mais aux principes démocratiques eux-mêmes »7. Menée au nom du pragmatisme, la politique de la direction du SPD fut plutôt populaire dans l’immédiat, mais se révéla fort peu réaliste à terme.

Dans le même temps, le gouvernement SPD va avoir recours à des corps francs, unités paramilitaires de volontaires, pour réprimer les opposants sur sa gauche. C’était là aussi favoriser l’organisation des forces conservatrices et réactionnaires allemandes, dans le but de conserver « l’ordre » et de se maintenir au pouvoir. La répression contre des marins mobilisés commence dès le mois de décembre, provoquant la rupture de l’USPD qui quitte le gouvernement fin décembre.

En faisant alliance sur sa droite, la direction du SPD va non seulement enterrer – dans le sang – la révolution, mais aussi à terme s’enterrer elle-même : en effet, dès que le rapport de forces aura changé, les forces conservatrices se retourneront contre elle. La classe capitaliste a donc mieux joué la partie que le SPD : elle a lâché du lest quand il le fallait, afin de conserver l’essentiel pour elle, c’est-à-dire le maintien du mode de production capitaliste et de l’organisation étatique hiérarchisée.

Ceux qui vantaient le SPD comme « le plus grand parti ouvrier du monde » avaient oublié que le socialisme nécessite d’abord et avant tout la mobilisation consciente des travailleurs eux-mêmes. Ils avaient aussi oublié qu’il était essentiel d’examiner aussi le développement et l’organisation de la classe capitaliste en Allemagne : il y a toujours au moins deux protagonistes dans une lutte, et ce n’est pas la force de l’un qui en détermine l’issue, mais bien le rapport entre les forces des deux. Surtout, un parti organisé avec une discipline quasi-militaire ne favorise pas les possibilités d’auto-émancipation : pour construire le parti, des méthodes contradictoires avec le but avaient été employées.

Le SPD, ayant abandonné un point de vue de classe indépendant, était devenu un appareil bureaucratique de rechange qui était disponible pour gérer les affaires de l’État, tant qu’il pouvait obtenir en contrepartie un certain nombre d’avancées sociales qu’il revendiquait depuis longtemps.

On vit combien avait eu raison Rosa Luxemburg, quand elle écrivait en 1910 dans une revue du SPD : « notre appareil organisationnel et la discipline de notre Parti sont plus appropriés à freiner le mouvement qu’à diriger de grandes actions de masse »8. Son signal d’alarme ne fut malheureusement pas entendu de la majorité des militants, et elle resta minoritaire dans son opposition aux dérives bureaucratiques et opportunistes de la direction.

3) A la base, les conseils ouvriers

Dans les faits, les conseils de travailleurs apparus dans l’Allemagne de 1918 peuvent être de nature très différentes : ils sont parfois de véritables outils de lutte et de démocratie directe, reflétant la combativité des travailleurs à la base. Ils résultent dans ce cas d’élections dans les entreprises.

Cependant, des conseils ont dans de nombreux cas été formés dans l’urgence par les quelques militants locaux les plus connus, les porte-paroles du SPD en particulier, ou parfois à parité de militants SPD et USPD. C’est la raison pour laquelle Rosa Luxemburg appelle à plusieurs reprises à la réélection des conseils, afin qu’ils puissent être l’expression des volontés des travailleurs, et non de simples organes aux ordres du gouvernement Ebert.

Pour les dirigeants du SPD, qui étaient souvent aussi des députés, les conseils n’avaient pas vraiment d’utilité : ils devaient donc céder la place à un gouvernement SPD, et à une Assemblée constituante où ils pensaient obtenir une majorité confortable. A l’inverse, pour les spartakistes et les délégués révolutionnaires, les conseils devaient être la base d’une nouvelle démocratie : une République des conseils. Enfin, certains dont Kurt Eisner de l’USPD défendaient un double pouvoir, avec des conseils et un parlement qui cohabiteraient.

Le 10 novembre, 3000 représentants des conseils d’ouvriers et de soldats de Berlin s’étaient réunis. Cette assemblée avait approuvé le gouvernement de coalition SPD et USPD. Un conseil du grand Berlin avait été élu, avec à sa tête Richard Müller des délégués révolutionnaires, mais cet organisme n’avait en réalité quasiment pas de pouvoir réel, et ne pesait pas face au gouvernement.

Malgré tout, les conseils prennent parfois en charge une partie des pouvoirs locaux, s’occupent de tâches concrètes et urgentes comme le ravitaillement. Dans certains cas il existe de fait un double pouvoir localement, entre les autorités municipales et les conseils. Là où le rapport de forces est le plus favorable, les conseils prennent purement et simplement la place des anciens pouvoirs locaux, et assument l’ensemble de l’administration – mais ces cas sont rares.

En dépit de ces importantes disparités, l’existence des conseils de travailleurs fait pression sur le pouvoir, qui met en place en 1919 une loi dite de socialisation. En dépit de ce nom qui laisse espérer une transformation des rapports sociaux de production, la mesure est en réalité très modérée : il s’agit simplement de nationalisations ponctuelles d’entreprises. Alors que la véritable socialisation des moyens de production vise à sortir des rapports capitalistes, la mesure qui usurpait ce nom ne mettait en place que des bouts de capitalisme d’État, ce qui n’avait donc rien à voir.

Le 18 novembre, Rosa Luxemburg écrit dans Die rote Fahne que l’objectif de la révolution est « l’abolition de la dictature du capital » et « la réalisation de la société socialiste », ce qui ne peut pas être accompli « par quelques décrets d’en haut », mais « par l’action consciente des masses laborieuses des villes et des campagnes ». Cela nécessite « développement et réélection des conseils locaux d’ouvriers et de soldats afin que le premier geste impulsif et chaotique qui les a fait naître soit remplacé par le processus conscient, la compréhension claire des buts, des tâches et des voies de la révolution ». Luxemburg appelle aussi à la « convocation immédiate d’un congrès mondial des travailleurs, pour souligner fortement et clairement le caractère socialiste et international de la révolution, car l’avenir de la révolution allemande est ancré dans l’Internationale seule, dans la révolution mondiale du prolétariat. »9

Le 14 décembre, Die rote Fahne publie le programme de la Ligue Spartacus, rédigé par Rosa Luxemburg. Ce texte explicite l’objectif de la révolution socialiste, en lui donnant son contenu politique : la démocratie des conseils, et son contenu social : l’abolition du salariat.

Luxemburg affirme donc le but socialiste : « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. Au travail salarié et à la domination de classe doit se substituer le travail en coopération. […] Plus d’exploiteur, plus d’exploité ! » Elle indique ensuite comment atteindre cet objectif : « Dans toutes les révolutions précédentes, ce fut une petite minorité du peuple qui prit la direction de la lutte. […] La révolution socialiste est la première qui ne puisse être victorieuse que dans l’intérêt de la grande majorité, et par l’action de la grande majorité des travailleurs. […] L’essence de la société socialiste consiste en ceci que la grande masse travailleuse cesse d’être une masse dirigée, mais au contraire se met à vivre par elle-même toute la vie politique et économique active, à la diriger par son auto-détermination toujours plus consciente et plus libre. »

Concernant les moyens à employer, elle précise que « la révolution prolétarienne n’implique dans ses buts aucune terreur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n’a pas le besoin de verser le sang, car elle ne s’attaque pas aux êtres humains, mais aux institutions. […] Elle n’est pas la tentative désespérée d’une minorité cherchant à modeler le monde à son idéal par la force ; elle résulte au contraire de l’action des grandes masses ».

Enfin, le programme trace de nombreuses tâches à accomplir, de la mise en place d’une « journée de travail de six heures au maximum », à l’élection « de conseils ouvriers dans toute l’Allemagne, avec la participation de toute la population ouvrière adulte des deux sexes, à la ville et à la campagne, sur la base de l’entreprise », jusqu’au but communiste de l’« élargissement de la révolution allemande en révolution du prolétariat mondial. »10

Ces positions n’empêchent par ailleurs pas les spartakistes de revendiquer des mesures immédiates, qui pourraient être appliquées par le gouvernement : Luxemburg réclame par exemple l’abolition de la peine de mort, dans un article de Die rote Fahne le 18 novembre.

A l’appel du conseil du grand Berlin, le premier congrès des conseils d’ouvriers et de soldats de toute l’Allemagne se tient à Berlin du 16 au 21 décembre. L’événement aurait pu avoir une importance fondamentale, mais ce congrès est d’emblée bridé par le fait que le SPD dispose de la majorité absolue des délégués, ainsi que par la position très modérée des conseils de soldats sur les questions sociales. La veille du congrès, Luxemburg écrit dans Die rote Fahne que « les Conseils ont souvent avancé de façon indécise et timorée, aveuglés par des formules de parti dépassées, leurs vues artificiellement rétrécies par des slogans et des discours fallacieux sur la question de leur rôle dans les événements, et aussi par la violence des événements eux-mêmes. »11

En réalité, lors de ce congrès seuls 179 délégués sur 489 étaient effectivement ouvriers ou employés : il y avait beaucoup de permanents syndicaux ou de partis, surtout du SPD. Cela contribue à expliquer que la perspective adoptée par ce congrès soit le soutien au gouvernement Ebert et l’élection d’une Assemblée constituante, fixée pour le 19 janvier 1919.

La mise en place d’une démocratie des conseils voulue par l’aile gauche de l’USPD, les délégués révolutionnaires et les spartakistes, ne rassemble qu’un peu moins d’un quart des délégués des conseils. C’est Ernst Däumig, des délégués révolutionnaires, qui propose la mise en place d’une république des conseils. Il affirme le 19 décembre que « la démocratie bourgeoise sera inévitablement remplacée par la démocratie prolétarienne qui s’exprime dans le système des Conseils. »12 Sa proposition n’obtient que 91 mandats contre 344. Le lendemain, Die rote Fahne titre avec justesse : « Suicide du congrès des conseils ».

Le 23 décembre, Liebknecht prononce un discours à l’issue d’une manifestation à Berlin, affirmant les objectifs à atteindre selon lui par la révolution en cours : « La concurrence, qui est à la base du régime capitaliste, signifie pour nous socialistes, un fratricide ; nous voulons au contraire une communauté internationale des hommes. […] La société capitaliste n’est rien d’autre que la domination plus ou moins voilée de la violence. Elle tend maintenant à revenir à la légalité de l’« ordre » précèdent, à discréditer et à annuler la révolution que le prolétariat a faite […]. Ainsi ce n’est pas à la violence et à l’effusion de sang que nous appelons le prolétariat, mais à l’action révolutionnaire énergique pour prendre en main la reconstruction du monde. »13

Du 30 décembre au 1er janvier 1919 se tient à Berlin le congrès de fondation du « Parti communiste d’Allemagne (Ligue Spartacus) », ou KPD. Comme son nom complet l’indique, la Ligue Spartacus en est la principale composante ; participent également au nouveau parti les Communistes internationaux d’Allemagne (IKD), constitués quelques semaines plus tôt, où militent notamment Otto Rühle et Paul Frölich.

Le principal débat du congrès concerne la participation à l’élection de l’Assemblée constituante. La direction spartakiste autour de Luxemburg, Levi et Jogichès y est favorable, considérant que la classe travailleuse est encore loin d’être favorable à la révolution socialiste – comme l’a montré le récent congrès des conseils. A l’inverse, la majorité des délégués surestime les possibilités immédiates, pensant que les échéances sont très proches et que les travailleurs sont prêts à prendre le pouvoir ; ils prônent donc le boycott de l’élection. Luxemburg, qui se rend bien compte que la majorité de la classe travailleuse est encore loin de la conscience révolutionnaire, leur répond que « notre tactique est juste, en ce sens qu’elle compte avec un plus long chemin à parcourir. »14 Elle ne s’est pas ralliée à la Constituante comme solution politique : elle reste favorable à la démocratie des conseils, mais elle se rend compte que cet objectif est encore très minoritaire parmi le prolétariat d’Allemagne, il faut donc saisir toutes les tribunes politiques, y compris celle de la campagne électorale nationale pour la Constituante, puis celle de l’Assemblée elle-même, afin de populariser cet objectif15. Le vote donne cependant une nette majorité au boycott.

Concernant l’organisation interne du KPD, le rapporteur Hugo Eberlein explique qu’il « ne faut pas imposer l’uniformité par en haut. Les diverses organisations [locales] doivent jouir d’une pleine autonomie. Elles ne doivent pas être habituées à attendre le mot d’ordre d’en haut ; elles doivent travailler par leur propre initiative. »16 Le but est ici de rompre nettement avec la structuration bureaucratique du SPD, qui avait conduit à une passivité des militants vis-à-vis de la direction, ce qui avait contribué à l’effondrement d’août 1914.

Rosa Luxemburg présente le programme qui était celui de la Ligue Spartacus, qui est adopté par le congrès. Dans son discours, elle souligne que la révolution « a encore un effort formidable à fournir, un long chemin à parcourir pour arriver à la pleine réalisation de ses premiers mots d’ordre. » Luxemburg constate que pour le moment la révolution a été « uniquement une révolution politique ; c’est là qu’il faut chercher l’hésitation, l’insuffisance, la demi-mesure et l’inconscience de cette révolution. C’était le premier stade d’un bouleversement dont les tâches principales sont du domaine économique : renversement des rapports économiques. […] C’est par là qu’elle deviendra une révolution socialiste. Mais cette lutte pour le socialisme ne peut être menée que par les masses directement au corps à corps avec le capitalisme, dans chaque entreprise, c’est-à-dire par chaque prolétaire contre son employeur. »17

Pendant le congrès, une délégation conduite par Karl Liebknecht négocie avec les délégués révolutionnaires afin qu’ils adhèrent au nouveau parti, finalement en vain. A la fin du congrès, il est néanmoins décidé de continuer à agir en vue d’une future adhésion de leur part.

La défaite militaire et le revanchisme créent une atmosphère nationaliste, largement renforcée par les conditions très dures du traité de Versailles, qui avaient été imposées principalement par les gouvernements français et britannique. Même dans les partis ouvriers, certains se crurent fin tacticiens en suivant le sens du courant et en faisant des déclarations patriotardes ; ce faisant, ils renforcèrent leurs ennemis politiques, en mettant au second plan la question sociale. Ils croyaient être habiles en allant dans le sens du vent, prétendant que c’était pour ne pas laisser à la droite et à l’extrême droite les fruits de ce courant de repli national : en réalité ils creusaient leur propre tombe, en renforçant par leurs discours les courants de droite qui les attaqueraient quelques années plus tard.

Le 4 janvier 1919, le préfet de police de Berlin mis en place par la révolution, Emil Eichhorn, est renvoyé – du fait qu’il est membre de l’USPD. Une manifestation organisée le lendemain pour protester, à l’appel de l’USPD et du KPD, est très nombreuse et opposée au gouvernement SPD. Commence alors une insurrection à Berlin pour renverser le gouvernement Ebert et le remplacer par un gouvernement dirigé par l’USPD et d’autres révolutionnaires. Liebknecht se laisse entraîner dans cette aventure, ce que Rosa Luxemburg désapprouve fermement.

Déclenché de façon inopinée, sur un prétexte de départ qui ne semblait vraiment pas essentiel à de nombreux travailleurs, sans l’appui des conseils ouvriers, et qui plus est en restant isolé à Berlin, le soulèvement est logiquement un échec. Les rapports de force ont été très mal évalués par ceux qui ont déclenché cette insurrection, qui ne peut en aucun cas être qualifiée de « spartakiste ».

Si beaucoup de travailleurs berlinois contestaient le gouvernement, une partie voulait qu’il mène une politique plus à gauche, certains souhaitaient un impossible gouvernement de coalition SPD-USPD-KPD, enfin parmi ceux qui voulaient vraiment expulser le SPD du pouvoir bien peu étaient prêts à prendre les armes pour combattre militairement un gouvernement républicain. Pendant ces quelques jours, des réunions se tiennent dans les usines à Berlin qui « se prononcent presque toujours pour l’arrêt immédiat des combats, la fin de la « lutte fratricide«  ; « l’unité«  de tous les courants socialistes est réclamée et acclamée. »18

Les faibles insurgés sont rapidement battus. Les corps francs procèdent alors à une répression sanglante. Ils arrêtent notamment Luxemburg et Liebknecht le 15 janvier, alors que la lutte est déjà finie, puis les assassinent dans la soirée. Dans cette nuit d’hiver berlinoise, la théoricienne marxiste la plus pertinente du XXe siècle mourrait à 47 ans d’une balle dans la tête. Elle fut loin d’être la dernière.

Le 19 janvier, les élections à l’Assemblée constituante suscitent une forte participation. Le boycott et appel à l’abstention du KPD n’a eu quasiment aucun effet, et le parti a été en fait absent du débat politique. Le SPD arrive largement en tête avec 38 % des voix, l’USPD n’obtenant que 8 %. Le SPD va dès lors gouverner en coalition avec deux partis centristes. L’assemblée se réunit à Weimar afin d’éviter Berlin où les révolutionnaires sont forts ; elle y adopte la constitution de la république, d’où le nom de République de Weimar.

Dans certaines villes, de nouvelles élections aux conseils ouvriers ont malgré tout lieu. C’est le cas par exemple à Berlin, qui reste un bastion des socialistes radicaux. En février 1919, l’élection au conseil exécutif de Berlin donne les résultats suivants : USPD 40 %, SPD 35 %, KPD 13 % et Parti démocrate 12 %. En avril, il y a un déplacement vers la gauche, qui n’est cependant pas massif : USPD 48 %, SPD 25 %, KPD 16 % et Parti démocrate 11 %. Mais ces tendances ne sont pas représentatives de l’ensemble de la situation en Allemagne.

En mars 1919, des grèves importantes culminent, notamment des mineurs qui veulent s’approprier les mines. Une grève générale se déclenche à Berlin. Le KPD appelle à élire ou réélire les conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Mais le mouvement est à contretemps, il s’arrête dans l’Allemagne centrale alors qu’il débute à Berlin. C’est donc l’échec. La répression est nettement plus meurtrière qu’en janvier, l’armée faisant intervenir dans Berlin l’artillerie et les blindés. Léo Jogichès, devenu le principal dirigeant du KPD, est arrêté et assassiné le 10 mars. Le mouvement était nettement plus puissant que deux mois plus tôt ; mais les forces qui avaient été perdues en janvier ont fait défaut en mars.

4) La révolution sans les travailleurs ?

Le 7 avril 1919, une « République des conseils » fut proclamée à Munich. Bien que ses initiateurs aient fait preuve d’une bonne volonté révolutionnaire indiscutable, cette initiative artificielle et isolée n’eut qu’un faible soutien à la base, ce qui fait que l’appellation « République des conseils » est largement usurpée. La direction des opérations était dans les mains d’un groupe coopté, ce qui se traduisit par un fiasco. La tentative est restée isolée non seulement en Allemagne, mais même en Bavière. L’un des participants, Paul Frölich du KPD, a expliqué que des décrets étaient affichés dans les rues, mais sans effet : « Le gouvernement n’avait aucun pouvoir. »19 Trois semaines plus tard, la tentative est balayée. La répression est sanglante, plusieurs centaines de révolutionnaires sont tués, ce qui provoquera la marginalisation des révolutionnaires à Munich qui va dès lors devenir un bastion des réactionnaires.

La violence des multiples répressions creusait encore davantage le fossé qui traversait le mouvement ouvrier, après les années de guerre mondiale.

Le 13 mars 1920 éclate un putsch militaire, dit putsch de Kapp, du nom du politicien conservateur et antisémite qui en prit la tête. La peur et la haine du changement social nourrissaient des velléités réactionnaires chez une partie des classes dominantes, qui entretenaient une nostalgie d’un Empire mythifié. Beaucoup de militaires et de paramilitaires détestaient la république et tous les socialistes. C’est la conjonction de ces courants qui entraîne le passage à l’acte. En moins d’une journée, les putschistes contrôlent Berlin.

Une puissante grève générale se déclenche alors pour mettre en échec ce putsch, à l’appel des syndicats et des partis ouvriers. La majorité des travailleurs, qui avait fait défaut à toutes les tentatives révolutionnaires depuis janvier 1919, est cette fois mobilisée massivement dans toute l’Allemagne. La grève « paralysa immédiatement et totalement le gouvernement des putschistes. […] Les administrations étaient paralysées car tous les petits employés étaient en grève, privant leurs supérieurs de tout moyen d’action. »20

Malheureusement, une partie de l’extrême gauche préconise d’abord l’inaction, au nom d’un pseudo-radicalisme qui conduit à refuser de défendre la « république bourgeoise » contre un coup de force d’extrême droite. En l’absence de Paul Levi qui est alors emprisonné, le KPD annonce dans un premier temps qu’il ne « bougera pas un doigt pour la république »21. Même si le parti se joint ensuite au mouvement, qui rassemble des millions de grévistes, ce type de prises de position complètement erronées va affaiblir la partie du mouvement qui tente de passer de la mise en échec du putsch, à une reprise de la révolution. Ce courant est puissant dans certaines zones, notamment dans une partie de la Ruhr qui est dirigée par des révolutionnaires pendant la deuxième quinzaine de mars. Demeurant trop isolée dans le pays, cette tentative est de nouveau vaincue. Une terrible répression militaire fait plus d’un millier de morts.

Finalement la dictature conservatrice est évitée ; la république parlementaire est rétablie, mais sans que les travailleurs qui l’ont sauvée ne récoltent les fruits de leur action. Afin que tout rentre dans l’ordre, le gouvernement fait bien quelques promesses de changement aux syndicalistes qui avaient déclenché le mouvement, mais il ne les tiendra pas. Ebert se maintient donc au pouvoir par le mensonge et la violence contre ceux qui l’ont sauvé.

Par la suite, des tentatives insurrectionnelles décidées depuis Moscou seront tentées en mars 1921 puis en octobre 1923, méthode autoritaire qui débouchera logiquement sur des défaites cuisantes et le gaspillage des énergies qui existaient encore chez certains travailleurs. C’en était fini pour longtemps des possibilités révolutionnaires en Allemagne. La voie était ouverte à la contre-révolution, au repli nationaliste, et au bout du compte à la barbarie.

Sur le plan politique, le KPD ne réunissait pas tous les révolutionnaires lors de sa fondation. Cette situation de division s’aggrave en octobre 1919 avec l’exclusion des anti-parlementaristes, qui forment en avril 1920 le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD). Lors de son congrès d’août 1920, il est évident que des divergences essentielles existent en son sein. Le courant internationaliste, nettement majoritaire, l’emporte et exclut les militants aux dérives chauvines. Un militant de la majorité rappelle que « la lutte du prolétariat n’est pas qu’internationale, elle est aussi vraiment antinationale. »22 Le KAPD regroupe alors entre 30.000 et 40.000 adhérents.

Pendant les années 1919 et 1920, c’est l’USPD qui se renforce le plus auprès des travailleurs, atteignant près d’un million d’adhérents. Le parti obtient 18 % des voix lors des législatives de juin 1920. Malgré cette progression, sa ligne politique floue entre réformisme et révolution aboutit quelques mois plus tard à sa scission. Le KPD fusionne alors, début décembre 1920, avec l’aile gauche de l’USPD, où l’on retrouve des délégués révolutionnaires comme Richard Müller et Ernst Däumig, et un théoricien comme Karl Korsch. Cela permet à ce KPD « unifié » de devenir un parti de masse (plus de 400.000 adhérents). Sa direction est partagée par Paul Levi et Ernst Däumig.

Mais les méthodes de la direction de l’Internationale communiste firent vite leurs dégâts : Levi, indépendant et critique des ordres de Moscou, est écarté en février 1921. Ensuite, le désastre que fut « l’action de mars » 1921 entraîna une chute des adhérents du KPD, qui fut encore aggravée par l’exclusion de Paul Levi en avril 1921 pour le simple fait d’avoir critiqué publiquement dans une brochure la politique « putschiste » qui venait d’être appliquée.

Levi crée alors un groupe communiste oppositionnel, le Kommunistische Arbeitsgemeinschaft (KAG), avec des militants comme Däumig, Richard Müller et Mathilde Jacob. Rejeté par l’Internationale communiste et ne voulant pas ajouter de la division en créant formellement un nouveau parti ouvrier, le KAG rejoignit en avril 1922 l’USPD, qui lui-même fusionna peu après avec le SPD.

A partir de la révolution de novembre 1918, des millions de travailleurs rejoignirent les syndicats libres, liés à la social-démocratie, qui étaient déjà des organisations de masse. D’autres structures existent cependant, mais regroupant beaucoup moins d’adhérents : des « unions », voulant dépasser la division entre parti et syndicat, se forment avec l’objectif d’une activité politique « unitaire » sur les lieux de travail. Est ainsi constituée en février 1920 l’Union générale des travailleurs (Allgemeine Arbeiter-Union, AAU), qui regroupe environ 200.000 adhérents. L’AAU scissionne en 1921, avec la création d’une AAU-Einheitsorganisation (AAU-E), ce qui contribue au recul de ce mouvement : les deux organisations regroupent moins de 80.000 adhérents au total en 1922. Il existe par ailleurs une structure anarcho-syndicaliste, la FAUD (Freie Arbeiter-Union Deutschlands), qui atteint jusqu’à 150.000 adhérents. Ces structures et leurs militants jouent évidemment un rôle dans les luttes de classes de la période en Allemagne, sans toutefois pouvoir être déterminants au niveau national.

Concernant la politique internationale, la façon dont les bolcheviks exercent le pouvoir en Russie pose problème à nombre des militants les plus radicaux. Lors du congrès de septembre 1921 du KAPD, Arthur Goldstein livre une analyse lucide de la situation en Russie : « Les anciens conseils ouvriers ou conseils d’entreprise ont été dépouillés de leur fonction. On a placé des spécialistes ou des membres du Parti à la tête des usines. » Exerçant son esprit critique en communiste, il ajoute que l’insurrection de Cronstadt, écrasée quelques mois plus tôt par l’armée dite rouge, est « un symptôme de la contradiction entre le prolétariat et le gouvernement soviétique. »23 Mais avec le reflux des luttes et la disparition de fait des conseils ouvriers, puis l’action de mars 1921, le KAPD se vide progressivement de ses militants. Une bonne part milite dès lors dans les structures syndicales ou « unitaires », d’autres retournent au KPD, certains rejoignent la petite aile gauche marxiste révolutionnaire du SPD aux côtés de Paul Levi24, et une partie cesse de militer.

La stalinisation acheva de tuer politiquement le KPD, désormais vidé de toute démocratie interne et devenu une simple courroie de transmission. Les courants révolutionnaires existèrent dès lors en dehors du KPD.

5) Comment expliquer les faiblesses de la révolution allemande ?

Si le cours de la guerre a favorisé le déclenchement de la révolution, du fait que l’Empire allemand a perdu le conflit, par contre la révolution a été largement entravée par le nationalisme exacerbé par la guerre. En décembre 1918, Ernst Däumig remarquait que « les dégâts moraux causés par la guerre se font encore sentir partout. On ne peut pas nier qu’il s’agit là d’un problème répandu dans les rangs des travailleurs. »25 L’Union sacrée qui a submergé la société allemande en août 1914 a renforcé les courants conservateurs, qui du coup en novembre 1918 et après sont restés puissants dans la société. La guerre a aussi renforcé le pouvoir et le prestige des officiers supérieurs de l’armée, Ebert ayant fait le choix de nier publiquement leur défaite militaire. Tout cela explique par exemple que le maréchal Hindenburg sera élu deux fois président de la République de Weimar.

Ce qui a été un handicap pour la révolution, c’est à la fois la guerre en tant que telle, mais aussi voire surtout le succès de l’Union sacrée, donc le ralliement à l’État de ceux qui lui étaient opposés, y compris le ralliement de la majorité des socialistes et des syndicats. Il est certain que le SPD a lourdement handicapé la future révolution en se ralliant au conflit en août 1914 ; mais il faut bien voir aussi que la majorité des travailleurs a approuvé cette position – ce qui n’excuse pas du reste le SPD, qui aurait dû aller à contre-courant. Les militants qui l’ont fait, notamment les spartakistes, ont vu leur action largement entravée et amoindrie par la forte répression qui dura pendant toute la guerre. Même peu nombreux, ils luttèrent dans le sens de l’internationalisme et de l’indépendance de classe.

En 1919, certains révolutionnaires s’illusionnant sur l’état d’esprit de la majorité des travailleurs, ou cherchant un « raccourci » en l’absence d’une conscience révolutionnaire largement présente chez les masses, ont choisi la voie des coups de force minoritaires. Cette façon de faire a affaibli considérablement les forces des travailleurs les plus avancés : les insurrections successives les ont démoralisé, et même décimé. Confondre la révolution sociale avec une action militaire ne pouvait que conduire à l’échec et à la marginalisation.

Le potentiel révolutionnaire a évidemment été largement amoindri par les nombreux assassinats de militants et de travailleurs mobilisés, notamment Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ou encore Kurt Eisner, et bien d’autres.

Le poids des particularités régionales a aussi été un frein à un développement des forces révolutionnaires et à la liaison entre les travailleurs des différentes zones de l’Allemagne. Ces tendances localistes ont même parfois été soutenues par des révolutionnaires, qui contribuaient donc à leur propre faiblesse. Dans le même ordre d’idée, le fait que le SPD soit passé en pratique au nationalisme a longtemps contribué à reléguer la question sociale au second plan.

Des illusions avaient cours, beaucoup ont cru qu’il suffisait que la direction de l’État change de mains pour qu’il n’y ait plus de problèmes. De son côté, la classe capitaliste, fortement développée et bien organisée en Allemagne, a su faire d’importantes concessions – pour les reprendre progressivement plus tard. Ces concessions ont fait croire à de nombreux travailleurs que la révolution était victorieuse. L’empereur était en exil, le pays était désormais dirigé par des sociaux-démocrates venus du prolétariat, comme Ebert et Scheidemann, même s’ils étaient devenus des permanents de la politique depuis longtemps. Les revendications du « programme minimum », pour lesquelles ils avaient lutté pendant des années, étaient désormais obtenues. Pourtant, ces acquis étaient bien fragiles, comme on l’a vu tragiquement par la suite.

Enfin, la lutte de classe du prolétariat se déroulant fondamentalement sur le plan mondial, la situation dans les autres pays au même moment est un facteur essentiel qui ne doit pas être oublié pour comprendre l’échec en Allemagne. La révolution en Autriche-Hongrie, qui éclate en même temps, s’accompagne de la dislocation de ce territoire, ce qui fait passer la question nationale au premier plan, reléguant donc les questions économiques et sociales. Ce facteur de division et de diversion est l’un des éléments qui expliquent les faiblesses des processus révolutionnaires en Autriche et en Hongrie, qui sont rapidement étouffés ou réprimés. Si des vagues de grèves massives se déclenchent dans plusieurs pays, les gouvernements qui ont gagné la guerre – notamment en France et en Grande-Bretagne – parviennent à l’emporter. En Italie, les travailleurs échouent et sont battus par le fascisme qui instaure une dictature dès le début des années 1920. En Russie, les méthodes autoritaires des bolcheviks, qui exercent selon Rosa Luxemburg « une dictature au sens bourgeois »26, leur recours à la répression y compris contre les autres courants révolutionnaires, font que « l’exemple russe » n’est rapidement plus qu’une illusion, répétée par une partie des militants mais qui devient de plus en plus éloignée de la réalité. Dès 1920-1921, la vague révolutionnaire est en fait en échec partout dans le monde.

L’échec de la révolution allemande a eu des conséquences terribles, pour une très longue durée et pour le monde entier. Espérons que l’on ne reproduise pas les mêmes erreurs dans une éventuelle révolution de l’avenir, qui serait une révolution sociale mondiale et auto-organisée, abolissant l’exploitation et l’aliénation.

Bibliographie :

Alle Macht den Räten !, « Tout le pouvoir aux Conseils ! », récits, exhortations et réflexions des acteurs des révolutions d’Allemagne,1918-21 (Les nuits rouges, 2014).

Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923 (éditions de Minuit, 1971).

Critique Sociale, Karl Liebknecht, la flamme de la révolution (2014).

Critique Sociale, Paul Frölich, parcours militant du biographe de Rosa Luxemburg (2011).

Critique Sociale, Les Rapports de force électoraux dans la République de Weimar (2013).

Critique Sociale, Rosa Luxemburg (2011 ; 2e édition revue et augmentée 2014).

Critique Sociale, Rosa Luxemburg et la grève de masse (2014).

Paul Frölich, Rosa Luxemburg, sa vie et son œuvre (L’harmattan, 1991).

Paul Frölich, Rudolf Lindau, Albert Schreiner et Jakob Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne, 1918-1920, de la fondation du Parti communiste au putsch de Kapp (Science marxiste, 2013).

Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie (Agone, 2018).

Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV (Smolny-Agone, 2014).

Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques (Spartacus, 2016).

Rosa Luxemburg, Contre la guerre par la révolution, lettres de Spartacus et tracts (Spartacus, 1973).

Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure, des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains, 1918-1934 (L’échappée, 2013).

André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919 (Spartacus, 1977).

Claudie Weill, Les Conseils en Allemagne 1918-1919 (revue Le Mouvement social, juillet 1990).

1# Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie, Agone, 2018, p. 258.

2# Rosa Luxemburg, « La reconstruction de l’Internationale », dans Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV, Smolny-Agone, 2014, p. 34 et 36.

3# Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale, op. cit., p. 76 et 184.

4# Spartacusbriefe, 20 septembre 1916, dans Rosa Luxemburg, Contre la guerre par la révolution, lettres de Spartacus et tracts, Spartacus, 1973, p. 31.

5# Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, éditions de Minuit, 1971, p. 117.

6# Brochure La Révolution allemande, 1918-1919, La Bataille socialiste, 2014, p. 3-4.

7# Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Le Seuil, 1978, p. 163-164.

8# Rosa Luxemburg, « La théorie et la pratique », 1910, dans Socialisme : la voie occidentale, PUF, 1983, p. 221-222.

9# « Der Anfang », dans Paul Frölich, Rosa Luxemburg, Maspero, 1965, p. 326-327.

10# Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, Spartacus, 2016, p. 221-231 (traduction revue).

11# Rosa Luxemburg, « Les derniers retranchements », 15 décembre 1918, dans Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 188-189.

12# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 86.

13# Critique Sociale, Karl Liebknecht, la flamme de la révolution, 2014, p. 21-22.

14# André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, 1977, p. 48.

15# Elle écrit dans Die rote Fahne le 23 décembre : « Nous utiliserons les élections de l’Assemblée nationale pour la lutte contre l’Assemblée nationale » (« Die Wahlen zur Nationalversammlung », article non-traduit en français).

16# Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, op. cit, p. 58.

17# « Discours sur le programme », dans Le But final, op. cit., p. 244 et 249. D’autres extraits de ce discours sous le titre « Le socialisme ne viendra pas d’un gouvernement », dans Critique Sociale n° 34, février-mars 2015.

18# Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, op. cit, p. 247.

19# Paul Frölich, Autobiographie 1890-1921, Science marxiste, 2012, p. 156.

20# Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie, op. cit., p. 247.

21# David Fernbach, In the steps of Rosa Luxemburg : selected writings of Paul Levi, Brill, 2011, p. 12. Levi est d’emblée partisan de participer pleinement à la lutte contre le putsch de Kapp, et de mettre en avant le mot d’ordre de « République des conseils ».

22# Philippe Bourrinet, Internationalisme contre « national-bolchevisme ». Le deuxième congrès du KAPD (1er-4 août 1920), 2014, p. 106.

23# Sténogramme du congrès public extraordinaire du KAPD, tenu à Berlin du 11 au 14 septembre 1921, Moto proprio, 2017, p. 57-58. Goldstein précise : « Si nous nous opposons aujourd’hui à la politique du gouvernement soviétique, nous le faisons précisément dans l’intérêt de classe du prolétariat russe. » (p. 61).

24# C’est notamment le cas de dirigeants du KAPD comme Arthur Goldstein et Karl Schröder.

25# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 96.

26# Rosa Luxemburg, La Révolution russe [1918], dans Le But final, op. cit., p. 215.

Mai 68 : Vers un conseil ouvrier du Grand Paris ?

Nous publions ci-dessous quelques extraits du témoignage de François Cerutti sur le mouvement de mai 68 à Paris, publié sous le titre D’Alger à Mai 68, mes années de révolution (éditions Spartacus, 2018, pp. 111-118 – extraits publiés avec l’accord de l’éditeur).

L’auteur participe à partir du 13 mai 1968 au Comité d’Action Travailleurs-Étudiants (CATE) du quartier de Censier, installé dans l’université du même nom. Il prend part à une première réunion avec une douzaine de personnes, dans la salle 323 de la fac, qui décide de diffuser le lendemain un tract appelant à « la lutte commune » :

« Notre intention est de le distribuer le plus possible en direction des entreprises. Dans un premier temps, nous nous dirigeons vers les bouches de métro, les gares et les grands magasins. L’accueil que nous recevons est très chaleureux. Le soir même, en salle 323, de nouvelles personnes nous rejoignent, en particulier des employés de divers grands magasins. En raison de la détermination affichée par les nouveaux arrivants qui pour beaucoup travaillent à l’intérieur de Paris, des discussions s’engagent pour la rédaction d’un nouveau tract qui se veut plus offensif. »

Le tract en question s’achève sur la conclusion suivante : « Pour abattre ce système qui nous opprime tous, il faut que nous luttions ensemble. Des Comités d’Action Travailleurs-Étudiants ont été créés dans ce but. Ensemble nous luttons, ensemble nous vaincrons. »

« D’autres tracts sont ensuite rédigés. […] Il y a des appels à la création de Comités d’action (CA) sur les lieux de travail afin d’entreprendre et de développer l’occupation des entreprises. Des ouvriers beaucoup plus radicaux déclarent qu’ils ne se battent plus pour une simple augmentation de salaire mais pour la suppression du capitalisme !

Dans la soirée du 15 mai, la première Assemblée générale du CATE réunit quarante personnes. […] Les diffuseurs de tracts ont établi des contacts avec des ouvriers de Renault, de l’imprimerie Lang, Air Inter, Citroën, Thomson-Houston, Rhône-Poulenc et de plusieurs des grands magasins (Samaritaine, Printemps, BHV qui publient plus tard un journal ronéotypé, La Base) à l’intérieur de Paris. On a aussi des contacts avec les syndicats des Acteurs et celui des Techniciens du cinéma. Par ailleurs, plusieurs Comités Travailleurs-Étudiants de quartier se sont créés à notre initiative.

Les diffuseurs se dirigent de plus en plus vers les grandes entreprises où, dès le matin, les distributions commencent avec prises de paroles improvisées. Selon les circonstances c’est le mur syndical cégétiste, avec gros bras et intimidations, ou bien des prises de contacts avec des comités déjà en place ou en formation. Un matin, c’est debout sur un bidon du fuel qu’un des nôtres, rencontré récemment et en apparence fort timide, harangue les ouvriers de chez Renault à Billancourt.

Mais cette usine restera une forteresse imprenable alors que des contacts s’établissent chez Citroën où des ouvriers perçoivent la nécessité d’établir des relations avec des comités d’autres usines. La particularité de cette usine est que sur 40 000 ouvriers, 25 000 sont étrangers, représentants 30 nationalités. La direction a mis en place un syndicat maison contrôlé par des ouvriers français racistes et les travailleurs immigrés ont de réelles difficultés pour se défendre ou mener une quelconque action. En revanche, des camarades donnant des cours d’alphabétisation le soir ont établi des relations avec eux et c’est ainsi que plusieurs ouvriers de Citroën, dont des immigrés, arrivent à Censier. Une action de diffusion chez Citroën est prévue pour le 18 au matin. C’est dans une ambiance nouvelle que cela se passe. En effet, ce matin-là, ce sont 300 000 travailleurs qui chez Renault, Berliet, Rhodiacéta, Hispano-Suiza, Nord-Aviation se lancent dans la grève. La centrale cégétiste a compris qu’un puissant mouvement est en marche et elle cherche à prendre la direction de la lutte ; c’est pourquoi elle appelle à la grève chez Citroën, elle est même prête à faire élire des comités de grève placés sous le contrôle des travailleurs (c’est-à-dire de leur syndicat !). Le seul bémol, c’est qu’à Citroën les tracts de la CGT s’adressent peu aux travailleurs immigrés.

Aussi, dès son retour, l’équipe de Citroën décide la réalisation de deux tracts : l’un en français, qui ne s’oppose pas à la CGT, à l’adresse de tous les travailleurs et un autre en direction des immigrés. C’est grâce au concours du CA regroupant plusieurs nationalités que ce nouveau tract est écrit en quatre langues (espagnol, portugais, arabe, serbo-croate). Un contenu plus radical apparaît désormais, dans un appel à imposer l’égalité des droits politiques et syndicaux entre travailleurs étrangers et travailleurs français, un tout premier pas pour abattre le capitalisme et établir une société sans classes.


En quelques jours nous nous retrouvons plusieurs centaines ! Nos origines sont des plus diverses. On voit apparaître des « anars » qui depuis longtemps établissent entre eux des liens pour d’éventuelles interventions, des syndicalistes en rupture de ban, quelques Cfdédistes, la CFDT étant le syndicat le plus ouvert à des pratiques de démocratie à la base, mais surtout beaucoup de gens, en particulier des jeunes, et des ouvriers pratiquant le nomadisme d’une entreprise à l’autre, qui ne se rattachent pas à des traditions de pensée ou de luttes ouvrières. C’est la nécessité immédiate qui les fait se réunir. Les conditions générales d’existence de la société d’exploitation vacillent sur ses bases et donnent naissance malgré elle à son propre mouvement de contestation. […]

Sans que l’on s’en rende compte et de manière spontanée, une véritable organisation s’est mise en place autour du service ronéos, dactylographie, standard téléphonique, cuisine. […]

L’intensification des relations dans de multiples domaines, tout particulièrement avec les différents collectifs d’entreprises, nous oblige à gérer une coordination. Un collectif se constitue, des tâches spécifiques apparaissent afin de rendre plus efficace la « logistique » qui se développe. Selon leurs capacités les membres de ce collectif prennent des responsabilités. […]

Les assemblées générales, quotidiennes, ont pour objectif d’affaiblir l’influence de ceux qui empêchent le développement de la grève générale. Cette coordination tente de faire en sorte que le débat donne à chacun la liberté de s’exprimer et que tout cela se traduise par des décisions pratiques. Les actions en direction des entreprises se traduisent souvent par la rédaction d’un nouveau tract permettant la structuration de nouveaux contacts. Une petite commission reprend les idées forces de l’assemblée générale, elle se réunit à part, puis revient proposer un texte. Les textes sont alors approuvés à main levée. Ou alors, les oppositions se traduisent par un chahut suffisamment explicite pour que les discussions reprennent. Cette intelligence collective naissante s’exprime sous la forme d’une démocratie directe où l’autorité qui a en charge de lancer une action doit la justifier en permanence devant l’assemblée générale. C’est ce qui en fait la force vivante. »

Un livre sur l’auto-organisation dans l’histoire des luttes

Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’échappée, 2018, 317 pages.

C’est un livre rafraîchissant que nous propose Charles Reeve1. En suivant le « fil historique » des courants d’auto-émancipation dans les luttes sociales, de la révolution française à nos jours, on croise notamment la Commune de 1871, la révolution allemande et les conseils ouvriers, la révolution espagnole, mai 68, ou encore la révolution portugaise de 1974-1975 – l’auteur ayant lui-même pris part à ces deux derniers mouvements.

L’originalité de ce vaste parcours historique synthétisé en 300 pages, c’est qu’il est résolument pensé à contre-courant des différents mythes, en rappelant les contradictions au sein même des mouvements.

Il s’agit d’abord de repérer l’apparition de « la démocratie directe des exploités », dans des pratiques de lutte et surtout au sein d’épisodes révolutionnaires. L’un des temps forts du livre est évidemment l’émergence des conseils ouvriers au début du XXe siècle, notamment en Russie (soviets) puis en Allemagne. Par cette forme spontanée d’auto-organisation, les travailleurs peuvent développer et affirmer leurs propres capacités à agir, à débattre et à décider collectivement. Bien que les conseils n’aient pas réussi à s’imposer face à des partis autoritaires et bureaucratiques, il n’en reste pas moins que « le mouvement des conseils était une dynamique sociale de rupture » (p. 108). Selon Reeve, les conseils ne doivent pas être « fétichisés », on ne peut pas savoir à l’avance s’ils seraient la forme adéquate pour les luttes de l’avenir, mais ils restent un exemple à connaître et dont on peut s’inspirer.

En effet, les formes des structures de luttes se doivent d’être liées aux objectifs sociaux du mouvement : ainsi, l’auteur écrit que « la démocratie directe n’a de véritable contenu que si elle est accompagnée d’une lutte pour l’égalité économique » (p. 121). En l’absence de buts concrets, des assemblées de libre parole ne peuvent que rester des coquilles vides, voire des lieux ouverts aux dérives confusionnistes. L’objectif de lutte sociale de tous les exploités dans le monde contre la société divisée en classes, contre le mode de production capitaliste, ne peut donc pas être mis de côté.

Inversement, ceux qui se revendiquent de l’anticapitalisme ne peuvent sans contradiction rester prisonniers de conceptions autoritaires. Charles Reeve rappelle d’ailleurs les ressemblances entre les pratiques des bolcheviks et celles des réformistes sociaux-démocrates : « Chez les uns comme chez les autres, on suivait les chefs, on obéissait à la ligne des partis, on s’alignait sur des visions étatiques du socialisme » (p. 127). Ces conceptions ont montré leur faillite. A propos de la révolution en Espagne, Reeve cite le marxiste anti-stalinien Henry Pachter2 écrivant : « le moyen force la main de celui qui l’utilise » (p. 163). C’est en effet la clé qui permet de comprendre tant de dévoiements de mouvements révolutionnaires, quand – au nom de l’efficacité – des dirigeants et des militants emploient des moyens autoritaires et violents, partant dès lors dans une autre direction que celle de l’auto-émancipation.

Tant qu’il y aura des classes sociales, elles seront en lutte. Mais ce livre rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de voir contre quelle société on se bat, mais aussi de réfléchir et de débattre de quelle société on veut. Comment construire une autre organisation de la société, sans division en classes sociales ? Comment assurer l’existence de tous sans retomber dans l’aliénation, dans l’oppression, dans la dépossession des décisions au profit d’une minorité ? On ne part évidemment pas de zéro, et il est indispensable de connaître réellement les expériences passées, dans ce qu’elles avaient de positif comme de négatif, les débats qui ont eu lieu et comment ils ont été tranchés, etc. Pour être fructueuse, cette réflexion doit être menée tout en participant aux luttes d’aujourd’hui.

De ce point de vue, Charles Reeve revient sur des courants actuels, notamment la tendance insurrectionnaliste (« Comité invisible », « Lundi matin », etc.) « qui s’enferme dans l’impasse des affrontements avec des forces répressives de plus en plus sophistiquées » (p. 255). A l’inverse, il rappelle que mai 68 fut avant tout « une puissante grève générale associée à un profond désir social de changement de l’ordre du monde » (p. 193). En perdant de vue cette indispensable dimension massive, avec des millions de personnes qui prennent part à un mouvement, à des Assemblées Générales, ces courants s’éloignent malgré eux de toute perspective d’auto-émancipation.

Rosa Luxemburg, à propos des grèves de masse, montrait bien que pour l’emporter la lutte doit « devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat »3. De même, Reeve écrit que « l’idée d’une société sans exploitation apparaît comme vidée de sens hors de l’action émancipatrice des exploités eux-mêmes » (p. 270). Cela implique donc de se débarrasser des mythes sur les petites minorités qui aspirent à diriger les luttes à la place des classes travailleuses. Comme le montre Charles Reeve en conclusion, « la lucidité est un élément de radicalité alors que tactiques et stratégies activistes ne sont que des machines à produire de l’optimisme momentané qui brouille l’horizon et engendre la désillusion de demain » (p. 272-273).

Le Socialisme sauvage est donc un livre qui invite à l’exercice de l’esprit critique, à la réflexion, au débat, à la remise en cause des dogmes. C’est particulièrement utile alors qu’on observe une tendance au « déclinisme », qui existe même chez une partie de ceux qui se disent révolutionnaires, et qui se base notamment sur une glorification d’événements ou de courants passés qui ne sont connus que dans leurs légendes falsificatrices. Comme l’écrivait Karl Marx, la révolution sociale de l’avenir doit, pour pouvoir commencer, « s’être dépouillée de toute superstition à l’égard du passé. »

1 Nous avons publié un « Entretien avec Charles Reeve » (Critique Sociale n° 22, septembre 2012). L’auteur a également coécrit la postface de « La Révolution fut une belle aventure », de Paul Mattick (voir Critique Sociale n° 29, janvier 2014).

2 Son nom est orthographié Henri Paechter dans la traduction en français du livre en question : Espagne 1936-1937, la guerre dévore la révolution, éditions Spartacus, 1986.

3 Cité dans « Rosa Luxemburg et la grève de masse », brochure de Critique Sociale, 2014.

Le mouvement ouvrier anti-alcool : une lutte contre l’aliénation

– Tribune –

La consommation de boisson alcoolisée est un fléau social, et en tant que tel elle a été historiquement combattue par le mouvement ouvrier. Actuellement, la consommation d’alcool fait plus de 3 millions de morts chaque année dans le monde1. Cela représente 50 millions de morts sur les quinze dernières années. C’est plus largement, dans la société, la banalisation et la valorisation sociale de la consommation d’alcool qui posent problème.

Revenons brièvement sur quelques étapes de l’histoire de l’action du mouvement ouvrier contre l’alcool2. Dès 1898, le congrès de la CGT – alors révolutionnaire – adopte une position ferme et radicale face au problème : « L’alcoolisme se développe parallèlement à l’intensité du régime capitaliste. […] Comme le mal donne naissance au mal, l’alcoolisme découle tout naturellement de l’état dans lequel sont maintenus tant d’éléments de la classe ouvrière, et il perpétue l’existence, il renouvelle et entretient la puissance du capitalisme. […] Il faut au mouvement ouvrier des consciences, des cerveaux et des cœurs : l’alcoolisme, qui les détruit, est donc notre mortel ennemi. […] Il importe que les travailleurs conscients, que les militants deviennent d’acharnés ennemis des boissons fortes. Il importe que chacun de nous se fasse un propagandiste de tempérance. […] L’alcoolisme est un danger social. Il menace la société dans son ensemble. […] L’alcoolisme est le plus sûr agent de la bourgeoisie capitaliste en ce qu’il atrophie la conscience et réduit la force de résistance du prolétariat. » Par ailleurs, quelques militants dont Emile Pouget et Fernand Pelloutier présentent une déclaration selon laquelle il n’y a « d’autre remède efficace que l’émancipation intégrale », et qui recommande pour les militants « de prêcher d’exemple en s’abstenant de boissons alcoolisées »3.

Un Comité antialcoolique ouvrier est formé en janvier 1906, essentiellement par des socialistes et des syndicalistes. Ce comité publie en brochure un discours contre l’alcool du socialiste belge Emile Vandervelde, et appuie les propositions d’interdiction de l’absinthe4. Avant même qu’elle soit finalement interdite, des coopératives ouvrières comme la Bellevilloise avaient déjà proscrit l’absinthe.

En 1909, des militants semble-t-il issus à la fois de milieux socialistes, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes, créent l’Association des travailleurs antialcooliques, puis en 1911 la Fédération ouvrière antialcoolique (FOA) dont le but est de « réveiller la masse et lui montrer les dangers de l’alcoolisme. »5 La FOA, d’abord dirigée par le syndicaliste Eugène Quillent, publie le mensuel Le Réveil puis Le Réveil du peuple. Son numéro de juin 1914 donne les adresses de 34 sections, 6 à Paris et 28 en province, ce qui montre qu’il s’agit d’une réelle structure qui n’a pas une existence négligeable. L’action de la FOA est relayée par les Bourses du Travail, son argumentation montrant que l’anti-alcoolisme va dans le sens de l’intérêt des travailleurs. En 1914, à la veille de la guerre, la FOA aurait même compté jusqu’à 16.000 adhérents. L’un des militants de la FOA, le syndicaliste révolutionnaire Gustave Cauvin, se saisit du nouvel outil qu’était alors le cinéma afin de toucher un plus large public, en faisant des tournées de conférences avec projections de films montrant les ravages de l’alcool.

Le Parti socialiste, dont le nom est à l’époque Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et dont l’orientation officielle est révolutionnaire, publie en 1911 une brochure de 32 pages : Contre l’alcoolisme, un programme socialiste. Le constat de départ est que « les progrès de l’alcoolisme sont un danger, un danger surtout pour l’émancipation ouvrière ; dès lors, c’est un devoir strictement socialiste de lutter contre l’alcool. » Le texte montre en citant des études scientifiques et statistiques que « l’alcool est un poison ». Plus spécifiquement, « l’alcool endort l’énergie ouvrière. Certes l’alcool ne crée pas le paupérisme, mais il aggrave l’état de misère de ceux dont l’organisation sociale fait des misérables et il les enchaîne à leur sort. » Passant en revue les mesures prises à l’étranger contre l’alcoolisme, la brochure estime « sans effet » la prohibition d’État. Les solutions proposées sont tout autres : d’abord la participation aux coopératives et aux syndicats, en considérant que « les victoires syndicales sont des défaites pour l’alcool », notamment par la réduction du temps de travail. Ensuite, il est proposé que « la vente des boissons soit organisée en régie municipale », puis que « le monopole de la production » soit assuré par la collectivité dans un but de santé publique6.

A cette période, les réunions socialistes se déroulent souvent dans des cafés, lieux de socialisation ouvrière. Les établissements sont parfois tenus par des militants, voire gérés sous forme de coopérative ouvrière, mais le mouvement ouvrier ne parvient pas à créer durablement des lieux de socialisation explicitement libérés de l’alcool (même si des cafés et restaurants coopératifs ne servant pas d’alcool existent au début des années 1900). Du moins son abus est-il dénoncé.

La guerre mondiale met à mal l’ensemble du mouvement ouvrier, et désorganise la FOA. Surtout, la guerre renforce l’usage de l’alcool : au front, il est utilisé comme instrument d’abrutissement des soldats, à la fois pour les faire se battre et pour démotiver ceux qui auraient des velléités de révolte. En 1920, la Fédération ouvrière antialcoolique se transforme en « Coopérative pour l’exploitation des établissements de tempérance », sous la direction de Louis Buis7.

L’Internationale socialiste, ou Deuxième Internationale, avait prévu d’aborder en détail le sujet de la lutte contre l’alcoolisme lors de son congrès prévu à Vienne en août 1914. Du fait de la guerre, le congrès fut annulé et ce débat n’eut jamais lieu. Deux rapports subsistent néanmoins, l’un de Vandervelde, l’autre du socialiste allemand Emmanuel Wurm. D’après ce dernier, « le relèvement économique et intellectuel de la classe ouvrière est la première condition pour lutter avec succès contre l’alcoolisme. » Il appelle dans ce but à toute une série de mesures, dont la création de bibliothèques et de salles de lecture, ainsi qu’à l’interdiction de la vente d’alcool aux mineurs. Il se prononce en fait pour la tempérance, et considère par ailleurs que « la libération des ouvriers du danger de l’alcool est conditionnée par leur libération du joug du capitalisme. » Il rappelle que des intérêts économiques très importants sont en jeu, ce qui fait que « le capitalisme de l’alcool défend et protège l’abus de l’alcool. » Vandervelde, pour sa part, se prononce pour l’abstinence complète de toute consommation d’alcool. Il conclut son texte en écrivant que « les partis ouvriers et socialistes se doivent à eux-mêmes d’être au premier rang de ceux qui veulent que les travailleurs s’affranchissent de la domination des producteurs et des vendeurs d’alcool. »

Depuis, l’expérience de la prohibition aux Etats-Unis de 1920 à 1933 a montré le fiasco d’une interdiction totale8. L’interdiction massive s’est révélée être une illusion autoritaire, inefficace et contraire dans ses méthodes aux principes fondamentaux du mouvement pour l’auto-émancipation. C’est de la conscience sociale des masses que peut et doit venir un recul décisif de l’alcool.

Par contre, de façon pragmatique des interdictions ciblées peuvent être nécessaires et utiles : citons par exemple la réussite de l’interdiction de fumer dans les lieux publics, mesure de santé publique et de mieux-être, qui a (un peu) fait reculer l’égoïsme de nombre de fumeurs. Concernant l’alcool, l’interdiction ciblée de l’absinthe il y a un siècle avait été réussie et positive. Au niveau spécifique du mouvement ouvrier, lors de la grève générale spontanée de mai-juin 1936, certains grévistes avaient prohibé l’alcool dans des usines occupées – mesure qui devrait être appliquée lors de toute occupation et de toute mobilisation revendicative.

A l’heure actuelle, les ravages de l’alcool et de l’alcoolisme se poursuivent : des dizaines de milliers de morts chaque année en France, des millions dans le monde ; des vies brisées par l’alcoolisme (le sien ou celui d’un proche – voire celui d’un inconnu qui conduit ivre et cause morts et blessés), etc. Pourtant, par « tradition », et pour la défense d’intérêts économiques importants, l’idéologie dominante continue à valoriser la consommation d’alcool. La lutte contre cette « culture » de l’alcool doit faire partie de notre lutte globale contre toutes les aliénations, et pour l’auto-émancipation. Nous sommes contre tout ce qui dégrade les êtres humains. Faire reculer l’alcool, c’est aussi contribuer à faire reculer la violence dans la société9. Il faut donc rappeler qu’à l’heure actuelle, année après année, les millions de morts de l’alcool s’accumulent, tout comme les profits du lobby alcoolier.

Marie Xaintrailles.

1 Organisation mondiale de la santé, mai 2014 : www.who.int/mediacentre/factsheets/fs349/fr/

2 Il n’existe pas encore d’étude précise sur le sujet. On trouve des éléments dans : Patricia Prestwich, Drink and the politics of social reform : antialcoholism in France since 1870, Society for the promotion of science and scholarship, Palo Alto, 1988, et Bertrand Dargelos, La Lutte antialcoolique en France depuis le XIXe siècle, Dalloz, 2008.

3 Compte-rendu du congrès de la CGT à Rennes, 1898, p. 354-360.

4 L’Humanité, 5 mars 1906 et 16 décembre 1906.

5 Appel de la FOA paru dans La Bataille syndicaliste, n° 155, 28 septembre 1911, p. 4. Le texte ajoute que « La révolution sociale ne pourra être faite que par des individus soucieux de ne point détruire leur santé et gaspiller leurs ressources en grossissant le budget de l’ennemi. »

6 Marcel Granet, Contre l’alcoolisme, un programme socialiste, Librairie du Parti socialiste, 1911.

7 Le Journal du Peuple, 20 avril 1920.

8 Ce constat est fait notamment par la revue La Révolution prolétarienne, n° 112, 5 décembre 1930, p. 26.

9 Bien évidemment ce n’est qu’un élément parmi d’autres : rappelons comme objectifs majeurs l’abolition des rapports de production capitaliste (qui créent de la violence sociale, l’exploitation et l’aliénation leur étant inhérents) ; de même la nécessité d’abolir le patriarcat et le racisme, etc.

Un article d’un communard contre la patrie

Nous republions ci-dessous un texte de Jules Nostag (pseudonyme de Gaston Buffier), militant de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et communard, article paru comme éditorial dans La Révolution politique et sociale du 16 avril 1871 (n° 3, également daté 27 germinal 79). Ce journal était l’hebdomadaire des sections de la gare d’Ivry et de Bercy de l’AIT pendant la Commune, Nostag en étant le rédacteur en chef.

« Patrie – Humanité

La Patrie, un mot, une erreur ! L’Humanité, un fait, une vérité !

Inventée par les prêtres et les rois, comme le mythe dieu, la patrie n’a jamais servi qu’à parquer la bestialité humaine dans des limites étroites, distinctes, où, directement sous la main des maîtres, on la tondait et la saignait pour le plus grand profit de ceux-ci, et au nom de l’immonde fétiche.

Quand le bois vermoulu du trône craquait et menaçait ruine, le berger ou, pour mieux dire, le boucher, s’entendait avec son cher frère ou cousin du voisinage, et les deux misérables couronnés lançaient l’un contre l’autre les multitudes stupides qui, pendant que les maîtres riaient à sa barbe, allaient – meutes affolées – s’entr’égorger, en criant : Vive la gloire ! Vive la patrie !

La saignée faite ! César qui marquait les points, arrêtait l’égorgement, embrassait son très-cher frère l’ennemi, et faisait rentrer au bercail son troupeau décimé, incapable alors pendant de longs mois de lui porter ombrage.

Le tour était joué.

Aujourd’hui c’en est assez ! Les peuples sont frères ; les rois et leurs valets sont les seuls ennemis.

Assez de sang, assez d’imbécilité ; peuples, les patries ne sont plus que des mots ; la France est morte ! L’humanité est là.

Soyons hommes et prouvons-le ! L’utopie d’Anarcharsis Clootz devient vérité. La nationalité – erreur – résultat de la naissance, est un mal, détruisons-le.

Naître ici ou là, seul fait du hasard, des circonstances, change notre nationalité, nous fait amis ou ennemis ; répudions cette loterie stupide, farce dont nous avons toujours été jusqu’ici les dindons.

Que la patrie ne soit plus qu’un vain mot, – une classification administrative sans valeur ; – notre pays est partout, où l’on vit libre, où l’on travaille.

Peuples, travailleurs, la lumière se fait ; que notre aveuglement cesse, sus aux despotes, plus de tyrans.

La France est morte, vive l’humanité ! »

George Orwell politique

L’écrivain britannique George Orwell est évidemment surtout connu pour ses romans, notamment 1984 et La Ferme des animaux. Son engagement dans la guerre d’Espagne du côté antifasciste, en 1936 et 1937, est célèbre : il y participa aux côtés du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), puis écrivit l’ouvrage Hommage à la Catalogne. En juin 1938 Orwell adhérait à l’Independent Labour Party (ILP), autrement dit le Parti Travailliste Indépendant, qui était membre du Centre Marxiste Révolutionnaire International (anti-stalinien), affirmant ainsi son engagement en faveur du socialisme et de l’internationalisme.

Nous republions ci-dessous un texte directement politique, puis deux extraits de sa correspondance qui éclairent ses conceptions. Dans la situation actuelle, à l’encontre des théories du complot, des replis identitaires et des mensonges racistes, relire Orwell nous rappelle la nécessité de l’analyse rationnelle ainsi que de l’action pour la liberté et l’égalité sociale partout dans le monde.

« Pourquoi j’ai adhéré à l’Independent Labour Party (George Orwell, 1938)

Le plus honnête serait peut-être de commencer par envisager la question sous l’angle personnel. Je suis écrivain. La tendance instinctive de tout écrivain est de « se tenir à l’écart de la politique ». Tout ce qu’il demande, c’est qu’on lui laisse la paix pour qu’il puisse continuer à écrire tranquillement ses livres. Malheureusement, on commence à comprendre que cet idéal n’est pas plus réalisable que celui du petit commerçant qui espère préserver son indépendance face aux appétits voraces des magasins à succursales.

Tout d’abord, l’ère de la liberté de parole s’achève. La liberté de la presse en Angleterre a toujours relevé plus ou moins de la fiction, dans la mesure où c’est en définitive l’argent qui façonne l’opinion à sa guise. Mais tant qu’existe dans la loi le droit de dire ce que l’on veut, il y a toujours pour un écrivain aux idées non orthodoxes une possibilité de se faire entendre. Au cours de ces dernières années, je suis arrivé à obtenir de la classe capitaliste qu’elle me donne chaque semaine quelque argent pour écrire des livres contre le capitalisme. Mais je ne m’illusionne pas au point de penser que cette situation est destinée à durer éternellement. Nous savons ce qu’il est advenu de la liberté de la presse en Italie et en Allemagne, et il en sera de même ici un jour ou l’autre. Le moment approche – ce n’est pas dans un an, peut-être même pas dans dix ou vingt ans, mais il approche – où l’écrivain, quel qu’il soit, n’aura d’autre alternative que d’être complètement réduit au silence ou de produire le type de drogue réclamé par une minorité privilégiée.

J’ai le devoir de me battre contre cela, de la même manière que j’ai le devoir de me battre contre l’huile de ricin, les matraques en caoutchouc et les camps de concentration. Et le seul régime qui, à long terme, peut accorder la liberté de parole est un régime socialiste. Si le fascisme l’emporte, je suis fini en tant qu’écrivain – fini en ce sens qu’il me sera interdit de faire la seule chose que je sache faire. Ce serait déjà une raison suffisante pour m’affilier à un parti socialiste.

J’ai commencé par mettre en avant l’aspect personnel, mais ce n’est évidemment pas le seul.

Il n’est pas possible pour un individu conscient de vivre dans une société telle que la nôtre sans vouloir la changer. Au cours des dix dernières années, j’ai eu l’occasion de connaître sous quelques-uns de ses aspects la véritable nature de la société capitaliste. J’ai vu l’impérialisme britannique à l’œuvre en Birmanie, et j’ai vu certains des ravages exercés en Angleterre par la misère et le chômage. Pour autant que je me sois battu contre le système, c’est en écrivant des livres capables d’exercer, telle était du moins mon ambition, une influence sur les gens qui lisent. Je continuerai, bien sûr, à le faire, mais dans un moment comme celui que nous vivons, je considère qu’il ne suffit plus d’écrire des livres. Les événements se précipitent ; les dangers qui nous semblaient naguère menacer la génération suivante sont maintenant là, sous notre nez. Il faut être un socialiste actif, et non un simple sympathisant, si l’on ne veut pas faire le jeu d’ennemis qui ne nous laissent aucun répit.

Pourquoi l’ILP plutôt qu’un autre parti ? Parce que l’ILP est le seul parti britannique – en tout cas le seul assez influent pour être pris en considération – dont les objectifs affirmés correspondent à l’idée que je me fais du socialisme.

Je ne veux pas dire que le parti travailliste a perdu tout crédit à mes yeux. Mon désir le plus sincère serait de voir le parti travailliste l’emporter avec une nette majorité aux prochaines élections. Mais nous connaissons tous le passé du parti travailliste, et nous connaissons la redoutable tentation du moment présent – la tentation de jeter les principes par-dessus bord pour se préparer à une guerre impérialiste. Il est d’une importance vitale qu’existe un rassemblement d’individus sur lesquels on puisse compter pour ne pas renier leurs principes socialistes, fût-ce face à la persécution.

Je crois que le parti travailliste indépendant (ILP) est le seul parti qui, en tant que parti, soit à même d’appliquer une politique conséquente, que ce soit dans la lutte contre la guerre impérialiste ou contre le fascisme, quand celui-ci se manifestera sous sa forme britannique. Et d’ailleurs, le parti travailliste indépendant n’est soutenu par aucune puissance d’argent et se voit calomnié de divers côtés. A l’évidence, il a besoin de tous les soutiens disponibles, y compris de celui que je pourrai éventuellement lui fournir.

Enfin, j’ai fait partie du contingent de l’ILP en Espagne. Je n’ai jamais affirmé, ni alors ni depuis, être en plein et total accord avec la ligne politique défendue par le POUM et soutenue par l’ILP, mais elle a été justifiée par le cours des événements. Ce que j’ai vu en Espagne m’a fait toucher du doigt le péril mortel qu’on encourt en s’enrôlant sous la bannière purement négative de l’« antifascisme »1. Après avoir saisi les principaux aspects de la situation espagnole, j’ai compris que l’ILP était le seul parti britannique qui pouvait me convenir – et aussi le seul parti auquel je puisse adhérer en ayant au moins la certitude de ne jamais être mené en bateau au nom de la démocratie capitaliste. »2

Lettre de George Orwell à Noël Willmett, 18 mai 1944 :

« Cher Mr Willmett,

Merci beaucoup pour votre lettre. Vous demandez si le totalitarisme, le culte de la personnalité, etc., sont vraiment en train de croître et vous faites état du fait qu’ils ne croissent apparemment pas dans ce pays-ci ni aux Etats-Unis.

Je dois dire que je pense, ou que je crains, que si on examine le monde en entier, ces choses-là croissent. Nul doute qu’Hitler ne tardera pas à disparaître, mais ce sera aux dépens d’un renforcement de (a) Staline, (b) les millionnaires anglo-américains et (c) toutes sortes de Führers mineurs dans le genre de De Gaulle. Tous les mouvements nationaux de partout, même ceux dont l’origine est la résistance à la domination allemande, semblent prendre des formes non démocratiques, se regroupent autour d’un quelconque Führer surhumain (Hitler, Staline, Salazar, Franco, Gandhi, De Valera en sont des exemples divers) et adoptent la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. Partout le monde semble prendre la voie d’économies centralisées qui peuvent « fonctionner » au sens économique, mais qui ne sont pas organisées démocratiquement et qui finissent par établir un système de castes. Tout cela est accompagné par les horreurs du nationalisme émotionnel et par une tendance à ne pas croire à l’existence d’une vérité objective, parce que tous les faits doivent correspondre aux mots et aux prophéties de quelque Führer infaillible. Déjà, dans un sens, l’histoire a cessé d’exister, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’histoire de notre temps qui puisse être reconnue universellement, et les sciences exactes sont mises en danger dès que la nécessité militaire cesse de tenir les gens au courant. Hitler peut bien dire que les Juifs ont commencé la guerre et, s’il survit, cela deviendra l’histoire officielle ; il ne peut pas dire que 2 et 2 font 5 parce que, pour les besoins de, disons, la balistique, il faut bien qu’ils fassent 4. Mais si, j’en ai peur, le monde qui nous menace voit le jour, un monde de deux ou trois superpuissances incapables de se conquérir l’une l’autre, 2 et 2 peuvent faire 5 si le Führer en décide ainsi. C’est là, en ce qui me concerne, la direction dans laquelle nous allons, bien que, naturellement, ce processus soit réversible. […] »3

Lettre de George Orwell à Dwight Macdonald, 5 décembre 1946 :

« […] A propos de votre question sur La Ferme des animaux. Bien sûr mon intention était tout d’abord de faire une satire de la révolution russe. Mais je désirais aussi que le livre ait une application plus large au sens où je voulais dire que ce genre de révolution (une révolution violente menée par des conspirateurs qui sont inconsciemment avides de pouvoir) ne peut aboutir qu’à un changement de maîtres. Selon moi la morale est que les révolutions ne produisent des améliorations radicales que lorsque les masses sont vigilantes et capables de virer leurs dirigeants dès que ceux-ci ont fait leur travail. Le tournant de l’histoire était supposé être quand les cochons ont gardé le lait et les pommes pour eux-mêmes (Kronstadt). Si les autres animaux avaient eu le bon sens de mettre le holà à ce moment-là, tout se serait bien passé. Si les gens pensent que je défends le statu quo, c’est, je crois, parce qu’ils sont devenus pessimistes et acceptent qu’il n’y ait pas d’alternative autre que la dictature ou le capitalisme de laissez-faire. Dans le cas des trotskistes, cela se complique parce qu’ils se sentent responsables des événements en URSS jusqu’à environ 1926 et qu’il leur faut supposer qu’une dégénérescence soudaine a eu lieu à peu près à cette date-là. Alors que je pense que le processus tout entier était prévisible – et avait été prévu par quelques rares personnes, par exemple Bertrand Russell – d’après la nature même du parti bolchevique. Ce que j’essayais de dire, c’est : « On ne peut pas avoir de révolution à moins de la faire soi-même ; il ne peut exister de dictature bienveillante. » […] »4

Local du Parti Ouvrier d'Unification Marxiste à Barcelone.

1 Le 31 juillet 1937, Orwell résumait ses priorités politiques en écrivant à Rayner Heppenstall : « il faut se battre pour le socialisme et contre le fascisme » (George Orwell, Une vie en lettres, correspondance, Agone, 2014, p. 118). Orwell était donc résolument antifasciste, mais considérait qu’il était indispensable de défendre aussi un objectif politique positif, en l’occurrence la perspective de la démocratie socialiste. Sur l’expérience d’Orwell de la répression stalinienne en Espagne, voir sa lettre du 2 août 1937 qui mentionne l’aide apportée par le socialiste révolutionnaire Marceau Pivert (p. 120).

2 George Orwell, Dans le ventre de la baleine et autres essais (1931-1943), éditions Ivrea, 2005, pp. 49-51. Article paru dans le Labour Leader, traduit par Anne Krief, Michel Pétris et Jaime Semprun.

3 George Orwell, Une vie en lettres, correspondance, Agone, 2014, pp. 309-310. Traduit par Bernard Hoepffner.

4 Une vie en lettres, correspondance, pp. 437-438.

Russie 1917, naissance d’un capitalisme d’Etat

Nous voilà arrivés au centenaire de la révolution russe de 1917 : c’est l’occasion de constater que rarement un événement historique aura été perçu au travers de tant de mythes déformateurs. Un siècle après, alors que l’URSS a – heureusement – disparu, mais pour laisser – malheureusement – place à une autre dictature, peut-être qu’une appréhension rationnelle de ce qu’elle fut va pouvoir rencontrer une plus forte audience.

En effet, dès le début il a existé des analyses parfaitement lucides sur la réalité de la Russie gouvernée par le parti bolchevik. Même Lénine, mis sous pression par un courant minoritaire de son parti, avait reconnu dès mai 1918 qu’il travaillait à mettre en place un capitalisme d’Etat en Russie : « notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’Etat des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie »1. L’URSS n’a connu ni socialisme, ni communisme, ni pouvoir des travailleurs. Ces derniers ont subi à la fois la domination politique d’un parti unique, et l’exploitation par la classe bureaucratique notamment constituée des dirigeants de ce même parti. C’est ce que confirme une analyse historique matérialiste du mode de production et des rapports de production ayant existé en URSS.

Nous republions ci-dessous deux textes publiés dans les années 1930 au sein du courant du communisme des conseils (marxistes partisans du pouvoir des conseils ouvriers et non d’un parti).

Le premier s’intitule « Thèses sur le bolchevisme », il a été écrit par Helmut Wagner puis adopté par le Groupe des communistes internationaux de Hollande et publié dans la revue Rätekorrespondenz. Il a également été traduit en anglais dans la revue International Council Correspondence (dirigée par Paul Mattick), en décembre 1934 :

« Le bolchevisme a appelé la révolution de février la révolution bourgeoise, et celle d’octobre, la révolution prolétarienne, faisant ainsi passer son propre régime pour le règne de la classe prolétarienne, et sa politique économique pour du socialisme. Cette vision de la révolution de 1917 est une absurdité de par le simple fait qu’elle suppose qu’un développement de sept mois aurait suffi à créer les bases économiques et sociales d’une révolution prolétarienne, dans un pays qui venait à peine d’entrer dans la phase de sa révolution bourgeoise – en d’autres termes, sauter d’un bond par-dessus tout un processus de développement social et économique qui nécessiterait au moins plusieurs décennies. En réalité, la révolution de 1917 est un processus de transformation unitaire, qui a débuté avec la chute du tsarisme et a atteint son apogée avec la victoire de l’insurrection armée des bolcheviks, le 7 novembre. Et ce violent processus de transformation ne peut être que celui de la révolution bourgeoise russe, dans les conditions historiques et particulières de la Russie.

Au cours de ce processus, le parti de l’intelligentsia jacobine révolutionnaire a pris le pouvoir en s’appuyant sur les deux mouvements sociaux qui avaient déclenché l’insurrection de masse, celui des prolétaires et celui des paysans. Pour remplacer le gouvernement triangulaire ébranlé (tsarisme, noblesse et bourgeoisie), il a créé le triangle bolchevisme, paysannerie, classe ouvrière. Et de même que l’appareil étatique du tsarisme régnait de façon autonome sur les deux classes possédantes, de même le nouvel appareil étatique bolchevique commença par se rendre indépendant des deux classes qui l’avaient porté au pouvoir. La Russie est sortie des conditions de l’absolutisme tsariste pour tomber dans celles de l’absolutisme bolchevique. […]

La conception de base de la socialisation de la production n’allait pas pour Lénine au-delà d’une économie étatique dirigée par l’appareil bureaucratique. Pour lui, l’économie de guerre allemande et les services postaux étaient des exemples type de l’organisation socialiste : une organisation économique de caractère ouvertement bureaucratique, dirigée par une centralisation venant d’en haut. Du problème de la socialisation, il ne vit que les aspects techniques et non les aspects prolétariens et sociaux. De même, Lénine se fonda, et avec lui le bolchevisme en général, sur les concepts de socialisation proposés par le centriste Hilferding qui, dans son Capital financier, a tracé un tableau idéalisé d’un capitalisme totalement organisé. Le véritable problème, en ce qui concerne la socialisation de la production – la prise en charge des entreprises et des organisations du système économique par la classe ouvrière et par ses organisations de classe, les conseils ouvriers –, a été complètement ignoré du bolchevisme. Et il devait être ignoré parce que l’idée marxiste d’une association de producteurs libres et égaux est totalement opposée à la conception jacobine de l’organisation, et parce que la Russie ne possédait pas les conditions sociales et économiques nécessaires à l’instauration du socialisme. Le concept de socialisation des bolcheviks n’est par conséquent rien d’autre qu’une économie capitaliste prise en charge par l’Etat et dirigée de l’extérieur et d’en haut par sa bureaucratie. […]

L’expérience d’une économie nationale planifiée bureaucratiquement est loin de pouvoir être considérée comme un succès. Les grands cataclysmes internationaux qui menacent la Russie ne pourront qu’accroître les contradictions de son système économique jusqu’à ce qu’elles deviennent intolérables, hâtant ainsi probablement la chute de cette expérience économique gigantesque.

L’économie russe est essentiellement déterminée par les caractéristiques suivantes : elle s’appuie sur les bases d’une production de marchandises ; elle est centrée sur la rentabilité ; elle révèle un système ouvertement capitaliste avec salaires et cadences accélérées ; enfin, elle a porté les raffinements de la rationalisation capitaliste jusqu’à ses limites extrêmes. L’économie bolchevique est une production étatique qui emploie des méthodes capitalistes.

Cette forme de production étatique s’accompagne également de plus-value, donc d’une exploitation maximale des travailleurs. Bien entendu, cette plus-value ne profite directement et ouvertement à aucune classe particulière de la société russe, mais elle enrichit l’appareil parasitaire de la bureaucratie dans son ensemble.

[…]

Le Komintern lui-même a été utilisé pour manipuler abusivement la classe ouvrière internationale, afin de servir les buts opportunistes de glorification nationale et de la politique de sécurité internationale de l’Union soviétique. Il s’est constitué, en dehors de Russie, à partir de la combinaison des cadres révolutionnaires du prolétariat européen. En usant de l’autorité de la révolution bolchevique, le principe organisationnel et tactique du bolchevisme s’est imposé dans le Komintern de façon extrêmement brutale et sans aucune considération pour les scissions immédiates. Le Comité exécutif du Komintern – autre instrument de la bureaucratie russe au pouvoir – s’est vu confier le commandement absolu de tous les partis communistes, et la politique des partis a complètement perdu de vue les véritables intérêts révolutionnaires de la classe ouvrière internationale. Les slogans et les résolutions révolutionnaires ont servi de couverture à la politique contre-révolutionnaire du Komintern et de ses partis qui, avec leurs façons bolchevistes, sont devenus aussi experts dans la trahison de la classe ouvrière et dans la démagogie effrénée, que l’étaient les partis social-démocrates. En même temps que le réformisme, fusionnant avec le capitalisme, déclinait dans le sens historique, le Komintern faisait naufrage en s’unissant à la politique capitaliste de l’Union soviétique. »2

Le deuxième texte est intitulé « La Russie soviétique aujourd’hui ». Egalement paru dans la revue Rätekorrespondenz, il a été traduit en anglais par la revue International Council Correspondence en février 1937 :

« L’ouvrier russe ne peut manquer de s’apercevoir qu’il n’a aucun contrôle sur les moyens de production ni sur les produits de son travail. Il ne peut pas se sentir concerné par les problèmes de la socialisation tels qu’ils se posent en Russie, étant donné qu’il est un esclave du salariat tout comme ses frères au-delà des frontières de l’URSS. Il importe même peu de savoir si les ouvriers russes prennent clairement conscience de leur position dans la société. Le fait est qu’ils agissent de la seule manière possible pour une classe exploitée. Et, parallèlement, que Staline soit conscient ou non de son rôle en tant que dirigeant d’une société d’exploitation, ses actes passés et à venir reflètent forcément les nécessités d’une telle société. Ce n’est pas d’hier que la Russie est capitaliste ; elle l’est devenue avec l’abolition des derniers conseils ouvriers librement élus. […]

Un accroissement de l’exploitation présuppose un renforcement de l’appareil exploiteur. La classe ouvrière ne peut s’exploiter elle-même. Un appareil est nécessaire, dont les membres n’appartiennent pas à la classe ouvrière. Des bureaucrates, des professionnels, des « commandeurs d’industrie » comme les appelle Staline, s’appuyant sur une large couche de l’aristocratie ouvrière, sont indispensables. Ces bureaucrates aident la clique dirigeante, dont ils reçoivent en retour des privilèges qui les élèvent au-dessus du niveau de l’ouvrier moyen. En dépit de la phraséologie officielle sur « la transition vers une société sans classe », il s’est bel et bien développé une nouvelle classe dirigeante en Russie. Les travailleurs vendent leur force de travail à cette nouvelle classe de fonctionnaires, de chefs de coopératives et d’entreprises, et à la bureaucratie qui dirige la production et la distribution. Cet appareil colossal est l’acheteur de la force de travail. Il dirige collectivement et autocratiquement à la fois. Il ne produit aucune valeur, il vit de la plus-value, du travail de millions d’esclaves salariés. L’idéologie de cette couche privilégiée n’a rien à voir avec la conscience de classe des ouvriers. L’exploitation étant son intérêt, elle constitue son idéologie. En ennemi implacable, la bureaucratie combat toutes les tendances de la société qui s’orientent vers l’abolition de l’exploitation.

[…]

Afin d’obtenir la masse gigantesque de plus-value indispensable à la construction et à la transformation du système économique russe dans son entier, il était nécessaire de développer une vaste classe de meneurs d’esclaves, de parasites et d’exploiteurs. Cette nouvelle classe se développe en contradiction avec le communisme. Le vide dans la structure de la société d’exploitation, que reflétait l’absence d’une classe exploiteuse spécifique, a été comblé. C’est ceci qui constitue l’étape essentielle dans l’évolution de la Russie au cours des dernières années. Elle en a fait un Etat intégralement capitaliste. Les travailleurs, trop faibles pour organiser la production au nom de leur classe, ont abdiqué devant le Parti. Ce dernier, n’obéissant qu’à des intérêts spécifiques, a joué en Russie exactement le même rôle que les capitalistes privés dans les autres pays. Le parti bolchévique, en assumant le rôle historique de la bourgeoisie est devenu lui-même la bourgeoisie et a développé les forces productives à un niveau atteint longtemps auparavant par la bourgeoisie des autres pays.

[…]

Il faut considérer la Russie comme un pays capitaliste et un ennemi mortel du communisme. Cela deviendra plus évident avec le temps. Les communistes seront pourchassés et tués en Russie comme partout ailleurs. Si certains nourrissent encore l’illusion de voir le socialisme « s’édifier » tôt ou tard en Russie, ils découvriront que les classes privilégiées ne renoncent jamais délibérément à leurs privilèges. Ceux qui espèrent voir la classe possédante abandonner sa propriété sans lutter, font de la religion. Le socialisme ne s’édifie pas. Ou bien il est le produit direct de la révolution prolétarienne, ou bien il n’est pas. La révolution de 1917 est restée une révolution bourgeoise. Ses éléments prolétariens ont été battus. Elle n’a pas supprimé le fondement de toute domination, elle a seulement renversé la domination tsariste. Elle n’a pas supprimé tous les rapports de propriété, elle a seulement aboli les rapports de propriété privée du capitalisme. Ce n’est que lorsque les travailleurs prennent le pouvoir en main et organisent la société pour eux-mêmes que les bases du communisme se trouvent jetées. Ce qui existe en Russie est un capitalisme d’Etat. Ceux qui se réclament du communisme doivent aussi attaquer le capitalisme d’Etat. Et dans la révolution à venir, les ouvriers russes devront renverser ce capitalisme d’Etat. La société d’exploitation russe, comme toutes les autres sociétés d’exploitation, engendre chaque jour ses propres fossoyeurs. »3

Enfin, nous reprenons quelques extraits d’un texte de Maurice Brinton publié en 1970 par le groupe d’extrême gauche britannique Solidarity, Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier, l’Etat et la contre-révolution :

« En tant qu’institution, le Parti [bolchevik] échappait totalement au contrôle de la classe ouvrière russe. Les problèmes qu’eut à affronter la Révolution russe après 1917 ne résolurent pas cette contradiction, ils ne firent que l’exacerber. […] A un niveau plus profond, la conception même de ce type d’organisation et ce type de rapport avec le mouvement des masses reflète l’influence non reconnue de l’idéologie bourgeoise, chez ceux-là mêmes qui cherchaient opiniâtrement à détruire la société bourgeoise. La conception qui assure que la société doit obligatoirement être divisée en « dirigeants » et « exécutants », l’idée selon laquelle certains sont nés pour dominer et que d’autres ne peuvent réellement se développer au-delà d’une certaine limite a été, depuis des temps immémoriaux, le postulat tacite de toute classe dominante. Que les bolcheviks eux-mêmes l’aient en fin de compte acceptée montre encore une fois à quel point Marx avait raison en déclarant que « les idées dominantes de chaque époque sont les idées de la classe dominante ». Face à une organisation aussi « efficace », aussi solide, construite sur des idées de ce genre, il n’est pas étonnant que les comités d’usine nés en 1917 n’aient pas été en mesure de conduire la Révolution jusqu’à son terme.

[…]

En 1917, les travailleurs russes créèrent des organes (comités d’usine et soviets) qui devaient assurer la gestion de la société par les travailleurs eux-mêmes. Mais les soviets passèrent entre les mains des fonctionnaires bolcheviks. Un appareil d’Etat, séparé des masses, fut rapidement reconstitué. Les travailleurs russes ne parvinrent pas à créer de nouvelles institutions qui leur auraient permis d’organiser et la production, et la vie sociale. Cette tâche fut par conséquent assumée par d’autres, par un groupe dont cette gestion devint la fonction spécifique. La bureaucratie organisait le processus du travail dans un pays où elle était également maîtresse des institutions politiques.

Tout ceci exige une sérieuse réévaluation de plusieurs notions fondamentales. Le « pouvoir des travailleurs » ne peut pas être identifié ou assimilé au pouvoir du Parti, ce que firent continuellement les bolcheviks. Comme le disait Rosa Luxemburg, le pouvoir ouvrier sera l’œuvre de la classe et non d’une minorité agissant au nom de la classe. Il doit être l’émanation de l’engagement actif des travailleurs, rester sous leur influence directe, être soumis au contrôle de l’ensemble de la population, être la conséquence de la conscience politique croissante du peuple. De même, la notion de « prise du pouvoir » ne peut pas désigner – comme c’est bien évidemment le cas chez tous ceux qui croient vivre encore dans le Pétrograd de 1917 – un putsch semi-militaire, fomenté par une minorité. Il ne peut non plus représenter uniquement la défense – même si celle-ci est bien entendu nécessaire – des positions gagnées par la classe ouvrière contre les tentatives de la bourgeoisie pour les reconquérir. Ce que la « prise du pouvoir » implique réellement, c’est que la grande majorité de la classe ouvrière comprend enfin clairement sa capacité de gestion de la production et de la société – et s’organise à cette fin. »4

1 Lénine, Sur l’infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises, article dans la Pravda n° 88-89-90, 9-11 mai 1918, traduction en français dans les Œuvres, tome 27, éditions sociales, 1961, pages 355-356. Voir aussi notre texte : « Le léninisme et la révolution russe », Critique Sociale n° 1, octobre 2008.

2 Traduction en français dans le recueil Korsch / Mattick / Pannekoek / Ruhle / Wagner, La Contre-révolution bureaucratique, 10-18, 1973, pages 41-44, 49 et 53. Numérisé sur le site La Bataille socialiste : bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1934-12-theses-sur-le-bolchevisme-gic/

3 Traduction en français dans le recueil Korsch / Mattick / Pannekoek / Ruhle / Wagner, La Contre-révolution bureaucratique, 10-18, 1973, pages 189-191 et 199-200. Numérisé sur le site La Bataille socialiste : bataillesocialiste.wordpress.com/2009/01/10/la-russie-sovietique-aujourdhui-1937/

4 Maurice Brinton, Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier, l’Etat et la contre-révolution, Les Nuits rouges, 2016, pages 23-25 (traduction par la revue Autogestion et socialisme, 1973).

Eugène Varlin, internationaliste et communard

Michel Cordillot, Eugène Varlin, internationaliste et communard, Editions Spartacus, 2016, 236 pages, 13 euros.

Varlin ! Voilà un personnage incontournable de l’histoire du mouvement ouvrier. Exécuté en mai 1871, à 31 ans seulement, pour sa participation à la Commune de Paris, il eut le temps d’être un militant syndicaliste, coopérateur, internationaliste, socialiste et communiste. Il joua notamment un rôle majeur dans le développement en France de la Première Internationale, l’AIT. Comme l’a écrit Pierre Monatte, « Suivre sa vie, c’est traverser toute cette période de 1862 à 1871 où s’édifie l’Internationale, la première, la grande, la vraie, où le prolétariat reprend non seulement conscience de sa force, mais entrevoit nettement la Révolution sociale. »1 Passant en procès sous le Second Empire, Varlin déclarait face à ses juges que « tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. » Paroles qui restent pleinement actuelles. Nous publions ci-dessous quelques « bonnes feuilles » de cette biographie, avec l’accord de l’éditeur :

« L’année 1869 est sans conteste celle où Varlin déploie l’activité la plus intense. À peine libéré, il se remet au travail pour renouer les fils brisés de l’Association [internationale des travailleurs, AIT] et, les résultats dépassant toute espérance, il n’a de cesse qu’aboutisse enfin son grand projet de fédérer les sociétés ouvrières. On le voit aussi dans les réunions publiques et aux premières loges dans la lutte politique contre l’Empire. Continuellement poussé par les événements à agir pour secourir, entraîner, recruter de nouveaux adhérents, aider à la constitution de nouvelles sections ou organisations corporatives, contribuer par sa plume ou par ses discours à fortifier l’opposition ouvrière à l’exploitation, il fait également la preuve de ses ressources intellectuelles, s’imposant comme un dirigeant capable de donner une analyse à chaud, de penser les évolutions du mouvement réel de la classe ouvrière parisienne sans jamais ployer sous la pression des événements, capable aussi de réfléchir à l’organisation de la société future. […]

Dans son entreprise de réorganisation, l’Internationale s’appuie sur deux éléments nouveaux : la possibilité qu’ont désormais ses représentants de s’exprimer dans le cadre des réunions publiques et la montée des mouvements sociaux. L’importance des réunions publiques ne saurait être sous-estimée. Autorisées par la loi du 6 juin 1868, elles deviennent rapidement un trait distinctif de la vie politique et intellectuelle française. Du 18 juin de la même année à mars 1869, de 300 à 400 réunions publiques se tiennent à Paris, qui drainent chaque soir des milliers d’auditeurs. Très vite, en dépit de la présence d’un commissaire de police accompagné d’un greffier, les orateurs s’enhardissent, et les réunions publiques deviennent autant de tribunes ouvertes aux révolutionnaires.

Les militants de l’Internationale sont parmi les tout premiers à sauter sur l’occasion qui leur est ainsi offerte. Avec Tolain, Pindy, Longuet, Nostag, Héligon, Malon, Chalain, et quelques autres encore, Varlin est l’un des orateurs de l’Internationale les plus en vue. Il fréquente la salle Molière, le Tivoli Vauxhall ou encore la salle de la Marseillaise. Après avoir serré quelques mains, il s’assied au milieu de la foule pour écouter les orateurs et prendre le pouls du peuple parisien. Quand le sujet lui tient à cœur, il prend la parole et s’exprime « lentement et avec une énergie calme », de sa belle « voix grave et voilée ». Ses interventions à la fois profondes et mesurées renforcent sa popularité (il est à plusieurs reprises élu président ou membre du bureau d’importantes réunions) tout en lui épargnant les poursuites qui frappent les orateurs les plus incendiaires. […]

Parallèlement à l’agitation politique nourrie par les réunions publiques, l’année 1869 et les six premiers mois de l’année 1870, qui marquent l’apogée de l’AIT dans l’Hexagone, voient se multiplier les mouvements de grève affectant toutes les corporations, de l’artisanat traditionnel à la grande industrie naissante : 72 grèves et plus de 40 000 grévistes au total en 1869, 116 conflits et plus de 85 000 participants durant les six premiers mois de 1870. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la France, puisqu’une vague de grèves sans précédent touche l’Europe et les États-Unis durant les années 1869-1875. C’est aussi en prenant appui sur ces conflits sociaux en cascade que les sections françaises de l’AIT acquièrent rapidement une puissance qu’elles n’ont encore jamais eue auparavant. Varlin, qui sait garder suffisamment de distance par rapport aux événements dont il est en même temps l’un des acteurs principaux, a parfaitement saisi la dynamique du mouvement : « La lutte entre le travail et le capital s’accentue de plus en plus (…) Nos économistes à courte vue viennent accuser (…) l’Internationale de pousser à la grève et de créer l’anarchie ! C’est tout simplement prendre l’effet pour la cause ; ce n’est pas l’Internationale qui crée la guerre entre l’exploiteur et l’exploité, mais ce sont les nécessités de la guerre qui ont créé l’Internationale. » […]

Alors qu’elle commence à se réorganiser plus ou moins ouvertement, l’Internationale se trouve de nouveau confrontée à la question de l’action politique. Les 23-24 mai et 6-7 juin 1869 doivent avoir lieu les deux tours des élections législatives. Fidèle à l’attitude adoptée par le cénacle de la rue du Temple en 1863, Varlin est bien résolu à user de toute son influence pour que soient à nouveau présentées des candidatures ouvrières. Il s’en ouvre d’ailleurs à Émile Aubry dans sa lettre du 8 janvier : « Quant à la candidature ouvrière, je vois avec plaisir que vous êtes résolu à la poser. Lyon s’est déjà prononcé dans ce sens. Marseille nous a adressé une demande de renseignements. J’espère que nous allons bientôt nous entendre à ce sujet et que, malgré les abstentionnistes, Proudhoniens enragés, nous entrerons dans la lice électorale concurremment avec les républicains bourgeois de toutes nuances, afin de bien affirmer la scission du peuple avec la bourgeoisie. » On voit qu’il n’est plus seulement question de contester la forme du régime politique en tant que tel, mais bien sa nature de classe en mettant en évidence le fossé social existant entre les ouvriers d’un côté et tous les bourgeois de l’autre, que les préférences de ces derniers aillent à un système impérial ou à une république conservatrice qui ne serait ni vraiment démocratique, ni a fortiori sociale. […]

Au fond, si Varlin a conservé par-delà les années cette « mystérieuse popularité » qui fut la sienne de son vivant, c’est bien parce qu’on retrouve dans sa trop courte vie une dimension universelle. Figure emblématique du militant pur, irréprochable, fidèle jusqu’à la mort à ses idées et à sa classe, Varlin, aujourd’hui encore, symbolise le refus du renoncement, la liberté de lutter au nom de l’humanité, et l’espoir de tous ceux qui croient qu’un avenir plus juste est possible. »

1 Dans La Bataille Syndicaliste du 14 mai 1913.

Il y a 100 ans, la Conférence de Kienthal

Il y a un siècle, du 24 au 30 avril 1916, une Conférence socialiste internationale se tenait à Kienthal en Suisse. Cette Conférence de Kienthal étant la suite de la Conférence de Zimmerwald, tenue en septembre 1915, elle fut donc désignée comme « Seconde Conférence Socialiste Internationale de Zimmerwald ». La Conférence de Kienthal constitue une étape importante de la réapparition de l’internationalisme et de la lutte de classe contre la Première Guerre mondiale. Nous reproduisons ci-dessous le Manifeste adopté par la conférence à l’unanimité des délégués présents :

« Aux Peuples qu’on ruine et qu’on tue !

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Deux ans de guerre mondiale ! Deux ans de ruines ! Deux ans de massacres ! Deux ans de réaction !

Qui donc est responsable ? Où sont donc – derrière ceux qui, au dernier moment, ont allumé l’incendie – ceux-là qui l’ont voulu et préparé depuis un quart de siècle ? Ils sont parmi les privilégiés ! Lorsque, au mois de septembre 1915, au-dessus de la mêlée, au milieu des passions guerrières déchaînées, nous, socialistes des pays belligérants et neutres, réunis fraternellement à Zimmerwald pour sauver l’honneur du Socialisme et dégager sa responsabilité, nous disions déjà dans notre Manifeste :

Les institutions du régime capitaliste qui disposent du sort des peuples : les gouvernements (monarchiques ou républicains), la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l’Eglise – sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre, surgie d’un ordre social qui les nourrit.

C’est pourquoi, « chaque peuple », comme l’a dit Jaurès quelques jours avant sa mort, « a paru à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main ».

Après avoir couché dans la tombe des millions d’hommes, désolé des millions de familles, fait des millions de veuves et d’orphelins, après avoir accumulé ruines sur ruines et détruit irrémédiablement une partie de la civilisation, cette guerre criminelle s’est immobilisée. Malgré les hécatombes sur tous les fronts, pas de résultats décisifs. Pour faire seulement vaciller ces fronts, il faudrait que les gouvernements sacrifient des millions d’hommes.

Ni vainqueurs ni vaincus, ou plutôt tous vaincus, c’est-à-dire tous saignés, tous épuisés : tel sera le bilan de cette folie guerrière. Les classes dirigeantes peuvent ainsi constater la vanité de leurs rêves de domination impérialiste. Ainsi est-il de nouveau démontré que seuls ont bien servi leur pays, ceux des socialistes qui, malgré les persécutions et les calomnies, se sont opposés, dans ces circonstances, au délire nationaliste en réclamant la paix immédiate et sans annexions. Que vos voix nombreuses crient avec les nôtres : A bas la guerre ! Vive la paix !

Travailleurs des villes et des champs !

Vos gouvernements, les cliques impérialistes et leurs journaux vous disent qu’il faut « tenir jusqu’au bout » pour libérer les peuples opprimés. C’est une des plus grandes fourberies imaginées par nos maîtres, pour la guerre. Le vrai but de cette boucherie mondiale est, pour les uns, de s’assurer la possession du butin qu’ils ont rassemblé pendant des siècles et au cours d’autres guerres ; pour les autres, d’aboutir à un nouveau partage du monde, afin d’augmenter leur lot en annexant des territoires, en écartelant des peuples, en les rabaissant au niveau des parias.

Vos gouvernements et vos journaux vous disent qu’il faut continuer la guerre pour tuer le militarisme. Ils vous trompent. Le militarisme d’un peuple ne peut être ruiné que par ce peuple lui-même. Et le militarisme devra être ruiné dans tous les pays. Vos gouvernements et vos journaux vous disent encore qu’il faut prolonger la guerre pour qu’elle soit la « dernière guerre ». Ils vous trompent toujours. Jamais la guerre n’a tué la guerre. Au contraire, en excitant les sentiments et les intérêts de « revanche », la guerre prépare la guerre, la violence appelle la violence. De sorte que vos maîtres, en vous sacrifiant, vous enferment dans un cercle infernal. De ce cercle, seront impuissantes de vous tirer les illusions du pacifisme bourgeois.

Il n’y a qu’un moyen définitif d’empêcher les guerres futures : C’est la conquête du gouvernement et de la propriété capitaliste par les peuples eux-mêmes. La « paix durable » sera le fruit du Socialisme triomphant.

Prolétaires !

Regardez autour de vous. Quels sont ceux qui parlent de continuer la guerre jusqu’au bout, jusqu’à la « victoire ». Ce sont les auteurs responsables, les journaux alimentés aux fonds secrets, les fournisseurs des armées et tous les profiteurs de la guerre ; les social-nationalistes, les perroquets des formules guerrières gouvernementales ; les réactionnaires qui se réjouissent en secret de voir tomber sur les champs de bataille ceux qui menaçaient hier leurs privilèges usurpés, c’est-à-dire les socialistes, les ouvriers syndicalistes et ces paysans qui semaient le blé rouge à travers les campagnes.

Voilà le parti des prolongeurs de la guerre. A lui les forces gouvernementales, à lui les journaux menteurs, empoisonneurs des peuples, à lui la liberté de propagande pour la continuation des massacres et des ruines. Et à vous, les victimes, le droit de vous taire et de souffrir, l’état de siège, la censure, la prison, la menace, le bâillon.

Cette guerre, peuples travailleurs, n’est pas votre guerre, et cependant c’est vous qui en êtes, en masse, les victimes. Dans la tranchée, à la pointe des batailles, exposés à la mort, voilà les paysans et les salariés. A l’arrière, à l’abri, voici la plupart des riches et leurs valets « embusqués ». Pour eux, la guerre c’est la mort des autres.

Et ils en profitent pour continuer et même accentuer contre vous leur lutte de classe, tandis qu’à vous ils prêchent « l’union sacrée ». Ils descendent même jusqu’à exploiter vos misères et vos souffrances pour essayer de vous faire trahir vos devoirs de classe et de tuer en vous l’espérance socialiste. L’injustice sociale et le système des classes sont encore plus visibles dans la guerre que dans la paix. Dans la paix, le régime capitaliste ne dérobe au travailleur que son bien-être ; dans la guerre, il lui prend tout, puisqu’il lui prend la vie.

Assez de morts ! Assez de souffrances !

Assez de ruines aussi !

Car c’est encore sur vous, peuples travailleurs, que tombent et tomberont ces ruines. Aujourd’hui, des centaines de milliards sont jetés au gouffre de la guerre et perdus ainsi pour le bien-être des peuples, pour les œuvres de civilisation, pour les réformes sociales, qui auraient amélioré votre sort, favorisé l’instruction et atténué la misère. Demain, de lourds impôts s’appesantiront sur vos épaules courbées. Assez payé de votre travail, de votre argent, de votre existence ! Luttez pour imposer immédiatement la paix, sans annexions.

Que dans tous les pays belligérants, les femmes et les hommes des usines et des champs se dressent contre la guerre et ses conséquences, contre la misère et les privations, contre le chômage et la cherté de la vie ! Qu’ils élèvent la voix pour le rétablissement des libertés confisquées, pour les lois ouvrières et pour les revendications agraires des travailleurs des champs. Que les prolétaires des pays neutres viennent en aide aux socialistes des pays belligérants dans la lutte difficile qu’ils mènent contre la guerre ; qu’ils s’opposent de toutes leurs forces à l’extension de la guerre.

Que les socialistes de tous les pays agissent conformément aux décisions des congrès socialistes internationaux, d’après lesquelles c’est le devoir des classes ouvrières de s’entremettre, pour faire cesser promptement la guerre.

En conséquence, exercez, contre la guerre, le maximum de pression possible sur vos élus, sur vos parlements, sur vos gouvernements.

Exigez la fin immédiate de la collaboration socialiste aux gouvernements capitalistes de guerre ! Exigez des parlementaires socialistes qu’ils votent désormais contre les crédits demandés pour prolonger la guerre.

Par tous les moyens en votre pouvoir, amenez la fin de la boucherie mondiale.

Réclamez un armistice immédiat ! Peuples qu’on ruine et qu’on tue, debout contre la guerre !

Courage ! N’oubliez pas que, malgré tout, vous êtes encore le nombre et que vous pourriez être la force.

Que dans tous les pays, les gouvernements sentent grandir en vous la haine de la guerre et la volonté de revanches sociales, et l’heure de la paix sera avancée.

A bas la guerre !

Vive la paix ! – la paix immédiate et sans annexions.

Vive le Socialisme international ! »

Conférence de Kienthal
Conférence de Kiental

La première biographie de Paul Mattick

La première biographie du militant marxiste Paul Mattick (1904-1981) est parue l’an dernier en anglais : Gary Roth, Marxism in a Lost Century, A Biography of Paul Mattick, Brill, 2015 (réédition en poche – « paperback » – par Haymarket Books, décembre 20151). Nous en traduisons ici quelques bref passages, avec l’accord de l’auteur, en espérant qu’une éventuelle publication intégrale en français puisse voir le jour. Nous n’avons pas choisi d’extraits concernant son militantisme en Allemagne, ni au début des années 1930 aux Etats-Unis, puisqu’il les a lui-même largement évoqué dans La Révolution fut une belle aventure, livre dont nous avons déjà rendu compte2. D’abord militant en Allemagne, jeune ouvrier, Mattick prit part à la Révolution allemande, fut membre d’un conseil ouvrier, et milita au KAPD (Parti communiste ouvrier d’Allemagne). Il vécut à partir de 1926 aux Etats-Unis, y prit part aux luttes sociales et devint un théoricien du communisme des conseils.

Le premier extrait concerne la parution de la revue New Essays, que Mattick animait avec Karl Korsch et qui prenait la suite de la revue Living Marxism (« marxisme vivant », 13 numéros parus de 1938 à 1941). Il est d’abord question de la recherche de nouveaux collaborateurs à la revue, qui parut en 1942-1943 (extrait du chapitre 12, pp. 212-213) :

« Korsch demanda à Herbert Marcuse, membre de l’école de Francfort, d’envoyer son récent ouvrage sur Hegel, bien que Mattick l’ait déjà utilisé pour un essai publié dans la Partisan Review3. Boris Souvarine était aussi une possibilité, mais on sut qu’il était « vraiment mélancolique voire morbide » du fait qu’il avait été obligé de laisser derrière lui tous ses travaux en fuyant l’Europe4. L’historien Arthur Rosenberg promit d’écrire une recension de livre, mais mourut avant de l’achever5. La revue ne publia pas de contributions littéraires, bien que Korsch pensait que chaque numéro devrait en comporter6. Bertolt Brecht fut envisagé, de même que James Farrell. Un beau texte de Victor Serge dut être écarté car il aurait exigé un difficile travail de traduction7. Un essai de critique littéraire par Rosa Luxemburg fut par contre publié, grâce à la traduction de Frieda Mattick8. Seuls trois numéros de New Essays purent paraître, mais ils comportaient un large éventail d’auteurs. Outre Mattick et Korsch, des articles et des recensions étaient signés de Dwight Macdonald, Victor Serge, Julien Coffinet, George Kimmelman, Leo Friedman, Sebastian Frank, C.P. West, Walter Boelke, Anton Pannekoek et Heinz Langerhans. »

Extrait du chapitre 13, pp. 234-235 : « Un projet de voyage de trois mois à Berlin, Paris, Amsterdam et Londres dut être revu à la baisse pour des raisons financières. […] Début avril 1948, Mattick embarqua à bord d’un bateau de transport de troupes reconverti, où les voyageurs dormaient à cinquante par chambre, ce qui était le moyen le moins cher de faire la traversée. Cela faisait trois ans qu’il préparait ce voyage : « Je suis très enthousiasmé par tout ça, tout en ayant un peu peur bien que je ne sache pas pourquoi »9. Il n’avait plus été en Europe depuis 22 ans.

Mattick passa trente jours rapides à Berlin, ce qui était le maximum autorisé pour une visite10. Près de 50 personnes vinrent écouter une conférence organisée par Reinhold Klingenberg et Alfred Weiland, au cours de laquelle Mattick parla du mouvement ouvrier aux Etats-Unis et de la situation internationale. Beaucoup de ses anciens camarades étaient dans le public, de même que des agents de la sécurité municipale. Même Klingenberg sous-estimait le degré de surveillance : sur les huit participants à un cours d’économie qu’il donnait avec Weiland, quatre étaient des espions de la police11. […] De Berlin, Mattick se rendit aux Pays-Bas pour y voir Henk Canne Meijer et Pannekoek, ce qui fut leur première rencontre après vingt ans de correspondance. Pendant ses sept semaines loin de chez lui, Mattick ne mangea que ce que les autres mangeaient et dans les mêmes quantités : il revint chez lui nettement amaigri. Son récit de voyage, « Obsessions de Berlin », parut dans la Partisan Review quelques mois plus tard12. »

Dans ce dernier extrait, sont évoqués les rapports de Mattick avec le marxologue Maximilien Rubel (chapitre 15, pp. 267-268) :

« Le fait que Rubel fut professeur invité à l’université Harvard en 1961 consolida leur amitié. Pour Mattick, Rubel était quelqu’un qui avait « un bon état d’esprit tant sur le plan humain que politique, et très érudit. Nous passons de très bons moments ensemble ». Pendant que Mattick aidait Rubel à améliorer son anglais, il l’entendit beaucoup parler de « manuscrits [de Marx] cachés dans des archives, que je ne verrai jamais »13. Mattick reconnaissait que « la recherche n’est pas ce que j’aime (aller dans des bibliothèques et chercher à y dénicher des textes intéressants) », mais sur ces sujets c’était une autre affaire14. Leur correspondance durera deux décennies et couvre un champ très large de sujets : la théorie de la monnaie de Marx, les volumes 1 et 2 du Capital, la nature capitaliste de l’URSS, l’aliénation et l’orthodoxie dans le marxisme, le travail productif ou improductif, la production de déchets, les motivations subjectives de la classe ouvrière, et l’éthique socialiste.

Les priorités de Rubel n’étaient pas toujours celles de Mattick, et Mattick dévalorisait souvent des choses qui étaient chères à Rubel. Mattick, par exemple, pensait que la théorie monétaire n’était pas quelque chose qui intéressait Marx, bien que Rubel passa beaucoup de temps à déchiffrer les idées de Marx sur le sujet. Le grand projet de Rubel impliquait une réédition des volumes 2 et 3 du Capital afin de corriger les erreurs éditoriales qui entachaient la publication originale. Ce projet ne rencontrait pas la pleine compréhension de Mattick : « il y a assez dans Le Capital, tel qu’il est, pour savoir ce que Marx voulait vraiment dire, même s’il n’était pas toujours très clair ». Bien plus, disait-il à Rubel, « toutes les théories ne restent que des fragments et de simples approximations de la vérité ». Même si Marx avait achevé tous les tomes du Capital, il était de toute façon « hors de la capacité d’un seul individu de comprendre toutes les ramifications d’un système dynamique tel que le capitalisme ». Pour Mattick, « Marx a fait plus que n’importe qui d’autre », mais cela ne voulait pas dire autre chose que « l’important est de poursuivre les travaux de Marx »15. »

1 Gary Roth est aussi le coauteur avec Anne Lopes de Men’s Feminism, August Bebel and the German Socialist Movement, Humanity Books, New York, 2000.

2 « « La Révolution fut une belle aventure », de Paul Mattick », Critique Sociale n° 29, janvier 2014 ; Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure. Des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains (1918-1934), L’échappée, 2013, préface de Gary Roth, postface de Laure Batier et Charles Reeve.

3 Lettre de Karl Korsch à Paul Mattick, 20 août 1941 (publiée dans Karl Korsch Gesamtausgabe, Offizin Verlag, 2001).

4 Lettres de Dinsmore Wheeler à Mattick, 5 janvier 1943, de Karl Korsch à Boris Souvarine, 6 octobre 1942 (conservée à Harvard), de Korsch à Mattick, 24 octobre 1942 (Gesamtausgabe).

5 Lettres d’Arthur Rosenberg à Mattick, 16 janvier 1943, et de Mattick à Claudio Pozzoli, 5 mai 1970.

6 Korsch à Mattick, 21 octobre 1942 (Gesamtausgabe).

7 James Farrell à Mattick, 16 juillet 1943, Mattick à Dwight Macdonald, 24 août 1943.

8 Il s’agit de la préface écrite en prison par Luxemburg à sa traduction en allemand d’un texte de l’écrivain russe Vladimir Korolenko [nde].

9 Lettre de Mattick à Dinsmore Wheeler, 13 mars 1948.

10 Reinhold Klingenberg à Mattick, 16 mai 1946, Mattick à Anton Pannekoek, 8 mars 1948.

11 Reinhold Klingenberg à Mattick, 1er septembre 1946, Michael Kubina, Von Utopie, Widerstand und Kaltem Krieg: Das Unzeitgemässe Leben des Berliner Rätekommunisten Alfred Weiland (1906-1978), Lit Verlag, 2001, p. 199 et 244-245.

12 Mattick, « Obsessions of Berlin », Partisan Review, octobre 1948.

13 Mattick à Dinsmore Wheeler, 2 mars 1961, Maximilien Rubel à Mattick, 5 janvier 1961, etc.

14 Mattick à Maximilien Rubel, 6 octobre 1961 (BDIC, Nanterre).

15 Correspondance Mattick-Rubel, 1961-1963.

Le mouvement de novembre-décembre 1995, vingt ans après

Il y a vingt ans se déroulait l’une des plus puissantes luttes sociales qui ait eu lieu en France au cours de ces dernières décennies. En novembre et décembre 1995, des millions de grévistes et de manifestants se mobilisaient notamment contre le projet du premier ministre Alain Juppé de contre-réforme des retraites. Nous publions ci-dessous trois témoignages de participants au mouvement : un cheminot, un étudiant, un enseignant.

* Christian Mahieux :

Quelles ont été les pratiques d’auto-organisation là où tu étais, auxquelles tu as participé ?

En 1995, j’étais cheminot à la Gare de Lyon, où je bossais alors depuis 19 ans. J’étais un des animateurs du syndicat régional CFDT, majoritaire à la Gare de Lyon. Je donne ces quelques éléments, pour situer d’où je parle à propos de la grève reconductible de novembre/décembre 1995.

A la SNCF, ce n’est pas 1995 qui a marqué l’apparition (ou le retour) à des pratiques d’auto-organisation de la lutte. Neuf ans plus tôt, les trois semaines de grève de décembre 1986-janvier 1987 avaient permis d’imposer une rupture nette avec un système où la grève était devenue depuis longtemps l’affaire des syndicats, voire même des seules fédérations syndicales dès lors qu’on parlait de mouvement national.

La grève de 1986/1987 se situe dans une période de forte tension sociale : mouvement lycéen et étudiant contre la loi Devaquet, assassinat de Malik Oussekine par la police, grève des agents commerciaux de la SNCF puis grève des agents de conduite, qui se transforment rapidement en grève inter-catégorielle sur l’ensemble de l’entreprise. De sa préparation à sa conclusion, ce mouvement est placé sous la responsabilité des assemblées générales de grévistes ; c’est un acquis important qui se retrouvera « naturellement » lors du démarrage de la grève 1995, avec une différence de taille : en 1986, si les collectifs CFDT-cheminots sont souvent à l’initiative du mouvement, les militants et militantes CGT combattent la grève dans ses premiers jours puis s’y insèrent de manière fort maladroite vis-à-vis des assemblées générales ; en 1995, du côté de la CGT la leçon a été retenue.

Cette pratique des assemblées générales est bien sûr essentielle. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est une A.G. de grévistes. Ce n’est pas une réunion d’information organisée par les syndicats, c’est bien un moment où chacun et chacune doit pouvoir se sentir suffisamment à l’aise pour parler, pour proposer, pour critiquer, pour décider. En 86/87 comme en 95, la quasi-totalité des A.G. au sein de la SNCF se font sur la base du collectif de travail : le dépôt, l’atelier, la gare, le chantier de ventes ou de manœuvre lorsqu’il s’agit de gros établissements. C’est à cette échelle qu’on a réellement des A.G. Il ne s’agit pas de « meetings » où les porte-paroles des syndicats, fussent-ils des représentants ou représentantes locaux, donnent les nouvelles, appellent à reconduire le mouvement ou à l’arrêter, avant que la démocratie se limite à lever la main pour approuver ce qui vient d’être dit.

C’est cette pratique de véritables assemblées générales où chaque gréviste peut aisément trouver sa place qui permet une appropriation de la grève par les grévistes ; d’où les multiples initiatives autogérées, parfois formalisées sous forme de « commissions » : pour la revue de presse quotidienne, pour les repas, pour les propositions d’actions, pour les liens avec les autres A.G., etc. C’est de là que se feront « naturellement » les occupations de locaux durant le temps de la grève : il s’agit alors de se réapproprier collectivement les lieux de la grève, qui sont aussi ceux qui correspondent au champ de l’A.G., au cadre connu car fréquenté quotidiennement depuis des années. C’est ainsi qu’en novembre-décembre 1995, à la SNCF, beaucoup de directions locales ont été, soit expulsées, soit mises de côté, durant tout le mouvement ; des endroits stratégiques (commande du personnel roulant, postes d’aiguillage, guichets, etc.) ont été occupés dès les premiers jours de la grève. Tout ça s’organise à partir du collectif de travail, devenu collectif de grève ! Ca me parait important d’insister sur ce point : depuis 1986 et 1995, il n’est plus question pour les organisations syndicales appelant à la grève de combattre, du moins ouvertement, l’existence des Assemblées Générales ; mais trop souvent elles se transforment en caricature d’A.G. de grévistes, d’A.G. de travailleurs et de travailleuses décidant et coordonnant leur lutte.

Quelle que soit l’organisation politique à laquelle ils et elles se réfèrent, celles et ceux qui considèrent que la classe ouvrière n’est pas en capacité de définir et mener politique et luttes autonomes, ne supportent pas les vraies A.G., représentatives, démocratiques, décisionnelles. A contrario, l’animation autogestionnaire des luttes consiste à organiser cette démocratie ouvrière, à la défendre : la pratique de l’Assemblée Générale quotidienne en est une des bases. Elle ne résout pas tout, d’autres points méritent une attention particulière, notamment la coordination du mouvement à l’échelle nationale, les liens interprofessionnels localement, etc.

Une des nouveautés de 95 est la généralisation des liens directs entre salarié-es de secteurs différents : piquets de grève communs, délégations réciproques dans les A.G., départs communs pour les manifestations, étaient devenus pratiques courantes entre cheminot-es, postier-es, enseignant-es, étudiant-es…

Je ne sais pas si on peut parler d’auto-organisation à ce propos, mais la réussite de 1995 chez les cheminots et les cheminotes, le rejet massif du recul de l’âge de la retraite, se sont aussi appuyés sur le fait que nous avions su faire vivre une tradition inscrite dans la culture ouvrière cheminote : celle du rejet des collègues ne partant pas à l’âge « normal » de départ en retraite (50 ans pour les agents de conduite, 55 ans pour les autres). Cette responsabilisation individuelle dans la défense des acquis et la lutte contre le chômage des jeunes a été un élément déterminant d’une défense collective.

L’éclatement de la CFDT à l’occasion de cette grève ne peut être passé sous silence lorsqu’on parle d’auto-organisation. Passons sur la ligne majoritaire (de peu) dans la confédération qui aboutit au soutien au plan Juppé dès la mi-novembre ; mais dans l’opposition CFDT de l’époque, deux courants se sont rapidement dégagés : l’un a privilégié la bataille d’appareil, l’autre a fait le choix de soutenir la base des syndiqué-es qui, massivement, rejetait désormais ce sigle et cette organisation synonymes de trahison. Et ce n’est pas par hasard si dans les syndicats SUD nouvellement créés dès janvier 1996, les désaffiliations de la CFDT les plus massives furent le fait de syndicats où depuis des années les désaccords avec la ligne confédérale étaient ouvertement débattus et partagés avec tous les syndiqué-es, et non traités par les seuls « dirigeants » du syndicat…

A ton avis, qu’est-ce qui a manqué au mouvement ?

Dès le premier jour, les cheminots et les cheminotes ont vécu le mouvement comme une lutte ouverte à d’autres. Tant mieux si d’autres s’y joignaient, sinon il fallait au moins gagner sur nos objectifs. Le « contrat de plan Etat/SNCF » posait la question du service public, de la lutte pour l’emploi, de la désertification du territoire ; la défense des retraites et de la protection sociale renvoyait au refus de la régression sociale, qui plus est, dans un pays qui s’enrichit. L’élargissement pouvait se faire sur deux plans :

  • Le tissu interprofessionnel et associatif dans les départements, les régions, à travers le contrat de plan ; cela ne se fit pas.

  • Les travailleurs et travailleuses des autres secteurs, pour la défense des retraites et de la protection sociale. L’extension s’est faite, mais limitée aux salarié-es en travail posté et roulant du secteur public. Le rôle des confédérations syndicales n’est pas étranger à cette faiblesse, la banalisation de la « grève par procuration » et le recours aux seules manifestations sans organiser une grève générale interprofessionnelle, ont pesé.

Et puis, comme souvent, une partie des animateurs et animatrices de la grève ne voulait pas franchir un cap supplémentaire, celui de la rupture politique avec le système en place, sous prétexte d’une absence d’alternative politique crédible à court terme… « l’alternative politique » étant conçue sous la seule forme de victoire électorale dans le cadre des institutions de la bourgeoisie. Encore la question de l’autonomie de la classe ouvrière, de sa propre capacité à construire son avenir, du débouché politique aux luttes dont elles sont porteuses par elles-mêmes…

Mais comme toujours, les responsabilités ne sont pas seulement « ailleurs ». Le rapport de forces créé par trois semaines de grève avaient permis des négociations locales sur le nombre de journées de grève non payées, mais aussi parfois des acquis plus importants : c’est ainsi que quelques jours après la fin de la grève, par la seule menace de remettre ça en Gare de Lyon, nous avons obtenu l’embauche de 10 jeunes dont le syndicat a directement transmis les dossiers. Les patrons avaient peur, nous n’avons pas su garder cet avantage dans la durée…

Quelles leçons de novembre-décembre 1995 pour les luttes d’aujourd’hui et de demain ?

Des leçons récurrentes : le besoin d’unité ouvrière, la nécessité d’un syndicalisme de lutte, indépendant, interprofessionnel, internationaliste, anticapitaliste, de masse, la bataille pour l’autonomie et la démocratie ouvrières, dans les luttes mais pas seulement… Mais plus que des leçons, savoir s’appuyer sur nos expériences, mémoires et acquis collectifs, tout en restant ouvert à l’inattendu !

* Antoine : Automne 1995 à l’université de Pau, un succès construit à contre-temps

Pendant le mouvement social de l’automne 1995, je suis étudiant à l’université de Pau. Pas (encore) syndiqué, j’ai pourtant participé activement, les années précédentes, à deux mobilisations marquantes : le rejet du projet CIP (Contrat d’Insertion Professionnelle, vite renommé « SMIC-jeunes ») du gouvernement Balladur, en février/mars 1994 ; puis les grèves étudiantes contre le rapport Laurent en mars 1995.

Ces deux mouvements étudiants importants (plusieurs semaines de grève à chaque fois, près de la moitié des étudiants en manif) auront une influence cruciale sur le mouvement de l’automne 1995 à Pau. Pour beaucoup d’étudiants, cette grève qui s’étale de fin octobre à début décembre sera surtout perçue comme le troisième acte d’un même mouvement de contestation universitaire. Une continuité qui va permettre une mobilisation rapide et efficace, tout en éloignant peut-être les étudiants des enjeux nationaux interprofessionnels.

L’expérience des luttes

Quand les premières assemblées générales sont convoquées dans les couloirs de la fac de lettres de Pau, fin octobre 1995, elles ne surprennent guère que les « nouveaux », arrivés dans les amphis depuis quelques jours. Pour ceux qui ont déjà fréquenté cette fac plutôt remuante, rien de surprenant : les affiches, AG et manifs ont rythmé les deux précédentes années universitaires. Et dès les premières assemblées générales, les étudiants sont nombreux.

Il faut dire que le contexte palois est très favorable. Le campus a déjà vécu deux mouvements festifs et victorieux : début 1994, le SMIC-jeunes avait été abandonné par le gouvernement Balladur, et un peu plus tard, le rapport Laurent rangé dans les placards du ministère. Le souvenir de ces succès est encore très présent chez de nombreux étudiants qui sont de retour sur le campus à l’automne 1995.

Dès les premières AG, beaucoup retrouvent avec plaisir la même ambiance, les mêmes visages, et les mêmes pratiques de lutte : assemblées générales quotidiennes et souveraines, pas de comité de grève, pas de porte-parole permanent, pas ou peu de tracts syndicaux pendant le mouvement. Les rares délégués qui sont parfois désignés par l’assemblée générale (pour aller négocier avec le ministère, ou s’exprimer dans les médias) ont un mandat précis et très court. Il n’y a pas, en tout cas formellement, deux catégories de grévistes. L’assemblée générale se perçoit comme un groupe homogène et solidaire.

Des pratiques démocratiques

Des habitudes prises lors des mouvements de mars 1994 et mars 1995, sous l’impulsion des étudiants de la CLE (Coordination Libertaire Etudiante, affiliée à la CNT-AIT). Très actifs à l’université de Pau, les libertaires ne sont pas très nombreux : une trentaine de militants réguliers tout au plus. Mais dès 1994 et le mouvement contre le SMIC-jeunes, ils vont réussir à convaincre les grévistes de la nécessité de fonctionner selon leurs principes de démocratie directe. Des méthodes qui feront parfois grincer des dents dans les rangs des autres organisations étudiantes (l’UNEF-ID et l’UNEF-SE principalement), mais devant le succès de ces pratiques, il faudra bien faire contre mauvaise fortune bon cœur !

Ces pratiques de démocratie directe expliquent en grande partie le succès et la cohésion des deux mouvements précédents. Et en octobre 1995, plus personne dans les amphis ne songe à les contester. Avec un fonctionnement établi, des militants très impliqués et des centaines d’étudiants déjà bien rodés, la contestation s’organise très vite. Les revendications sont essentiellement locales : l’université de Pau vit une crise de croissance depuis quelques années et les moyens alloués ne suivent pas. Les premières assemblées générales exigent donc des postes d’enseignants, des postes de IATOSS (personnels non enseignants), ainsi que des subventions nécessaires à l’agrandissement des locaux.

Succès local, difficile coordination nationale

Les revendications s’appuient sur des faits établis (manque de moyens, de profs, de locaux) que personne ou presque ne conteste à Pau. Les étudiants se sentent concernés et le fonctionnement en assemblée générale, à défaut d’être toujours fluide, leur donne le sentiment de s’approprier le mouvement. Plusieurs revendications nationales s’ajoutent rapidement aux exigences locales, notamment la suppression de circulaires permettant aux préfets de contrôler l’assiduité des étudiants étrangers. Des tentatives de coordination nationale avec les autres universités en grève (notamment Rouen, très mobilisée) aboutissent plus ou moins, mais la mobilisation locale ne faiblit pas.

Mi-novembre, au moment même où les premières manifs contre les réformes Juppé s’organisent, le conflit à l’université de Pau est à son paroxysme. Le ministre François Bayrou dépêche un médiateur, Gérard Binder, afin de trouver des solutions. Après plusieurs jours de palabres, ce dernier finira par « lâcher » la promesse d’une dotation supplémentaire de 100 postes d’enseignants et 50 postes de IATOSS sur quatre ans. Le 29 novembre, un protocole d’accord est même signé entre Gérard Binder et l’assemblée générale (représentée par 14 délégués qui signent tous le document !).

Les étudiants grévistes de Pau votent malgré tout la poursuite du mouvement. A la fois pour maintenir la pression sur le ministère (qui doit encore confirmer la création des postes et l’allocation pour les travaux) et pour obtenir gain de cause sur les revendications nationales. Il y a aussi la volonté, plus ou moins exprimée en assemblée générale, de participer au mouvement interprofessionnel contre le gouvernement Juppé.

Etudiants et salariés solidaires

Sortir de l’université, ce n’est ni un tabou ni une nouveauté pour les étudiants de Pau. Lors du mouvement contre le rapport Laurent, en mars 1995, une centaine d’entre eux avait pris la route pour Toulouse afin d’interrompre un meeting du premier Ministre (et candidat à la présidentielle) Edouard Balladur. En novembre/décembre 1995, la convergence des luttes était aussi à l’ordre du jour : les étudiants ont organisé des opérations péages gratuits, mais surtout ont occupé le centre de tri postal ou les voies de la gare. Ces deux dernières actions ont été menées en concertation avec des salariés de la Poste ou de la SNCF, dont certains représentants étaient venus aux assemblées générales étudiantes. La solidarité était bien présente et les préoccupations de politique générale également. Mais elles n’étaient pas le cœur des discussions en assemblée générale, ni le moteur de la mobilisation de la majorité des étudiants.

Le mouvement étudiant à Pau s’est arrêté peu avant Noël, comme la plupart des contestations sociales de l’automne. Son bilan local reste exceptionnel avec une mobilisation très forte des étudiants (jusqu’à 5000 d’entre eux en manif pour 10000 inscrits sur le campus !). Ses résultats sont également remarquables, avec l’obtention de 150 emplois et de crédits importants pour le fonctionnement de l’université. Ses liens avec le mouvement national étudiant, comme avec le mouvement national interprofessionnel, étaient bien réels même s’ils sont restés modestes, sans doute en raison d’un calendrier défavorable. Le début des grandes manifestations contre les réformes Juppé a en effet coïncidé avec la fin de la plupart des mouvements universitaires.

Parmi toutes les mobilisations étudiantes des années 1990, c’est pourtant celle qui s’est le plus rapproché des luttes des salariés, à travers des actions communes ou des manifestations générales. Chaque université en grève ayant fonctionné plus ou moins indépendamment, les expériences sont donc probablement très diverses. Vingt ans plus tard, en dépit de ce léger décalage avec les « grandes grèves » de 1995, ce mouvement étudiant reste une lutte passionnante, victorieuse et particulièrement formatrice. Pour de nombreux grévistes, ce combat de l’automne 1995 à Pau a été l’un des premiers pas d’un long parcours militant.

 

* Stéphane :

1) Quelles ont été les pratiques d’auto-organisation là où tu étais, auxquelles tu as participé ?

Le témoignage que je pourrai faire n’a pas grand intérêt sur ce point. Cela se passait dans une petite ville, Lisieux, où je n’ai pas souvenir de la moindre AG interpro. Il s’agissait uniquement d’AG de grévistes sectorielles, on ne se retrouvait avec les cheminots qu’aux manifs (ils y étaient les plus bruyants, les plus visibles). Les AG d’enseignants grévistes étaient, comme c’est l’habitude, « présidées » par l’intersyndicale.

L’auto-organisation, à un simple niveau d’autonomie d’action, était seulement sensible dans les modalités de mobilisation : chacun s’activait très librement, y compris sur les contenus des tracts et affichages et des réunions avec collègues et parents d’élèves. Cela se passait je le redis dans une petite ville, il n’y avait pas de rivalités politiques perceptibles.

2) A ton avis, qu’est-ce qui a manqué au mouvement ?

Ce qui a manqué au mouvement, et ça a paru évident dès le début, c’est la participation des salariés du privé, qui avaient déjà eu leur contre-réforme en 1993.

3) Quelles leçons de novembre-décembre 1995 pour les luttes d’aujourd’hui et de demain ?

On a cru que la leçon de 95 c’était, très classiquement: une bonne mobilisation fait reculer le gouvernement. La grève du printemps 2003, qui sera dans l’éducation plus dure, plus longue, plus massive, et se terminera pourtant par un échec, remettra en cause cet optimisme. 1995 ce sont de bons souvenirs (défiler avec ma fille dans la poussette) avant le traumatisme de 2003.

Le centenaire de la Conférence de Zimmerwald

Aujourd’hui bien des gens ne savent plus ce qu’a été Zimmerwald, dont c’est le centenaire. Zimmerwald a été un moment majeur de l’histoire du mouvement ouvrier, mais cette histoire n’est pas celle que la société bourgeoise met en avant. Zimmerwald c’est, avec la conférence réunissant du 5 au 8 septembre 1915 dans un village de Suisse une quarantaine de délégués socialistes de toute l’Europe, une réoxygénation d’un internationalisme ouvrier plongé dans l’apnée par la guerre. L’immense tuerie de la première guerre mondiale reste dans notre mémoire collective, n’importe quel petit village de France a son monument aux morts pour nous le rappeler. Mais cette guerre fut aussi, dès le premier jour, l’effondrement total de l’Internationale ouvrière, le « Waterloo du socialisme ». En dépit de ses motions de Congrès, elle sombre, des deux côtés du Rhin, dans l’Union sacrée pour la défense de la « patrie ». Les députés socialistes votent les crédits de guerre, entrent au gouvernement, le secrétaire de la CGT devient « commissaire de la nation ». Les opposants sont envoyés en prison (Rosa Luxemburg) ou au front (Karl Liebknecht, Pierre Monatte). Des groupes militants, comme ceux de la Vie ouvrière en France et Spartacus en Allemagne, resteront toutefois fidèles à l’esprit révolutionnaire et à l’internationalisme, et c’est à Zimmerwald qu’ils publient un Manifeste qui fera date et restera une référence pour toute une génération.

Chaque époque peut avoir besoin de son Zimmerwald : un réveil, un effort collectif face à une adversité d’une ampleur qui pourrait décourager. La Conférence de Zimmerwald reste un exemple pour toutes les difficultés de demain. A l’occasion de ce centenaire de Zimmerwald, dans une nouvelle période de repli, de peur, de poussée chauvine, nous voulons réaffirmer que l’internationalisme est une composante essentielle de tout véritable mouvement pour l’émancipation. L’histoire a pleinement (et tragiquement) montré qu’il ne peut pas exister de socialisme sans un internationalisme réel, constant. Il s’agit maintenant de mettre en pratique les deux citations suivantes de Karl Marx, aussi célèbres que malmenées par des générations de « marxistes » autoproclamés : « les travailleurs n’ont pas de patrie » et « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

* Le Manifeste de la Conférence socialiste internationale de Zimmerwald (1915) :

Prolétaires d’Europe !

Voici plus d’un an que dure la guerre ! Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d’hommes seront, pour le reste de leurs jours, mutilés. L’Europe est devenue un gigantesque abattoir d’hommes. Toute la civilisation créée par le travail de plusieurs générations est vouée à l’anéantissement. La barbarie la plus sauvage triomphe aujourd’hui de tout ce qui, jusqu’à présent, faisait l’orgueil de l’humanité.

Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l’impérialisme. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l’exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l’univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts. C’est ainsi que des peuples et des pays entiers comme la Belgique, la Pologne, les Etats balkaniques, l’Arménie, courent le risque d’être annexés, en totalité ou en partie, par le simple jeu des compensations.

Les mobiles de la guerre apparaissent dans toute leur nudité au fur et à mesure que les événements se développent. Morceau par morceau tombe le voile par lequel a été cachée à la conscience des peuples la signification de cette catastrophe mondiale. Les capitalistes de tous les pays, qui frappent dans le sang des peuples la monnaie rouge des profits de guerre, affirment que la guerre servira à la défense de la patrie, de la démocratie, à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. La vérité est qu’en fait ils ensevelissent, sous les foyers détruits, la liberté de leurs propres peuples en même temps que l’indépendance des autres nations. De nouvelles chaînes, de nouvelles charges, voilà ce qui résultera de cette guerre, et c’est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui devra les porter.

Accroissement du bien-être, disait-on, lors du déchaînement de la guerre. Misère et privations, chômage et renchérissement de la vie, maladies, épidémies, tels en sont les vrais résultats. Pour des dizaines d’années, les dépenses de la guerre absorberont le meilleur des forces des peuples, compromettront la conquête des améliorations sociales et empêcheront tout progrès.

Faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique, voilà les bienfaits de cette terrible lutte des peuples. La guerre révèle ainsi le caractère véritable du capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l’évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d’existence de la communauté humaine.

Les institutions du régime capitaliste qui disposaient du sort des peuples : les gouvernements – monarchiques ou républicains –, la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l’Eglise : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d’un ordre social qui les nourrit, qu’elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts.

Ouvriers !

Vous, hier, exploités, dépossédés, méprisés, on vous a appelés frères et camarades quand il s’est agi de vous envoyer au massacre et à la mort. Et aujourd’hui que le militarisme vous a mutilés, déchirés, humiliés, écrasés, les classes dominantes réclament de vous l’abdication de vos intérêts, de votre idéal, en un mot une soumission d’esclaves à la paix sociale. On vous enlève la possibilité d’exprimer vos opinions, vos sentiments, vos souffrances. On vous interdit de formuler vos revendications et de les défendre. La presse jugulée, les libertés et les droits politiques foulés aux pieds : c’est le règne de la dictature militariste au poing de fer.

Nous ne pouvons plus ni ne devons rester inactifs devant cette situation qui menace l’avenir de l’Europe et de l’humanité.

Pendant de longues années, le prolétariat socialiste a mené la lutte contre le militarisme ; avec une appréhension croissante ses représentants se préoccupaient dans leurs Congrès nationaux et internationaux des dangers de guerre que l’impérialisme faisait surgir, de plus en plus menaçants. A Stuttgart, à Copenhague, à Bâle, les Congrès socialistes internationaux ont tracé la voie que doit suivre le prolétariat.

Mais, Partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l’élaboration de ces décisions, ont méconnu, dès le commencement de la guerre, les obligations qu’elles leur imposaient. Leurs représentants ont entraîné les travailleurs à abandonner la lutte de classe, seul moyen efficace de l’émancipation prolétarienne. Ils ont accordé aux classes dirigeantes les crédits de guerre ; ils se sont mis au service des gouvernements pour des besognes diverses ; ils ont essayé, par leur presse et par des émissaires, de gagner les neutres à la politique gouvernementale de leurs pays respectifs ; ils ont fourni aux gouvernements des ministres socialistes comme otages de l’« Union sacrée ». Par cela même, ils ont accepté, devant la classe ouvrière, de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes. Et de même que chaque parti, séparément, manquait à sa tâche, le représentant le plus haut des organisations socialistes de tous les pays, le Bureau socialiste international manquait à la sienne. C’est à cause de ces faits que la classe ouvrière, qui n’avait pas cédé à l’affolement général ou qui avait su, depuis, s’en libérer, n’a pas encore trouvé, dans la seconde année du carnage des peuples, les moyens d’entreprendre, dans tous les pays, une lutte active et simultanée pour la paix.

Dans cette situation intolérable, nous, représentants de partis socialistes, de syndicats, ou de minorités de ces organisations, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec nos exploiteurs mais qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte de classe, nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d’elle-même et l’entraîner dans la lutte pour la paix.

Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l’occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d’annexions ni avouées ni masquées, pas plus qu’un assujettissement économique qui, en raison de la perte de l’autonomie politique qu’il entraîne, devient encore plus intolérable. Le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation.

Prolétaires !

Depuis que la guerre est déchaînée, vous avez mis toutes vos forces, tout votre courage, toute votre endurance au service des classes possédantes, pour vous entre-tuer les uns les autres. Aujourd’hui, il faut, restant sur le terrain de la lutte de classe irréductible, agir pour votre propre cause, pour le but sacré du socialisme, pour l’émancipation des peuples opprimés et des classes asservies. C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays belligérants d’entreprendre cette lutte avec toute leur énergie. C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays neutres d’aider leurs frères, par tous les moyens, dans cette lutte contre la barbarie sanguinaire.

Jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut tâche plus urgente, plus élevée, plus noble ; son accomplissement doit être notre œuvre commune. Aucun sacrifice n’est trop grand, aucun fardeau trop lourd pour atteindre ce but : le rétablissement de la paix entre les peuples.

Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et mutilés, à vous tous qui souffrez de la guerre et par la guerre, nous vous crions : Par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, par-dessus les campagnes et les villes dévastées,

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Zimmerwald (Suisse), septembre 1915.

Manifeste adopté à l’unanimité des 38 participants de la conférence (5-8 septembre 1915).

Les Grands hommes de l’exil, de Marx et Engels

– Tribune –

Karl Marx et Friedrich Engels, Les Grands hommes de l’exil, Editions Agone, Marseille, 2015, 224 pages, 18 euros. Edition établie et préfacée par Sylvie Aprile, traduit de l’allemand par Lucie Roignant.

« Les grands hommes de l’exil » n’est pas le texte le plus connu de Marx. Il restera à l’état de manuscrit et connaitra un parcours tortueux avant sa publication posthume. Ecrit dans la foulée du « 18 brumaire de Louis Bonaparte », il en reprend la verve polémique, mais se limite surtout à cela. Ne cherchez point ici trop d’analyses, de formules ou d’incipit percutants dont Marx a le secret. L’ouvrage est clairement polémique, et n’est que cela. Il a surtout été écrit pour essayer de faire bouillir la marmite.

Sur le fond, il s’inscrit dans la continuité des années 1840, tendance satires (« La sainte famille », « L’idéologie allemande ») puisque l’on y retrouve Bruno Bauer et Arnold Ruge. Ainsi que les opportunistes vite éconduits du Printemps des peuples, balayés par le tournant réactionnaire des évènements, dont Mazzini et Ledru-Rollin sont les plus connus. Tout ce beau monde va se réfugier à Londres, où ils vont d’abord tenter de s’unir au-delà de leurs différences. Forts de cette alliance précaire, ils vont essayer de l’élargir aux militants de la Ligue des communistes en pleine agonie. La fureur de Marx et Engels sera d’autant plus redoutable qu’il s’agira des militants qui leur étaient hostiles.

Marx et Engels vont donc se gausser de tous ces aventuriers en rade, de toutes leurs fanfaronnades et de leurs ridicules. Réfugiés à Londres et unis par leurs défaites, réduits à l’impuissance politique absolue, nos grands hommes vont donc compenser cela par leur rhétorique enflammée, à coup de proclamations grotesques contre les tyrans, au nom des peuples dont nos grands hommes s’autoproclament les représentants.

La préfacière parle de portraits qui rappellent nos politiques, ce qui n’est pas faux. Pour ma part, j’y ai surtout vu les derniers vestiges d’un altermondialisme en pleine déconfiture et qui, de Bolivie ou d’ailleurs, s’autoproclament tribuns de peuples qui ne leur ont donné aucun mandat, voire ignorent jusqu’à leur existence. Cruel, sardonique, nos portraitistes font souvent mouche. Notamment quand ils commentent une affiche pompeuse, qui se veut incendiaire et n’est que pompière. On rit des sarcasmes dont ils accablent ces inconnus qui n’ont laissé aucune trace dans l’histoire. Mais c’est à peu près tout ce que l’on peut en attendre.

Un apport indéniable à la marxologie

Au-delà des curieux et surtout des rieurs, ce texte intéressera les lecteurs plutôt friands de marxologie, notamment autour de cette période qui voit l’effondrement de la Ligue des communistes.

Par contre, si vous êtes amateurs de théorie marxienne, autant le dire tout de suite, nous sommes loin des grands textes posthumes comme les « Grundrisse », « Economie et philosophie (manuscrits de 1844) » ou « L’idéologie allemande ». Polémique, et rien que polémique, ce texte n’apporte donc pas grand-chose, si ce n’est une réaffirmation du prolétariat contre les peuples, enterrant au passage le ridicule des luttes de libération nationale. Grèce ou Pologne étaient la Palestine du XIXe siècle, et nos joyeux lurons n’ont pas de mots assez durs pour ces tartuffes qui s’appuient sur les peuples pour relancer leur carrière politique trop vite interrompue, et ne pensent qu’à la lutte des places (ministérielles) plutôt qu’à la lutte des classes. Ces deux extraits donnent un bon aperçu du fond et de la forme :

« la phraséologie creuse convient […] à la démocratie, où les déclamations vides et mélodieuses et la nullité sonore rendent totalement superflus tout esprit et toute compréhension de l’état des choses ».

« Plus ces rebuts de l’humanité […] étaient hors d’état de réaliser quoi que ce soit de concret, plus il leur fallait s’engager avec zèle dans un semblant d’activité inutile et claironner en grande pompe des partis imaginaires et des combats imaginaires. Plus ils étaient impuissants à mener à bien une véritable révolution, plus il leur fallait soupeser cette future éventualité, répartir les places à l’avance et se plonger dans les délices anticipés du pouvoir. »

C’est contre ces idées de peuples et son carriérisme ministériel, pour le prolétariat révolutionnaire, international et internationaliste par essence que s’inscrivent nos pamphlétaires. Ce pamphlet n’apporte donc rien de nouveau par rapport aux textes des années 1840 (réalisation de la philosophie, lutte des classes, abolition du salariat, etc.). Il réaffirme juste de manière succincte l’importance d’un sujet révolutionnaire, le prolétariat. Toutefois, cette petite musique prolétarienne fort agréable n’est qu’un écho ténu au sein de cette fureur sarcastique wagnérienne. Pour bien l’entendre, il vous faudra tendre l’oreille. A bon entendeur…

Olivier.