Introduction au marxisme

Ce texte se veut une synthèse actuelle et accessible à tous. Loin des différents mythes, il se réfère directement aux sources originales et, avec une bibliographie choisie, donne des pistes pour des lectures et des développements ultérieurs.

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Préambule

« La conception d’ensemble de Marx n’est pas une doctrine, mais une méthode. Elle ne fournit aucun dogme tout prêt, mais des points d’appui pour un examen ultérieur »

Friedrich Engels1

 

On voit régulièrement paraître des études consacrées à Karl Marx, à lui seul, trop souvent envisagé indépendamment des luttes sociales qui avaient formé ses idées et auxquelles il avait souvent participé. Mais au-delà du seul individu Marx, il y a la richesse d’un courant de pensée et d’action, qui ne se réduit pas à Marx et ne s’arrête pas avec lui. En l’ignorant, on commettrait l’erreur d’isoler artificiellement Marx au sein de l’histoire des idées, et de l’isoler du reste des mouvements sociaux, et des courants socialistes et communistes. En coupant arbitrairement Marx de la critique sociale et de l’action révolutionnaire, il tend à être réduit à « matière à gloses pour la mise en valeur de leurs connaissances spécialisées par des philosophes de la chaire ayant fait le choix inverse de celui de Marx, celui de l’intégration sociale. »2

Ce courant de pensée dont Marx est un des éléments peut, faute de mieux, être appelé « marxisme », à condition de ne pas donner à ce terme le sens d’un « système » ou d’une « idéologie »3. Réduire le « marxisme » à la seule pensée de Marx serait un contre-sens historique, qui se situerait dans la logique de l’idéologie dominante qui parle de « grands hommes » au détriment de courants collectifs d’action et de pensée, et au détriment surtout de l’activité pratique des masses elles-mêmes.

Si on entend par « marxisme » la somme des contre-sens concernant les écrits de Marx, alors on ne trouvera pas de ce pseudo-marxisme dans ce texte. Par « marxisme », il ne faut pas entendre un système figé. Il s’agit en fait d’une théorie qui se développe par construction collective ; il ne faut jamais oublier que Marx s’est largement inspiré non seulement d’auteurs antérieurs et contemporains, mais surtout de l’observation d’un mouvement ouvrier agissant par lui-même (en particulier, à l’époque, les mouvements ouvriers en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, etc.). Il n’y a donc pas un « moment Marx », sans racines ni suites, qui relèverait uniquement de l’histoire des idées. Le « marxisme », comme socialisme révolutionnaire critique, s’inscrit comme partie prenante d’un mouvement vers l’émancipation générale, aspiration qui est toujours actuelle.

L’essentiel du marxisme se résume dans le constat de la violence du mode de production capitaliste, et dans la conviction que les travailleurs (ou prolétaires) partout dans le monde, en vivant une situation d’exploitation et d’aliénation, et en participant à des luttes collectives de leur classe sociale, acquièrent une conscience de classe qui peut les mener à remplacer le capitalisme par une autre organisation sociale, sans travail salarié, sans État et sans frontières : le communisme.

Loin de cette définition, on peut observer que ceux qui déclarent s’opposer au marxisme le font très souvent sur la base de mythes, d’approximations ou de contre-vérités. Sans connaître la réalité de la critique marxiste, ceux qui pensent se situer au-delà du marxisme se trouvent en fait généralement en-deçà de celui-ci. Le marxiste Boris Souvarine écrivait en 1933 : « Il ne se passe guère de jour où quelque pontife de la culture bourgeoise n’inscrive au passif d’un marxisme imaginaire les idées les plus contraires, les faits les plus étrangers au marxisme réel. » Il ajoutait que « les marxistes repentis éprouvent le besoin d’oublier Marx pour mieux le contredire et le chargent arbitrairement d’erreurs de leur crû afin de pouvoir plus aisément le « dépasser«  », et enfin que l’idéologie officielle en Russie était une « antinomie achevée du marxisme authentique. »4 Entre ceux qui trompent et ceux qui se trompent, le marxisme est donc un inconnu célèbre, que l’on ne peut appréhender réellement qu’en critiquant préalablement toutes les propagandes idéologiques et étatiques.

Donc, qu’est-ce que le marxisme ? S’il existe un « marxisme », ce ne peut être qu’une méthode de critique de l’aliénation et des souffrances provoquées par les rapports sociaux capitalistes, c’est-à-dire par ce mode de production et d’organisation sociale. C’est « l’analyse et par là même la critique du système »5. Marx avait annoncé clairement : « Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident : je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant. »6 Cette activité critique débouche sur la nécessité de participer en pratique à la transformation de cette société, à la transformation du monde par et pour l’immense majorité. Le marxisme étant une méthode de connaissance critique du présent, il contribue à comprendre comment participer consciemment à sa transformation. On n’y trouvera ni dogme, ni ligne politique toute faite qu’il ne resterait plus qu’à répéter pour convaincre de sa validité.

Le marxisme est donc un outil théorique vivant, qui s’enrichit des innovations des luttes. Il ne s’agit pas d’accepter tout ce qu’a pu écrire tel ou tel, mais de s’inspirer de ce qui dans les écrits des auteurs socialistes et communistes a passé l’épreuve des faits. Les écrits de Karl Marx, comme ceux de tous les autres auteurs, doivent être lus comme des contributions non exclusives à l’élaboration d’une pensée critique actuelle, se basant évidemment avant tout sur la situation sociale présente et sur le mouvement réel des luttes dans le monde. Tout texte « marxiste », comme tout texte politique en général, n’a d’intérêt et de sens que lu avec un esprit critique constant. Et le fait de citer un extrait d’un texte n’implique pas forcément un accord avec l’ensemble de ce texte.

Marx n’a pas élaboré un système qu’il aurait ensuite expliqué dans ses textes ; au contraire, il a toute sa vie (ou du moins de 1842 jusqu’à sa mort en 1883) cherché à la fois à saisir les raisons de la misère, de l’exploitation, et de l’aliénation, et en même temps à participer au mouvement révolutionnaire de transformation du monde7 – mouvement devant selon lui être mené par « l’immense majorité », celle justement qui subit la misère, l’exploitation, et l’aliénation.

Marx était un homme de son époque, qui n’est qu’un des inspirateurs d’une méthode critique d’analyse de la société. Mais les éléments structurels fondamentaux de la société actuelle étaient déjà analysés dans ses textes. Il a d’ailleurs été trop optimiste : du fait qu’il était amené à analyser des phénomènes qui n’en étaient en fait qu’à leurs débuts à l’époque, il a parfois pensé voir la fin du capitalisme de son vivant. L’optimisme de Marx était en fait largement partagé par les autres socialistes de l’époque8. Marx était animé par une grande curiosité intellectuelle, soucieux de tout vérifier par lui-même, d’exercer son esprit critique à toutes les idées et théories, et surtout de les confronter à la réalité. « Marx lui-même n’a jamais prétendu à l’infaillibilité et rien n’est plus contraire à l’esprit de sa doctrine que les jugements historiques infaillibles. »9 Ce qui le caractérise, c’est l’esprit de synthèse. Il ne saurait donc être question d’une « source » unique ou surgie de nulle part : il y a l’histoire et les leçons permanentes des combats spontanés pour l’émancipation, qui préexistent à la théorie, et en sont l’inspiration première et indispensable. D’autre part, « avant Marx et indépendamment de lui, il y a eu un mouvement prolétarien et divers systèmes socialistes, qui correspondaient, chacun à sa manière, aux conditions de l’époque, qui étaient une expression théorique des aspirations de la classe ouvrière à s’émanciper. »10 Une véritable réussite pour le « marxisme » serait en fait la disparition du terme, son dépassement par intégration au sein d’un mouvement bien plus vaste et agissant concrètement pour l’auto-émancipation universelle.

Les marxistes veulent participer à l’auto-émancipation de l’Humanité, en abolissant toutes les sources d’oppression. Mais le « marxisme » croule depuis longtemps sous les fausses légendes. Marx a clairement critiqué ceux qui « à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe » veulent substituer « une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. » Dans ce passage du Manifeste communiste (1848), Marx ajoute que, pour ces « critico-utopiques », « l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société »11. C’est une récusation par avance d’une des principales trahisons par des courants prétendus marxistes. La théorie de Marx part des luttes concrètes, se nourrit des initiatives directes des travailleurs, et ne cherche pas à les « enrégimenter ». Vouloir diriger les luttes à la place des travailleurs mobilisés, c’est à la fois tuer la spontanéité, empêcher le développement autonome de la lutte, briser la prise de conscience du monde qu’une lutte autogérée apporte ; c’est enfin une attitude opposée au marxisme. Bien évidemment, la spontanéité ne vient pas de nulle part, elle émerge de l’expérience de l’exploitation d’une part, de l’expérience et de l’exemple des luttes d’autre part – et, essentiellement, de la conscience de classe qui découle de ces deux éléments.

Il y a, sur ces points comme sur d’autres, une opposition évidente entre Marx et certains « marxistes ». Vers la fin du XIXe siècle, la social-démocratie a élaboré un prétendu « marxisme » (alors même que de nombreux textes fondamentaux de Marx étaient encore inconnus) qui s’est avéré être une idéologie de parti, manipulée par des dirigeants sans réel contrôle des adhérents. Comme l’a écrit Karl Korsch, « dans cette phase historique, le « marxisme » n’a pas été, pour le mouvement ouvrier qui l’avait adopté de façon toute formelle, une véritable « théorie », c’est-à-dire « expression générale, et rien d’autre, du mouvement historique réel » (Marx), mais n’a jamais été qu’une « idéologie » que l’on prend toute armée « à l’extérieur ». »12

Juste après la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg séparait clairement « le marxisme véritable » de « cet « ersatz » du marxisme qui s’étala si longtemps dans la social-démocratie comme marxisme officiel. »13 Au fond, « marxisme » et « officiel », de même que « marxisme » et « orthodoxe », sont des mots qui ne vont pas ensemble, et en fait s’opposent fondamentalement.

La social-démocratie a ainsi simplifié, droitisé, et falsifié la pensée de Marx. Ces partis étaient d’ailleurs influencés par le « socialisme d’État » lassallien (d’après Ferdinand Lassalle, 1825-1864). Dans cette lignée, les sociaux-démocrates russes sont allés encore plus loin. « L’émancipation des classes travailleuses doit être conquise par les classes travailleuses elles-mêmes » pour Marx (octobre 1864)14, alors que Lénine se revendiquait ouvertement d’un « pouvoir dictatorial personnel » (avril 1918), qu’il a lui-même exercé – se situant donc, en opposition directe avec Marx, dans la tradition du pouvoir d’une minorité sur une majorité opprimée. On ajoutera que Lénine s’est également largement inspiré des dirigeants sociaux-démocrates de l’époque (en particulier Karl Kautsky), qui substituèrent à la pensée de Marx une simplification, un « marxisme vulgaire », vidant cette pensée de sa substance révolutionnaire et réellement critique. Une analyse marxiste montre que les rapports de production en URSS n’ont jamais été socialistes, ils sont toujours restés capitalistes, fonctionnant selon le triptyque décrit par Marx dans Le Capital : salariat – marchandises – argent. La bureaucratie d’État a pris la place de la bourgeoisie en tant que classe dominante exploiteuse ; de même en Chine, où le régime passe progressivement du capitalisme d’État au capitalisme de marché, sans avoir jamais abandonné l’exploitation capitaliste et l’asservissement du prolétariat.

Au fond, la ligne de séparation est :

* d’un côté les marxistes qui militent pour une révolution démocratique et l’instauration de la démocratie réelle, notamment par l’abolition des rapports sociaux capitalistes ;

* de l’autre différents courants (dont les réformistes et les léninistes), qui sont fondamentalement pour le pouvoir d’une petite minorité : soit en respectant les institutions actuelles qui recouvrent essentiellement une dictature de la classe capitaliste, soit en instaurant le pouvoir d’une infime minorité, « au nom » du prolétariat.

Avec la plus grande clarté, Marx écrivait dans le Manifeste communiste : « Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. »15

D’autre part, le marxisme vise à l’abolition des États-nations, il est donc anti-nationaliste et clairement internationaliste.

Le marxisme c’est notamment la lutte pour l’auto-libération du prolétariat mondial, pour l’abolition du capitalisme, pour en finir avec le travail salarié et avec les États qui sont des instruments d’oppression. Marx était un révolutionnaire pour la conquête de la démocratie réelle – par exemple, son journal la Nouvelle Gazette Rhénane portait comme sous-titre : « Organe de la Démocratie ». Il militait pour l’abolition de la dictature bourgeoise par une révolution du plus grand nombre, dirigée par le plus grand nombre.

Le marxisme est une pensée critique, mais pas un « système » : « je n’ai jamais établi de « système socialiste » » écrivait Karl Marx à la fin de sa vie16. Il s’agit d’analyser le monde, en s’inspirant d’une méthode qui doit lier intimement pratique et théorie. On constate qu’il existe dans les sociétés capitalistes des classes sociales, dont l’antagonisme trouve sa source dans le rapport social d’exploitation et d’aliénation qu’est le travail salarié.

Voici donc en quelques mots les principaux fondamentaux du marxisme :

* L’opposition à un système économique inégalitaire, basé sur l’aliénation, l’exploitation du plus grand nombre (par le système du salariat), et dirigé vers la réalisation de profit pour quelques uns, et non vers la satisfaction des besoins de tous. Il s’agit du capitalisme, mais on peut évidemment imaginer d’autres systèmes présentant les mêmes caractéristiques essentielles, auxquels les marxistes s’opposeraient également. Par la transformation de la société, le marxisme estime nécessaire d’arriver à une société basée sur la coopération et la gratuité.

* « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » : cette phrase fondamentale ne doit pas être considérée comme une simple formule, mais bien comme une exigence incontournable, devant être prise au pied de la lettre. Engels précisa que « Marx comptait uniquement et exclusivement sur le développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’action unifiée et de la discussion. » (préface de 1890 au Manifeste communiste). Ce principe inhérent au véritable marxisme implique l’auto-émancipation, ainsi que la démocratie comme élément fondateur indispensable pour une nouvelle société (que l’on appelle socialisme ou communisme), société à construire, débarrassée des différentes formes de domination. En fin de compte, « l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni de race »17.

Le but, socialisme ou communisme, ne désigne pas une société entièrement définie à l’avance. C’est le « mouvement qui abolit les conditions présentes ». C’est au mouvement réel de déterminer et de créer une société débarrassée du capitalisme, des hiérarchies, de l’exploitation et de l’aliénation ; c’est-à-dire que le « mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité » (Marx, Manifeste communiste) peut seul faire exister le socialisme/communisme, de la façon que les conditions sociales et la volonté des masses détermineront. Il y a donc rejet de l’idéologie : « La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire »18.

* L’internationalisme, qui est à la fois : 1) le constat de l’intérêt commun des travailleurs du monde entier – donc de la nécessité de la lutte au niveau mondial ; 2) l’objectif du dépassement des nations dans une communauté humaine mondiale. Il pourrait être plus juste de parler plutôt de « mondialisme », même si ce terme est malheureusement galvaudé (comme bien d’autres). L’expérience historique permet de faire le constat qu’en pratique, le nationalisme s’oppose à la fois au raisonnement rationnel et aux intérêts des travailleurs.

* La connaissance et l’analyse de l’histoire, et la conception matérialiste de l’histoire. Cette dernière ne peut être appliquée qu’après-coup uniquement, elle ne sert pas à « lire » le futur. L’activité consciente des êtres humains est loin de ne dépendre que de circonstances conjoncturelles. Contrairement à ce qu’a écrit un célèbre philosophe bourgeois (Hegel), le réel n’est pas toujours rationnel, et le rationnel ne devient pas toujours réel. « La méthode matérialiste consiste à remplacer les arguties et les disputes relatives à des notions abstraites par l’étude du monde réel. »19 De cette conception matérialiste et critique de l’histoire a parfois été faite une vulgarisation abusive sous le nom de « matérialisme historique », qu’il vaut mieux éviter. Pour Marx, il s’agit de se baser sur « les conditions réelles de la vie », donc de prêter une grande attention aux conditions sociales.

* Le constat de l’existence de classes sociales qui divisent les êtres humains ; le constat des profondes inégalités et injustices entre ces classes ; et le constat que tant que la division de la société en différentes classes existera, il y a aura des luttes entre ces classes : c’est le constat de l’existence de la lutte des classes. En conséquence, tout en participant actuellement à la lutte de classe des travailleurs, les marxistes militent pour une réorganisation de la société visant à la fin de la division des êtres humains en classes sociales – et donc à la fin de la lutte des classes.

* Le libre exercice de l’esprit critique. « Doute de tout »20 disait Marx, le but étant de connaître la réalité telle qu’elle est, pour mieux la comprendre et ainsi la transformer. Le « marxisme » est une théorie critique de la réalité.

Ces principes, ou certains d’entre eux, peuvent parfaitement être partagés par d’autres théories politiques et sociales : les marxistes ne cherchent pas à s’isoler, tout au contraire, le but est de contribuer à la constitution d’un mouvement d’ensemble de la société pour créer « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous. »21

Voici donc une introduction à un marxisme du XXIe siècle.

1 : La conception matérialiste de l’histoire

« Cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et révolutionnaire de ses prédécesseurs »

Karl Marx22

Il ne peut pas y avoir de véritable réflexion politique sans conscience historique. Pour pouvoir participer à la transformation du monde par et pour l’immense majorité, il faut connaître et comprendre le monde dans sa complexité. Le marxisme se base notamment sur une connaissance et une analyse des divers aspects de l’histoire, en adoptant une conception matérialiste de l’histoire.

Selon Marx et Engels, on doit comprendre que la « société civile est, en vérité, le creuset et le théâtre de toute histoire, et combien est absurde la traditionnelle conception de l’histoire qui néglige les circonstances réelles et se limite aux faits et gestes retentissants. »23 Il est à noter néanmoins que, depuis, les conceptions de Marx ont été souvent reprises, à tel point « qu’une partie au moins des conséquences du marxisme […] fait désormais partie de l’horizon ordinaire de tout historien »24.

Les idées et les idéologies ont un poids important sur le cours de l’histoire ; mais elles ne viennent pas de nulle part, ce sont elles-mêmes des constructions historiques. La base, ce sont les relations sociales entre les êtres humains. Par ailleurs, il y a évidemment une part d’aléatoire dans l’histoire25, de même qu’une influence des individus particuliers. Mais ce qui est le plus déterminant pour les grandes évolutions au sein de la société humaine, ce sont les rapports entre les classes sociales, l’évolution des modes de production. On peut ainsi observer l’influence des changements structurels lents et profonds sur des événements particuliers et ponctuels. Fondamentalement, « cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances. »26

L’analyse matérialiste de l’histoire prend donc en compte l’importance des rapports sociaux qui régissent la vie des êtres humains. L’essence de la conception matérialiste de l’histoire, c’est de considérer les faits sans se laisser berner par les déclarations des prétendus « grands hommes » (et en particulier des dictateurs successifs). On observe donc en particulier l’importance des structures sociales et de leurs évolutions sur le temps long.

Les marxistes doivent s’efforcer de connaître le mieux possible l’histoire et ses divers aspects, en étudiant les faits et leurs causes. Particulièrement fructueuse est l’étude critique des mouvements de mobilisations populaires, ainsi que des grands bouleversements sociaux. Comme l’a écrit le marxiste Julian Borchardt, « le matérialisme historique ne prétend pas expliquer les événements historiques par la situation économique ». Et il ajoute plus loin : « Ce sont les transformations sociales qui sont importantes. Et une conception de l’histoire n’a donc absolument pas pour but d’expliquer les événements isolés, mais de nous permettre de comprendre les bouleversements sociaux. »27

En examinant des événements nouveaux, comme la Commune de Paris en 1871, Marx a pris en compte la créativité des masses en lutte : il amenda et compléta en conséquence sa théorie révolutionnaire. D’où, entre autres, le passage de la préface de 1872 au Manifeste communiste, où Marx et Engels corrigent le texte dépassé de 1848 en se basant notamment sur l’expérience de la Commune28. La théorie doit s’inspirer et se nourrir du réel. À l’inverse, plaquer des schémas préalables sur le réel est une démarche qui tient de l’idéologie. La théorie critique se sépare clairement de l’idéologie ; l’activité critique et théorique se pratique entre autres en opposition aux idéologies. L’expérience historique précise le projet communiste, les moyens d’y parvenir et les moyens à éviter.

Le facteur historique premier, c’est donc l’activité sociale : l’existence, les luttes, les revendications des travailleurs. Cette lutte sociale se déroule en fonction de l’état du système économique et politique du monde ; elle ne se pratique pas à partir de rien, mais à partir d’une situation historique donnée, « état présent » qu’il s’agit précisément de combattre et de dépasser. Puisque l’objectif est la transformation du monde par le plus grand nombre, le plus grand nombre doit donc acquérir et améliorer les savoirs (notamment historiques), se forger son propre esprit critique. C’est une condition indispensable de l’action collective d’émancipation.

La conception matérialiste de l’histoire est « un instrument de connaissance et d’explication de la réalité sociale et historique. »29 C’est en connaissant le mieux possible le contexte social et ses contraintes, que les êtres humains peuvent changer les conditions d’existence pour et par eux-mêmes. Connaître et comprendre la réalité amène à vouloir et pouvoir la transformer. Comme l’écrit Anton Pannekoek, « le matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des peuples, des grands renversements sociaux. »30

L’essentiel de la vision marxiste de l’histoire a été en fait, depuis sa formulation, reconnue plus largement :

1) L’histoire est composée d’une série d’évolutions des structures mêmes de la société – en particulier des formes d’organisation sociale ;

2) Ces changements sont d’abord des conséquences des conditions de vie des êtres humains, et des transformations de la conscience de sa situation au sein des différentes classes sociales. Cette conscience est influencée par l’expérience de la vie en société dans une société organisée de façon donnée. Il s’agit donc de partir de l’ensemble de la réalité des rapports humains : « Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la société humaine, ou de l’humanité sociale. »31

Cependant, ce n’est pas parce que le marxisme veut baser ses actions sur une analyse rigoureuse, « scientifique », de la réalité, qu’il en deviendrait lui-même une science. Non seulement la conception matérialiste de l’histoire ne permet pas de prévoir l’avenir, mais surtout elle amène à ne pas en simplifier le cours. Avec leur conception, « Marx et Engels rompaient avec le cliché d’un progrès unilinéaire »32.

D’autre part, la conception matérialiste de l’histoire n’est pas un dogmatisme mécaniste : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’une façon arbitraire ni dans des circonstances librement choisies ; ils la font dans des conditions qu’ils ont trouvées devant eux, qui leur ont été léguées par le passé, bref, dans des circonstances données. »33 Il n’en reste pas moins que l’histoire est faite par les êtres humains eux-mêmes : « ce n’est certes pas l’ »Histoire » qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. »34 Le marxisme, c’est justement « l’idée qu’une autre histoire est possible, qu’il n’y a pas de destin, que l’existence de l’homme est ouverte »35. Loin des clichés, il faut rappeler que « si le marxisme n’est pas un « volontarisme« , il n’est pas non plus un « mécanicisme« . »36 L’action consciente des travailleurs est une condition sine qua non de la transformation de la société dans le sens de l’auto-émancipation, le moteur ne peut être que leur action qu’ils décident eux-mêmes démocratiquement, en connaissance de cause.

Les structures d’exploitation, de domination, d’oppression – le capitalisme, l’État, la division des êtres humains en classes sociales, le patriarcat, le racisme, etc. – n’existent pas depuis toujours et ne sont pas éternelles. Elles ne sont pas seulement des déterminants de l’histoire, mais aussi et surtout sont déterminées par elle. Elles ont une origine historique, et peuvent disparaître dans le cours ultérieur de l’histoire – à condition qu’un mouvement de transformation aille dans le sens de leur abolition.

2 : Le capitalisme, le salariat, le patriarcat

« Une chaîne retenait l’esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste. »

Karl Marx37

Il est indispensable, pour comprendre la société actuelle, d’analyser le système économique qui domine le monde entier : le capitalisme. Dans ce but, le marxisme applique une méthode d’analyse critique. « L’œuvre principale de Marx – et cela est vrai de toute sa philosophie – n’est pas une bible faite de vérités définitives et établies une fois pour toutes, c’est au contraire une incitation permanente au travail intellectuel, à la recherche et à la lutte incessante pour la vérité. »38

Le mode de production capitaliste repose sur l’exploitation et l’aliénation. Le mouvement capitaliste de base peut se résumer par la formule suivante : le capital, qui correspond à une certaine quantité d’argent, permet d’acheter des marchandises, qui une fois transformées et revendues rapportent plus d’argent. Autrement dit : A → M → A bis.

M désigne les marchandises, le profit des capitalistes est la différence entre A bis et A. Autrement dit, la somme d’argent A permet l’achat des moyens de production, des matières premières, et du temps de travail des salariés → ce qui aboutit à la production d’une marchandise → puis à la vente de cette marchandise → qui rapporte la somme d’argent A bis (qui est plus importante).

Il importe de comprendre ce qu’est la forme marchandise : « Un homme qui produit un article pour en user immédiatement, et pour le consommer lui-même, crée un produit, non une marchandise. »39 Et au bout du compte, « dans une société qui repose sur l’échange des marchandises, on n’obtient que par voie d’échange. Quiconque n’apporte pas de marchandises, n’a pas de moyen de subsistance. […] La production et la vente de marchandises sont devenues la condition de l’existence humaine. »40

Le prix moyen de base est la somme des frais de production + la plus-value. Tant que le système du salariat existe, il y a exploitation. Donc, il faut abolir le système du travail salarié : dans Le Capital, Marx « a montré que pour supprimer l’exploitation, il faut avant tout, il faut exclusivement que soit supprimée la vente de la force de travail, autrement dit le salariat »41. Mais les capitalistes peuvent avoir recours à d’autres formes d’exploitation du travail, par exemple en contraignant les travailleurs à se déclarer « auto-entrepreneurs » : cela permet aux capitalistes de rétablir une sorte de salaire à la pièce, tout en contournant les garanties sociales associées aux salaires qui ont été conquises par des décennies de luttes.

Selon Marx, c’est donc la force de travail des salariés qui est l’élément actif permettant de créer la plus-value ; et c’est l’exploitation de cette force de travail qui est la source des profits. En système capitaliste, la production a pour but la réalisation de profit, et non la satisfaction de besoins. L’objectif est de créer un bénéfice pour ceux qui dirigent la production.

Néanmoins, le marxisme n’ignore nullement l’influence du rapport entre l’offre et la demande sur les variations des prix – de même que les façons dont la demande peut varier par rapport aux besoins (« sous-consommation » par manque d’argent pour obtenir ce qui est nécessaire ; à l’inverse, création artificielle de demande par la publicité, etc.). La valeur d’usage des marchandises, ou la perception juste ou non de cette valeur d’usage, a par ce biais une certaine influence sur les variations des prix, et avant tout sur la possibilité de réaliser la plus-value.

La logique du capitalisme fait que ce qui est produit ou non est déterminé par la perspective de réalisation d’un profit monétaire pour ceux qui possèdent les moyens de production. Cela limite donc l’éventail de ce qui est produit, mais pas d’après les besoins, ni d’après l’utilité ou la nocivité de ces produits (que l’on pense par exemple à la florissante industrie de l’armement). Mais d’après Marx, il existe une tendance à la baisse du taux de profit. Cela oblige la classe capitaliste à lutter contre cette tendance ; par des tentatives d’accroître le taux de profit, et tout du moins pour le maintenir. C’est la « baisse tendancielle du taux de profit » ; mais il y a la possibilité de compensation notamment par la sur-exploitation des travailleurs : intérim, baisse du salaire réel (par le gel des salaires malgré l’inflation), heures supplémentaires non-payées, rogner sur les droits sociaux, etc. (plus généralement : tout mécanisme accroissant la productivité du travail sans accroissement du salaire). Ces mesures sont imposées aux travailleurs, notamment s’il y a une pression extérieure, ce qui est le cas avec un chômage important. Ces moyens de lutte de la classe capitaliste permettent un maintien du taux de profit, grâce à un accroissement du taux d’exploitation des salariés.

L’hégémonie croissante dans le travail de la forme salariale caractérise le mode de production capitaliste. L’exploitation du travail de la majorité pour le profit d’une minorité privilégiée se fait par la prédominance du travail salarié. « L’existence d’une classe qui ne possède rien en dehors de sa capacité de travail est une condition nécessaire du capital. […] Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital : ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement. »42 « Le processus de production capitaliste […] produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié. »43

Par le salariat, on est obligé de vendre une partie de son temps de vie ; on est dépossédé d’une partie de sa vie. Le salarié se faisant voler son temps par son exploiteur, Marx a écrit cette condamnation sans appel : « le système du travail salarié est donc un système d’esclavage »44. Le salariat est un travail aliéné et aliénant. Le travailleur n’a pas de maîtrise de son travail, ni du produit de son travail. Le travailleur ne détermine pas son activité, il ne s’appartient plus, il appartient à l’entreprise qui loue sa force de travail. Dès lors, « la production est uniquement production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens pour un épanouissement toujours plus intense du processus de la vie pour la société des producteurs. »45 C’est une partie de son temps de vie que vend le travailleur : ce temps ne reviendra jamais, d’où la formule : « On perd sa vie à la gagner ».

La logique aliénante du mode de production entraîne souvent un contrôle voire un « flicage » des travailleurs : par le système du salaire à la pièce, par l’écoute des conversations (notamment dans les centres d’appel), la vidéo-surveillance, les évaluations individuelles, la « culture du résultat », etc. Tout cela participe d’un processus de déshumanisation. Dans son travail, le salarié n’est plus qu’un élément interchangeable du système de production. Comme l’a écrit Marx, « ce qui caractérise l’époque capitaliste, c’est donc que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d’une marchandise qui lui appartient, et son travail, par conséquent, la forme de travail salarié. D’autre part, ce n’est qu’à partir de ce moment que la forme marchandise des produits devient la forme sociale dominante. »46 Dans ce cadre, l’être humain est réduit au rôle de simple rouage d’un ensemble qui lui échappe47. Dans la routine du salariat, le travail est souvent répétitif, la créativité y est bridée, atrophiée.

Les individus sont donc enserrés, comprimés par l’ensemble des contraintes du mode de production capitaliste. Ces contraintes contribuent à la violence diffuse qui parcourt la société. Le capitalisme s’oppose donc à la liberté, à l’épanouissement des potentialités de chacun. Chaque être humain a en lui différentes facettes, qui s’expriment ou non suivant les situations dans lesquelles il est placé : une société de « guerre de tous contre tous », comme l’est le système capitaliste, tend à faire ressortir ce qu’il y a de plus bas.

L’observation empirique montre que « les rapports de travail sont d’abord des rapports sociaux d’inégalité qui confrontent tout un chacun à la domination et à l’expérience de l’injustice. »48 Dans le mode de production capitaliste, la concurrence règne entre les entreprises, mais également une concurrence tend à exister entre les salariés. La concurrence isole et oppose les travailleurs, ce qui affaiblit leur position face au patronat – et c’est bien le but recherché. Car en réalité les travailleurs ont des intérêts communs : salaire, conditions de travail, etc. Ces intérêts les opposent ensemble aux capitalistes. Pour se défendre, pour améliorer leur situation, les travailleurs gagnent à faire cesser la concurrence entre eux et à se regrouper, s’associer. Ces associations peuvent prendre plusieurs formes, notamment les syndicats et les mouvements ponctuels comme les grèves. L’aboutissement ultime de ce processus serait la victoire commune de toute la classe travailleuse, c’est-à-dire qu’il n’y aurait plus de patronat, plus de concurrence, plus de système du salariat : autrement dit, l’autogestion. L’autogestion est un moyen de briser le fonctionnement hiérarchique, et de contribuer à faire disparaître les inégalités.

Actuellement, la concurrence domine les travailleurs : il faut trouver un emploi (c’est-à-dire en fait un salaire) au détriment d’autres chômeurs, il faut être « performant » pour éviter le risque du chômage forcé. Il s’agit d’échapper au risque d’être privé des moyens de vivre – ce qui entraîne peur, stress, etc. Le capitalisme, par une profonde extension du système du salariat, induit donc l’incertitude de l’existence sociale. Le capitalisme fait régner entre les humains des rapports de concurrence, de domination, de violence. La hiérarchie est une formation sociale qui empoisonne toutes les relations dans le cadre du travail, et même plus largement dans la société. « La concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui règne dans la société bourgeoise moderne. »49 Le capitalisme tend à transformer la vie en guerre permanente.

Le capitalisme est donc un système qui entraîne différentes formes de confrontations entre les êtres humains. Pacifier les rapports sociaux nécessite d’en finir avec ce système. Contre la concurrence, il s’agit d’opposer la solidarité, la coopération, l’entraide – qui sont des éléments de résistance, et de préfiguration d’une société socialiste, en étant les bases de nouveaux rapports humains, débarrassés de l’argent, basés sur la gratuité et le don. « La concurrence, qui est à la base du régime capitaliste, signifie pour nous socialistes, un fratricide ; nous voulons au contraire une communauté internationale des hommes. »50 En effet, « la possibilité d’éprouver des sentiments purement humains dans nos rapports avec nos semblables » est « restreinte par la société fondée sur l’antagonisme et la domination de classe »51.

Marx ne confondait pas « propriété privée » et propriété personnelle : « Dans la réalité, je n’ai de propriété privée que dans la mesure où je peux en faire trafic […]. Je ne suis propriétaire privé de mon habit qu’aussi longtemps que je peux en trafiquer, le mettre en gage ou le vendre, tant qu’il est vendable. »52 Cette notion de « propriété privée » est liée à l’existence du capital et de la forme marchandise. Mais la propriété privée est surtout un rapport social ; Marx évoque ainsi « la propriété privée, sous son double aspect : répartition et travail salarié. »53

En réalité Marx oppose la propriété individuelle à la propriété privée, alors que ces deux expressions sont parfois confondues à tort. Pour Marx, la propriété privée est une « propriété de classe, qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns », qu’il s’agit d’abolir pour « faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production »54. En général, on parle en fait de la propriété privée des moyens de production. Au sens marxiste, la « propriété privée » c’est ce dont on prive autrui, c’est s’accaparer ce qui a une utilité collective. Mais on peut aussi dire que dans une certaine mesure, la propriété privée c’est la possession de valeur d’échange, alors que la propriété individuelle c’est la possession de valeur d’usage.

La société hiérarchique-capitaliste, dans laquelle vivent actuellement tous les êtres humains, est le règne de l’obligation de se soumettre à l’organisation capitaliste du travail. Toutes les sociétés capitalistes ont été et sont donc des sociétés de contrainte. Ce sont les rapports sociaux imposés par le fonctionnement du capitalisme : le but des marxistes n’est pas de modifier plus ou moins tel ou tel élément macro-économique, mais de changer de rapports sociaux. En examinant l’ensemble des éléments qui constituent l’ordre social actuel, on voit que c’est un système qui fractionne les êtres humains entre dirigeants et dirigés, entre exploiteurs et exploités.

Dès le XIXe siècle, des théoriciens comme Karl Marx et Rosa Luxemburg ont clairement compris que le capitalisme devait nécessairement se mondialiser. Il ne s’agit pas de s’opposer à ce processus en soi pour défendre un illusoire (et réactionnaire) capitalisme « national », mais de développer une lutte de classe internationaliste pour défendre les intérêts des travailleurs du monde entier.

Changer de mode de production est par ailleurs une nécessité écologique : « Ceux qui sont maîtres des machines sont maîtres des hommes et de la nature. »55 Comme l’a écrit Herbert Marcuse dans les années 1960, « à la destruction démesurée […] de l’homme et de la nature, de l’habitat et de la nourriture, correspondent le gaspillage à profit des matières premières, des matériaux et forces de travail, l’empoisonnement, également à profit, de l’atmosphère et de l’eau dans la métropole riche du capitalisme. »56

Le patriarcat est un système de violence et d’aliénation. Comme l’écrivit Engels : « La famille individuelle moderne est fondée sur l’esclavage domestique avoué ou dissimulé de la femme, et la société moderne est une masse exclusivement composée de familles individuelles qui en sont comme les molécules. L’homme […] est, dans la famille, le bourgeois ; la femme y représente le prolétaire. »57 S’insurger de la différence de salaire entre femmes et hommes est bien sûr indispensable ; mais il s’agit en fait d’une conséquence du système dans lequel nous sommes, de par l’existence du patriarcat et de l’inégalité de genre, et de par l’existence du système capitaliste. Militer pour l’égalité des salaires des femmes et des hommes est donc primordial, mais pour résoudre le problème à la racine, ce sont la domination sexiste et le système du salariat qui sont à abattre. Pour les travailleuses, être payées autant (c’est-à-dire souvent aussi peu) que les travailleurs ne marquera pas l’émancipation et la liberté, mais seulement une étape dans cette voie.

Le système actuel de domination, exploitation et aliénation, est en fait la combinaison de plusieurs formations sociales qui se superposent et s’entremêlent : le capitalisme, la division en classes sociales, le patriarcat, le racisme. Ce système d’ensemble est une production humaine, héritage historique de l’action des générations précédentes, qui elles-mêmes agissaient dans des conditions historiquement déterminées. Les rapports sociaux actuels déterminent les agissements des êtres humains d’aujourd’hui, bien que ces derniers ne les aient ni créés ni même choisis. Les conditions présentes de la vie en société ont cependant un caractère transitoire, puisqu’elles sont forcément appelées à être modifiées, plus ou moins radicalement, par une action plus ou moins consciente, et dans des directions qui peuvent être différentes voire opposées. Contre le conservatisme, qui veut maintenir les inégalités et l’exploitation qui dominent notre époque, il y a nécessité de transformation sociale en profondeur par l’action consciente et dans l’intérêt de l’immense majorité.

L’objectif pour les marxistes est de changer complètement de mode de production, d’en finir avec la production qui a pour but la valeur d’échange, et produire autre chose, autrement, avec pour but la valeur d’usage et le maximum de bien-être pour les êtres humains. Changer de système global est une cause universelle, qui nécessite l’abolition des systèmes de hiérarchie, d’exploitation, de racisme et de domination de genre.

Enfin, Marx écrit dans Le Capital que « la production capitaliste » épuise « en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur ». Le capitalisme « détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais trouble encore les échanges organiques entre l’homme et la terre »58. En ce début de XXIe siècle, ce constat se révèle particulièrement lucide. Un mode de production qui détruit l’environnement doit être remplacé par une nouvelle forme d’organisation sociale, qui est à inventer, et qui devra pleinement prendre en compte l’enjeu écologique.

3 : Les classes sociales, les luttes de classes

« Il ne saurait être question de masquer les antagonismes de classes, mais de supprimer les classes »

Karl Marx et Friedrich Engels59

Dans ses analyses, Marx « s’appuie sur le fait que nous vivons dans une société de classes qui est un produit de l’histoire. »60 En régime capitaliste, les classes sociales se définissent par leur place dans le système de production et dans la structure économico-sociale, lesquelles déterminent leur place dans la société. Les classes sociales existent par leurs relations et oppositions avec d’autres classes.

Les deux classes sociales essentielles en mode de production capitaliste sont le prolétariat et la bourgeoisie. Le prolétariat est la classe salariée, les travailleurs. La bourgeoisie est constituée des propriétaires des moyens de production ; classe capitaliste, patrons, rentiers, grands actionnaires. Ces classes sociales ont des intérêts antagonistes, d’où le fait que des luttes existent entre ces classes. La lutte de la majorité exploitée est une lutte contre l’injustice sociale. « L’œuvre entière de Marx et de Engels est dictée par une extraordinaire générosité ; mais plus encore par un impérieux besoin de justice. »61

L’observation de la société conduit à faire le constat de l’existence d’une lutte entre classes sociales. L’étude sociologique montre que « les sociétés contemporaines sont segmentées, hiérarchisées et conflictuelles. »62 Cette lutte des classes connaît des évolutions notables, mais elle se poursuit de toute façon sous diverses formes.

Les classes sociales en présence sont donc les suivantes :

* La classe capitaliste. Autrefois divisée entre bourgeoisie foncière et bourgeoisie industrielle, mais cette distinction est désormais désuète, même si par ailleurs la classe capitaliste n’est pas pour autant devenue entièrement homogène. Patrons, grands actionnaires, etc., vivent directement ou indirectement grâce au travail effectué par les prolétaires. C’est-à-dire qu’ils vivent, à un niveau ou un autre, consciemment ou non, grâce à l’exploitation des travailleurs. Autrefois, le capitaliste individuel était propriétaire et chef de son entreprise. La classe capitaliste est devenue majoritairement composée de « capitalistes collectifs » : actionnaires, dirigeants de la bureaucratie dans le cas du capitalisme d’État63, hedge funds, etc.

* La classe paysanne est en diminution numérique considérable dans les pays occidentaux, mais elle reste très importante à l’échelle de la planète. Dans le monde occidental, les « agriculteurs » se divisent entre grands propriétaires, petits exploitants, et ouvriers agricoles ; ces derniers ne possèdent pas de terrain et sont des salariés, donc de fait des prolétaires. Les grands propriétaires, quand ils ne participent même pas à l’exploitation d’une partie de leurs terres, sont ce qu’il reste de la bourgeoisie foncière. Marx écrivait à propos « des paysans français » : « Leur exploitation ne diffère de celle du prolétariat industriel que par la forme. L’exploiteur est le même : le capital. […] Seule la chute du capital peut élever les paysans, seul un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut briser sa misère économique, sa déchéance sociale. »64

* Le prolétariat, « classe travailleuse » ou « classe laborieuse ». Ce sont eux qui produisent, donc : les producteurs. Mais ils ne possèdent pas les moyens de production, pour vivre ils doivent louer/vendre leur temps (c’est le travail contraint). Les chômeurs font partie de cette classe, puisqu’ils sont des prolétaires sans emploi. La « classe ouvrière » est parfois confondue à tort avec le prolétariat, qui est un ensemble plus vaste dont les ouvriers font partie. Il est à signaler que contrairement à une idée reçue, les ouvriers sont par exemple en France en quasi-stabilité numérique depuis des décennies, avec 7 millions d’ouvriers. Mais les autres catégories d’« actifs » augmentant, la proportion d’ouvriers diminue légèrement.

Cette classe vit une situation d’aliénation du fait de l’essence même du processus de production capitaliste. Les prolétaires, par leur travail, permettent l’accumulation du capital ; ils participent donc au renforcement de la force sociale qui leur est opposée.

La lutte de classe élémentaire demeure celle qui oppose la classe salariée contre la classe capitaliste.

La division de la société en classes sociales enferme les individus. De plus, pour qu’il n’y ait plus de classe dominante, il faut qu’il n’y ait plus de classes sociales. L’objectif est donc d’arriver à une société sans classe sociale : « Si le prolétariat remporte la victoire, cela ne signifie pas du tout qu’il soit devenu le côté absolu de la société, car il ne l’emporte qu’en s’abolissant lui-même et en abolissant son contraire. Dès lors, le prolétariat a disparu tout autant que la propriété privée : son contraire qui l’implique. »65

Contre la violence des rapports sociaux dans toute société divisée en classes, pour une société pacifiée, l’abolition des classes s’impose. Des antagonismes et des tensions sont forcément générés par les hiérarchies, les inégalités, les rapports de production basés sur l’exploitation. Les classes sociales n’existant plus, la société sera alors libérée des carcans des oppressions de classe. Cela permettrait un accroissement des possibilités des individus.

La lutte des classes a comme enjeu quotidien la répartition entre salaire et plus-value, mais elle n’a pas seulement des conséquences économiques : dans son processus, la lutte des classes a des conséquences subjectives. Les travailleurs luttant pour un meilleur salaire, pour l’amélioration de leurs conditions de travail, pour la baisse de la durée de travail, etc., peuvent y prendre conscience de leur exploitation, et expérimentent l’unité dans l’action. La lutte de classe développe donc la conscience de classe. Ces éléments sont autant de préalables qui peuvent conduire à une action révolutionnaire de classe, pour supprimer l’exploitation et toutes les structures capitalistes. Cela implique que la lutte quotidienne est un champ d’expérience positive, que l’action est menée par les travailleurs eux-mêmes, donc que la créativité à la base puisse pleinement s’épanouir.

« Marx ne dit nullement que la lutte des classes est une « fatalité » qui pèse sur l’humanité […] elle n’est pas une « essence » de l’humanité, elle prendra fin – sans que cependant rien soit perdu des acquisitions matérielles et culturelles de l’humanité. »66 Une fin de la lutte des classes ne peut en fait se réaliser qu’en mettant fin à ses causes. Le prolétariat « ne peut donc s’émanciper qu’en émancipant tout le monde, c’est-à-dire en révolutionnant complètement la forme de la production. »67

4 : Les idéologies, les États, les partis

Les prolétaires « doivent abolir le travail. C’est pourquoi ils se trouvent en opposition directe avec l’État […] ; et ils doivent renverser l’État pour affirmer leur personnalité. »

Karl Marx et Friedrich Engels68

Le livre de Marx Le Capital n’est pas la fabrication d’une idéologie, mais la critique de l’économie politique en tant qu’idéologie du capitalisme : le livre est construit comme une démonstration de la nature réelle du règne du capital.

La société capitaliste, divisée en classes, ne permet pas l’égalité et entrave la liberté de la majorité. Quand au troisième terme de la devise issue de la révolution de 1789-1794, la fraternité : quelle fraternité est possible entre ceux qui mènent un licenciement collectif, et ceux qui le subissent ? Ceux qui licencient le feraient-ils s’ils savaient réellement, pratiquement, les conséquences humaines impliquées, s’ils en avaient pleinement conscience au moment de prendre la décision ? Quel libre-arbitre dans le capitalisme ? Pour Marx, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. »69

Il est donc nécessaire de critiquer les idéologies, qui sont des formes de fausse conscience. Cette critique vise à la fois les conceptions erronées des réalités sociales, et en même temps ces réalités en question. Aux idéologies s’oppose la conscience de la réalité vécue, concrète. La conscience est un produit social. Il s’agit par l’expérience de l’exploitation du travail, par les luttes sociales, de prendre conscience de la société telle qu’elle est : violente et injuste. C’est ensuite la compréhension du fait que la société actuelle est la conséquence de l’histoire. Il y a eu un avant cette société, il y aura un après. « Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. Cette conscience […] se ralluma brièvement dans le spartakisme »70. Le prolétariat est cette classe sociale qui peut mener elle-même l’action consciente.

Comme l’a écrit Engels, « l’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste »71. L’État « est un produit de la société parvenue à un degré de développement déterminé ; il est l’aveu que cette société s’embarrasse dans une insoluble contradiction avec soi-même, s’étant scindée en antagonismes irréconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. »72 L’État est un appareil de direction et de décision, placé au dessus de la société – même s’il est dans une certaine mesure déterminé par la société.

Par conséquent, « Marx a proclamé l’abolition de l’État avant même que les anarchistes n’existent »73. « Les classes tomberont aussi fatalement qu’elles ont surgi. Avec elles inévitablement tombe l’État. La société qui réorganisera la production sur les bases d’une association libre et égalitaire des producteurs transportera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »74

Face à l’État, les marxistes opposent l’action autonome sur la base de l’association, et l’internationalisme. Marx a écrit que la Commune de Paris de 1871 « ne fut pas une révolution contre telle ou telle forme de pouvoir d’État, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Ce fut une révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la société ; ce fut la reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale. Ce ne fut pas une révolution faite pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une révolution pour briser cet horrible appareil même de la domination de classe. » Et il ajoutait que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. L’instrument politique de son asservissement ne peut servir d’instrument politique de son émancipation. »75

L’historien de la Commune Jacques Rougerie a très justement noté à ce propos que « les idées marxiennes sur l’État ont été par la suite appauvries, déformées, tant par les sociaux-démocrates de la IIe Internationale que par leurs adversaires léninistes de la IIIe. »76

Comment Marx concevait-il la notion de « parti » politique ? En 1860, il parle de « mes camarades de parti »77, bien qu’il ne soit adhérent d’aucun Parti au sens aujourd’hui courant. Sur plus de quarante ans d’engagement politique, Marx n’a été que quelques années membre de la Ligue des Communistes ainsi que de l’Association Démocratique de Bruxelles, puis plus tard 8 ans membre de l’Association Internationale des Travailleurs78 – la plupart du temps, il n’a été membre d’aucun parti. La Ligue des Communistes fut dissoute sur sa proposition ; l’AIT n’était ni un parti au sens actuel, ni une Internationale constituée de partis nationaux comme ce fut le cas des Internationales suivantes. « Marx cherchera surtout à faire de la Ire Internationale un organe de formation et de coopération »79. Les luttes, le mouvement de conquête de la démocratie et de l’émancipation, n’avaient selon Marx pas forcément besoin d’un « parti » au sens étroit du terme, mais de larges mobilisations démocratiques80. Il faut ainsi prendre en compte la mise en garde contre « la tendance à sur-estimer l’organisation qui, peu à peu, de moyen en vue d’une fin se change en une fin en elle-même, en un bien suprême auquel doivent être subordonnés tous les intérêts de la lutte. »81 Cela peut s’appliquer aux syndicats, aux partis, et à toutes organisations « au sens éphémère » : ces structures ne sont que des moyens parmi d’autres, leur existence ne doit pas entraver voire compromettre le but.

Il y a ainsi distinction entre « Parti historique » et « Parti éphémère », ce dernier désignant des organisations précises pouvant évoluer, scissionner ou disparaître d’une année à l’autre. Il faut prendre « Parti » dans son sens premier, de courant de pensée. On peut être communiste sans être dans un Parti, et à l’inverse on peut être adhérent d’un Parti qui se déclare communiste sans être pour autant communiste (ce dernier cas a été extrêmement courant au XXe siècle). Le marxisme s’oppose à toute tentative de maintenir ou de transformer les masses en spectateurs, en éléments passifs de la vie sociale et des évolutions des structures de la société.

Par contre, combattre l’existence des « partis » au sens historique du terme (celui employé dans le premier titre du Manifeste communiste de 1848), est purement illusoire tant que des différences aussi importantes existent dans la société, qui est – quand bien même ce serait nié – traversée par des intérêts contradictoires, en particulier entre possédants et travailleurs. La conséquence de cette négation est bien souvent l’appel à « l’unité nationale »82, qui maintient des divisions artificielles entre « nationalités », tout en niant les divisions réelles entre classes sociales – le tout au plus grand bénéfice des classes dirigeantes, qui peuvent ainsi aisément conserver leur position dominante.

5 : La démocratie

« Le communisme et le socialisme, pour tendre vers la démocratie authentique dépourvue de toute empreinte de classe, doivent conserver et accroître comme un bien précieux les éléments de démocratie historiquement acquis dans la lutte des classes »

Cercle communiste démocratique83

Il faut d’abord rappeler que la conquête des garanties démocratiques actuelles ont été obtenues par des luttes, avec la participation active des prolétaires, des marxistes et des autres socialistes : en particulier le droit de vote des femmes, ainsi que le suffrage universel (et non plus le suffrage censitaire, système où soit seuls les plus riches ont le droit de voter, soit leur vote a plus de poids).

Historiquement, c’est une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie qui a permis de mettre fin à la monarchie absolue, premier pas vers la démocratie. Par la suite, la bourgeoisie a instauré un mode de suffrage lui étant réservé, le suffrage censitaire et masculin. Cette double discrimination de la part de la classe dominante, organisée à son profit, a duré jusqu’à ce que le prolétariat ait conquis le suffrage universel. Si le suffrage universel n’est pas en soi suffisant pour être la démocratie réalisée, sa conquête constitue une précieuse étape dans cette voie.

Marx se prononce pour l’utilisation du « suffrage universel, transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation »84. Karl Marx et Friedrich Engels ont milité pour la démocratie – on peut rappeler par exemple leur soutien actif au chartisme (qui était un mouvement populaire britannique pour le suffrage universel). Cet engagement n’avait rien de passager, puisque « à chaque période de sa carrière politique, on voit Marx combattre inlassablement pour les libertés démocratiques »85.

En 1846, Engels voit le communisme comme la conséquence logique de la conquête de la démocratie. Il écrit ainsi que « la démocratie c’est aujourd’hui le communisme », et que « les masses démocratiques peuvent être comptées sans peine dans le calcul des effectifs communistes ». Enfin, il considère que « les prolétaires de toutes les nations commencent, sans grand tapage, à fraterniser réellement sous la bannière de la démocratie communiste »86.

Le marxisme observe que les progrès vers la démocratie ont principalement lieu pendant les périodes révolutionnaires, qui sont des tentatives plus ou moins abouties en ce sens, évidemment jamais parfaites – nous n’avons de toute façon aucun exemple du passé à reproduire tel quel.

Mais, au-delà des lacunes importantes qui restent en matière de démocratie, et qui devront être dépassées pour atteindre une véritable démocratie politique, il n’existe toujours pas de « démocratie économique », concept qui est contradictoire avec les principes du capitalisme. La lutte pour la démocratie doit donc nécessairement s’accompagner de la lutte sur le terrain social. « Notre système social [capitaliste] est basé sur la contrainte. […] La contrainte n’est pas compatible avec la démocratie. »87

Selon Rosa Luxemburg, « le sort de la démocratie est lié au sort du mouvement ouvrier »88. Il est donc du devoir des marxistes de défendre et de développer la démocratie. Cela peut prendre différentes formes : démocratie des conseils, Assemblées Générales, etc.

La démocratie est en effet indispensable à l’objectif fondamental du marxisme : la constitution d’une communauté humaine mondiale, débarrassée de toute forme d’oppression. Comme l’a écrit l’historien marxiste David Riazanov, « le communisme suppose la démocratie la plus perfectionnée »89. Le précurseur Etienne Cabet (1788-1856) considérait le communisme comme « la réalisation la plus complète et la seule parfaite de la démocratie »90. Selon Engels, « déjà le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant »91.

Cette lutte implique de combattre le phénomène anti-démocratique qu’est la bureaucratie. Ce sont des symptômes de la faiblesse démocratique, du manque de démocratie, d’un manque d’initiative autonome des masses populaires elles-mêmes. Ce sont ces dérives et/ou lacunes qui permettent la manifestation des tendances autocratiques diverses : à l’inverse une démocratie réelle et active, et un mouvement autonome de la majorité elle-même, empêchent la concrétisation des germes bureaucratiques et oligarchiques. « L’éducation des masses et de chaque individu dans le sens de l’autonomie intellectuelle et morale, la méfiance à l’égard de l’autorité, l’initiative personnelle, la capacité d’agir librement constituent la seule base sûre pour le développement d’un mouvement ouvrier qui soit à la hauteur de ses tâches historiques et la condition essentielle de la disparition des dangers bureaucratiques. »92

L’objectif est un système sans « dirigeants », avec des délégués révocables. Sa réalisation a ses bases dans l’apparition au sein des mouvements revendicatifs de structures de démocratie directe, d’espaces de libre discussion, de discussion et d’inventivité collectives. Il s’agit d’une démocratie vivante, comme l’est toute démocratie authentique.

Il s’agit donc de procéder à la « démocratisation de la société jusqu’à ses racines »93. Car il ne s’agit pas que d’une question politique, mais bien sociale : « La démocratie, autrement dit le contrôle public, est la condition sine qua non d’une économie collective. »94 L’unité révolutionnaire du prolétariat s’incarne dans sa lutte pour la démocratie sociale, qui passe par l’abolition de l’organisation capitaliste du travail.

Selon Engels, la Commune de 1871 « n’était déjà plus un État au sens propre »95, et il ajouta plus tard : « Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »96 La « dictature du prolétariat » est donc pour Engels un régime démocratique qui ne repose pas sur un État. « Pour Marx et Engels, dictature du prolétariat est synonyme de démocratie. Elle implique, dans leur pensée, les transformations les plus radicales du régime de propriété, indispensables à l’établissement et au fonctionnement d’une véritable démocratie. »97 Cela n’a jamais signifié « tyrannie » pour Marx et Engels, au contraire. L’idée est que tout le pouvoir soit exercé démocratiquement par le prolétariat. C’est la démocratie des travailleurs. Ce n’est en aucun cas une « suspension » de la démocratie, mais son intensification, son approfondissement.

Néanmoins, ce terme doit être abandonné de par l’évolution historique (il est à noter au passage que Marx l’a très rarement employé). Le sens du mot « dictature » s’étant radicalement modifié depuis, conserver une expression caduque ne pourrait que conduire à des contre-sens. D’autre part, dénaturée par plusieurs régimes de tyrannie (URSS, Chine maoïste, etc.) cette expression est devenue l’inverse de ce qu’elle signifiait au départ. Conserver cette expression aujourd’hui ne serait en fait que du fétichisme idéologique. Marx a employé ce mot « non comme terme de programme, mais simplement pour mieux marquer qu’aucune loi, ni héritage de la classe régnante antérieure, ni déterminée d’avance, ne ligoterait l’action du prolétariat au pouvoir »98.

Il nous faut lutter pour une démocratie socialiste (ou démocratie prolétarienne). Enfin, l’histoire a amplement montré la nécessité pour un pouvoir révolutionnaire qu’il existe aussi des contre-pouvoirs.

6 : Le communisme, le socialisme

« Dans ses fins comme dans ses voies, le socialisme est un combat pour la réalisation de la liberté. »

Karl Korsch99

Puisque le socialisme (ou communisme) n’est pas un « système », il n’existe pas de définition à l’avance d’une forme précise de société qui ne peut, en réalité, être définie et construite que par l’immense majorité elle-même, en faisant ses propres choix. La « forme et le contenu réels de la société communiste » ne peuvent être déterminés « que d’une façon empirique, comme tous les autres faits réels, ce qui signifie en l’occurrence : par le développement historique et l’action sociale des hommes »100.

Il n’y a pas un moule qui serait à reproduire, mais seulement des grandes lignes, essentiellement les changements par rapport aux structures sociales actuelles. Comme l’a dit Engels : « Nous sommes des évolutionnistes, nous n’avons pas l’intention de dicter à l’humanité des lois définitives. De préjugés à l’endroit de l’organisation en détail de la société de l’avenir ? Vous n’en trouverez pas trace parmi nous. Nous serons déjà satisfaits, lorsque nous aurons mis les moyens de production entre les mains de la communauté »101.

L’objectif, du moins, passe entre autres par la mise en commun, le partage. L’égoïsme est une prison : en réalité, « l’épanouissement d’un individu dépend de l’épanouissement de tous ceux avec qui il entretient des contacts directs ou indirects »102. Dans ce but, il s’agit d’arriver à la propriété commune des moyens de production sous la forme de l’association. Cette nouvelle communauté humaine doit être constituée par des individus égaux librement associés : « C’est seulement dans la communauté qu’existent pour chaque individu les moyens de cultiver ses dispositions dans tous les sens ; c’est donc uniquement dans la communauté que la liberté personnelle devient possible. »103 Le communisme, ce n’est pas l’emprise de la société sur les individus ; c’est au contraire une société où les rapports sociaux sont déterminés par les individus. Jean Jaurès a écrit à ce sujet que « le collectivisme a droit de cité dans la République : il en est la formule sociale. Il est la garantie économique de la liberté de tous. »104 L’objectif collectiviste ne s’oppose donc pas à la liberté, il en est la réalisation. On a pu avec raison souligner que Marx « avait bien compris la filiation du socialisme et de la liberté » et qu’il « s’était écarté à la fois de Hegel (liberté purement philosophique) et de Feuerbach (liberté exclusivement religieuse). »105

Transformer la propriété n’est toutefois pas suffisant. Ce sont les rapports de production eux-mêmes qu’il faut complètement changer. Le passage au communisme ne peut se faire sans changement radical de l’ensemble des conditions de la production : « Jusqu’à présent, toutes les révolutions ont toujours laissé intact le mode des activités […]. En revanche, la révolution communiste […] se débarrasse du travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes »106. Autrement dit, « il ne s’agit pas de rendre le travail libre, mais de l’abolir. »107 Le communisme est donc un mouvement de transformation révolutionnaire « qui conduit finalement, avec l’élimination du salariat, à l’élimination de toute domination de classe. »108 Le salariat étant la base actuelle des rapports d’exploitation et d’aliénation, il n’y a pas d’émancipation sociale possible sans l’abolition du système du salariat. Cela permet alors l’abolition de l’argent, et de la forme marchandise.

D’autre part, et c’est bien sûr lié, le communisme ne peut exister qu’au niveau mondial : « le communisme, action du prolétariat, n’est concevable qu’en tant que réalité « historique et mondiale » »109. Ce type de société est nécessairement sans État. « La révolution communiste, qui abolit la division du travail, élimine finalement les institutions politiques »110. Socialisme et communisme excluent tous les préjugés et égoïsmes « nationaux », qui enferment les individus. C’est par l’égalité et la libre circulation des individus que sont supprimées les ornières. C’est par l’épanouissement ouvert et la connaissance mutuelle qu’apparaissent les richesses et les subtilités linguistiques et culturelles.

Le socialisme, tout en étant solidaire et égalitaire, ne saurait être normatif. S’il est d’abord le mouvement d’union des travailleurs et de tous les opprimés pour une autre société, qui soit libérée du système hiérarchique-capitaliste et de toute forme d’exploitation, cette union brisant les divisions et frontières qui ont été dressées entre les êtres humains du monde entier, le communisme représente « la cause de l’humanité, et non des ouvriers seulement »111.

Comme l’a écrit Victor Serge : « La liberté est aussi nécessaire au socialisme, l’esprit de liberté est aussi nécessaire au marxisme que l’oxygène aux êtres vivants. »112 Et selon Marx : « A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures »113.

Pour Marx, le communisme « coïncide avec l’humanisme ; il est la véritable fin de la querelle de l’homme avec la nature et entre l’homme et l’homme, il est la véritable fin de la querelle entre l’existence et l’essence, entre l’objectivation et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l’individu et l’espèce. »114 Du fait de la réalisation de cette société harmonieuse, pour Marx le communisme « signifiait non seulement l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi le fait de mettre fin à toutes les formes d’aliénation de l’homme. »115

Concrètement, « il vaut mieux employer l’expression socialisation démocratique des moyens de production que propriété collective, parce que celle-ci implique une certaine erreur théorique en ce que, d’abord, elle met à la place du fait réel économique un exposant juridique et de plus, parce que, dans l’esprit de plus d’un, elle se confond avec l’augmentation des monopoles, avec l’étatisation croissante des services publics, et avec toutes les autres fantasmagories du socialisme d’État toujours renaissant, dont tout l’effet est d’augmenter les moyens économiques d’oppression dans les mains de la classe des oppresseurs. »116

En conséquence, « la propriété sociale implique non seulement la suppression de la propriété privée, mais aussi la suppression de la propriété nationale. […] Elle signifie que les instruments de production doivent être au service de la société humaine, c’est-à-dire de l’humanité. En d’autres termes, la propriété sociale n’est en fait plus une propriété, elle est un simple instrument au service de l’homme et de la civilisation. »117

Le socialisme (ou communisme), société sans classe sociale, n’est pas inscrit dans des « lois de l’histoire », il n’est pas écrit à l’avance que ce type de société verra effectivement le jour. Le capitalisme arrivera un jour à sa fin, mais on ne peut prédire par quel genre d’organisation sociale il sera remplacé. Mais ceux qui croient le capitalisme éternel sont victimes d’une vaine illusion, ou d’auto-persuasion. Tout aussi illusoire est la proclamation d’une fin de la lutte des classes en régime capitaliste : tant qu’il y aura une division entre classes sociales, elles seront forcément, d’une manière ou d’une autre, en lutte. La fin de la lutte des classes ne peut advenir que par la fin des classes sociales.

Comment pourrait s’organiser la vie des êtres humains une fois supprimée l’organisation de la société sur la base du système du salariat ? Voilà ouvert un vaste champ d’invention, qui implique nécessairement des rapports humains pacifiés et solidaires, puisque dans une civilisation communiste, la liberté ce n’est pas le droit du plus fort.

Selon Marx et Engels, « la libération de chaque individu se réalisera dans la mesure même où l’histoire se sera transformée complètement en histoire mondiale. »118 D’où la nécessité absolue d’un internationalisme permanent, de la lutte pour un monde sans État ni frontière, pour une communauté humaine mondiale. Engels écrit ainsi que « les prolétaires dans tous les pays ont un seul et même intérêt, un seul et même ennemi, une seule et même lutte devant eux ; les prolétaires sont déjà en grande partie exempts de préjugés nationaux, et toute leur culture et leur mouvement sont essentiellement humanitaires, anti-nationaux. Les prolétaires seuls peuvent abolir la nationalité »119.

L’auto-émancipation socialiste marque la véritable émancipation de l’humanité. Selon les mots de Marx : « le prolétariat peut et doit se libérer lui-même. Toutefois, il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions d’existence. Il ne peut abolir ses propres conditions d’existence sans abolir toutes les conditions d’existence inhumaines de la société actuelle »120.

La société sans classe sociale permet une humanité réconciliée. Contre les déterminismes, le socialisme permet plus de liberté, grâce au choix de chacun. Les êtres humains ne sont plus restreints par les préjugés et limitations de classe, de genre, de couleur de peau. Cela permettrait de libérer les interactions sociales. « C’est seulement dans la société communiste que l’épanouissement original et libre des individus n’est pas un vain mot, car il dépend des liaisons entre les individus, liaisons qui consistent partie dans les conditions économiques, partie dans la nécessaire solidarité du libre épanouissement de tous, et enfin dans le mode d’activité universel des individus sur la base des forces productives existantes. »121

Le communisme implique l’invention d’autres formes de vivre-ensemble, créées et gérées à la base. C’est aussi la généralisation de l’accès aux loisirs, à l’art et à la culture. L’objectif à atteindre est celui d’une société sans laissés pour compte, sans opprimés quels qu’ils soient – ce qui demande une attention permanente, et ce qui exige de ne pas croire à l’existence de solutions définitives : la situation sociale de tous et de chacun doit être évaluée sans se voiler la face. Cela implique de ne jamais sous-estimer les malheurs du présent au nom de ceux du passé ; de ne jamais tenir des inégalités, des injustices, des situations de misère comme allant de soi ou comme étant impossibles à résoudre.

Le socialisme et le communisme sont en fait un objectif identique : la socialisation et transformation radicale de l’appareil de production et de la production elle-même. Dans le système hiérarchique-capitaliste, les lieux de travail sont organisés en fonction de la réalisation maximale de profits. Il s’agit de changer ce qu’on produit, comment on le produit, et bien évidemment la répartition. Cela permet donc la réduction, puis l’abolition, des monstrueuses inégalités qui existent dans le monde. Le communisme réel « est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme […] il est la vraie solution du conflit de l’homme avec la nature, de l’homme avec l’homme »122.

7 : La transformation de la société, la révolution sociale

« Le 13 juin avait enlevé aux différents partis semi-révolutionnaires leurs chefs officiels ; les masses qui restaient y gagnèrent d’agir de leur propre chef »

Karl Marx123

La révolution socialiste implique à la fois le renversement du pouvoir oppresseur et la transformation des rapports sociaux. Il ne s’agit pas d’apporter des modifications, même importantes, à l’organisation sociale actuelle, mais bien de remplacer cette organisation sociale. Il ne s’agit pas de conserver l’essentiel du processus de production en changeant uniquement les propriétaires ou la répartition des produits, mais bien de changer radicalement le processus productif : ce qu’on produit, comment on produit, etc.

La révolution sociale pour être authentique ne peut être que majoritaire. « Une politique « pour le peuple » qui ne se fait pas « par le peuple » ne se fait finalement pas du tout »124. C’est la société se transformant elle-même, par elle-même – et non sous pression extérieure.

La révolution socialiste, que l’on peut également appeler révolution communiste, est un mouvement mondial, « c’est la révolution sociale du prolétariat mondial. »125

« La société capitaliste n’est rien d’autre que la domination plus ou moins voilée de la violence. »126 La violence est une conséquence des formes d’organisation sociale qu’il s’agit de remplacer, elle figure parmi les maux à détruire, et ne peut donc pas servir à l’émancipation. Les moyens condamnables ne rapprochent pas du but, au contraire ils condamnent ce but. D’où la nécessité d’une révolution non-violente.

Les socialistes « n’attendent pas la réalisation du but final de la violence victorieuse d’une minorité »127. D’après Engels, ce sont justement les socialistes et communistes qui tendent à supprimer la violence dans un mouvement : « dans la proportion où le prolétariat contiendra en lui des éléments socialistes et communistes [c’est-à-dire des travailleurs conscients], la révolution présentera moins d’effusion de sang »128.

La révolution au sens marxiste n’est donc pas la violence, mais la transformation des structures sociales, des rapports sociaux, le changement de mode de production : passer à des structures économiques et politiques différentes. Les moyens et formes peuvent varier suivant les circonstances et les conditions. Déjà au XIXe siècle – le siècle du blanquisme, des insurrections de rue et des barricades – Marx déclarait : « il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions j’ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. »129 Selon Engels, « Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes est révolu. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation sociale, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il retourne, pour quoi elles censées intervenir, corps et âme. »130 Quelle que soit sa forme, la révolution sociale exige en tout cas une implication des masses dans la chose publique et sa transformation, et des progrès structurels d’égalité et de solidarité.

« Manquer de liberté, tel est pour l’homme le véritable danger de mort »131. Spontanément, il y a des résistances face aux conditions inhumaines, des actions – souvent collectives, parfois individuelles – pour empêcher des injustices, etc. Dans le système capitaliste, les travailleurs forment « une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d’où émane la conscience de la nécessité d’une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes grâce à l’appréhension du rôle de cette classe »132. La conscience communiste spontanée provient de l’expérience vécue de la vie en régime hiérarchique-capitaliste, de l’expérience des rapports sociaux, des luttes sociales133.

Si le moyen contredit la fin, il empêche sa réalisation. « Une fin qui a besoin de moyens injustes n’est pas une fin juste »134. Au contraire, « le caractère éthique de la pratique révolutionnaire se manifeste sous l’aspect de l’adéquation totale entre les moyens et la fin »135. Chacun peut s’intégrer librement à la nouvelle organisation sociale tout en participant à son élaboration.

La révolution ne peut gagner que si elle est faite d’un bout à l’autre par la majorité, ce qui implique que les masses sont le nouveau pouvoir – qui remplace la domination de la classe capitaliste. Remplacer le pouvoir de la bourgeoisie par un autre pouvoir d’une petite minorité, même « au nom du prolétariat », entraînerait la mise à l’écart des masses et donc l’échec de la révolution, soit de l’extérieur (la bourgeoisie reprenant directement le pouvoir), soit de l’intérieur (la minorité dirigeante devenant un pouvoir contre les masses). Les faiblesses de la révolution peuvent permettre l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, ou même le retour de la classe dominante précédente, sous des formes plus ou moins modifiées. D’où la nécessité d’une vigilance constante, notamment en évitant les formes figées qui entraîneraient une bureaucratisation.

Ce qui est nécessaire, c’est un processus révolutionnaire d’auto-émancipation et de transformation radicale de la société, et pas une insurrection violente. « La classe ouvrière a besoin de discernement. Non seulement il lui faut connaître la société dans sa complexité, mais il lui faut cette sagesse intuitive qui naît directement des conditions de vie, cette indépendance d’esprit qui prend racine dans le principe pur et simple de la lutte de classe pour la liberté. »136

 

La classe capitaliste exerce sa domination par deux biais (qui se recoupent) : politique et économique. La révolution socialiste-démocratique est sociale car c’est une prise de pouvoir à tous les niveaux par les masses elles-mêmes, afin de réaliser la socialisation des moyens de production – donc la propriété commune de ce qui était auparavant le capital constant, et l’abolition du salariat. Dans les périodes révolutionnaires, le social conquiert le champ spécialisé et hiérarchisé du politique, c’est une appropriation du politique, autrement dit la démocratie sociale.

Seul un mouvement populaire massif et conscient peut transformer radicalement les structures de la société, permettant le passage d’une société hiérarchique-capitaliste à une société démocratique-socialiste. Déjà dans les mobilisations au quotidien (dont les mouvements de grève auto-organisés), la concurrence entre les travailleurs cesse et est remplacée par l’association des travailleurs. L’approfondissement de cette libre association des travailleurs, et sa généralisation, peuvent être le commencement d’un mouvement de cette nature.

Il existe actuellement des Assemblées Générales, coordinations, comités d’action, etc. Rien ne peut remplacer la création par le mouvement réel, vivant, qui est en évolution constante. « Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. »137

Cette révolution ne peut s’épanouir qu’avec un maintien ou accroissement des libertés publiques (de presse, d’expression, etc.). Liberté de débat et possibilité permanente de contestation publique des décisions prises à quelque niveau que ce soit : sans cela, il ne peut pas y avoir de conscience révolutionnaire. Si les révolutionnaires sont des défenseurs des contre-pouvoirs, ce n’est pas seulement parce qu’ils n’ont pas le pouvoir, mais parce qu’ils savent que tant qu’il existe des pouvoirs, les contre-pouvoirs sont indispensables ; et ce constat reste vrai pendant une révolution émancipatrice. « La révolution prolétarienne abolit, avec la liquidation de toutes les classes, le prolétariat en tant que classe et crée par là un nouvel agent de progrès – la communauté d’hommes libres qui organisent leur société en accord avec les possibilités d’une existence humaine pour tous ses membres. »138 La révolution sociale est une invention collective. De nouvelles formes sont à créer, de nouveaux rapports sociaux sont à naître. On n’est jamais sûr de quels fruits mûriront, et de quel fruit l’humanité choisira parmi ceux-là de cueillir. Comme l’a écrit Herbert Marcuse : « La réalisation des objectifs du marxisme dépend de la solution du conflit entre les forces productives et le caractère répressif de leur organisation et de leur usage. Suivant Marx, l’abolition du capitalisme n’est pas une fin en soi, mais le moyen de résoudre ce conflit, et de mettre par là un terme à l’asservissement de l’homme par son travail, et à l’exploitation de l’homme par l’homme. »139

Conclusion

« Le besoin et la fatalité de la révolution sont aussi universels que le désespoir des peuples piétinés, sur lesquels vous avez élevé vos trônes »

Karl Marx140

Le marxisme est d’abord une méthode pour l’analyse critique de la réalité sociale vécue par les êtres humains. Le marxisme, outil de critique sociale, contribue à mieux connaître et comprendre le monde dans lequel nous vivons. C’est ensuite une série d’indications afin de parvenir à une autre organisation sociale, débarrassée de l’exploitation et de l’aliénation.

Etre marxiste, c’est s’engager dans les luttes sociales, placer son action dans le cadre de l’intérêt des exploité-e-s. Chacun peut participer au sein de la classe sociale travailleuse au mouvement global vers l’auto-émancipation, en luttant avec à l’esprit une perspective d’ensemble, que ce soit au sein de manifestations, grèves, comités de lutte, syndicats, diverses structures politiques, associatives, militantes. L’espoir, ce sont les luttes spontanées qui surgissent contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation.

 

Il n’y a donc pas de « recette », pas de doctrine toute faite qu’il ne resterait plus qu’à appliquer. Cependant, une activité « marxiste » se base forcément :

– sur la connaissance critique de l’état actuel de la société.

– sur la participation active aux mobilisations sociales, contre l’exploitation ; aux mouvements pour plus d’égalité, plus de liberté.

– sur la pratique permanente de l’esprit critique.

 

Au-delà des mythes, des mensonges et des déformations diverses, en particulier des états autoritaires prétendus « socialistes » comme l’URSS141, le marxisme est une composante du mouvement visant à une transformation radicale du monde, par l’abolition du capitalisme, des Etats, des frontières, des exploitations et des dominations, des inégalités, et des entraves à la liberté de tous. L’objectif est « l’instauration du règne de la liberté sur les fondements matériels que constituent les rapports de production socialistes. »142

On parle de façon significative de « temps libre », expression qui marque l’opposition entre la liberté et le temps emprisonné, sacrifié dans le salariat. L’objectif est de permettre à chacun d’avoir des loisirs libres, qui ne consistent plus en un temps de « récupération » pour que la force de travail soit à nouveau disponible dans les meilleures conditions pour être exploitée dans le cadre du système salarial. Mais il ne faut pas pour autant se faire d’illusions : « il est évident qu’une civilisation des loisirs […] n’aurait rien de « rose ». Point de paradis, ni de fin à l’histoire. On aura d’autres malheurs (et d’autres plaisirs), voilà tout. »143

Pour Maximilien Rubel, il ressort des idées fondamentales de Marx un « triple objectif : l’abolition du travail aliénant et donc du mode de production capitaliste ; l’abolition des classes sociales ; l’abolition de l’État »144. Partant du principe que « personne ne doit être soumis à un tiers sous prétexte que celui-ci détient le capital »145, une transformation des rapports sociaux s’impose pour réaliser la liberté de chacun et de tous. Il s’agit de trouver en pratique les moyens de vivre en société sans les monstres froids que sont le capital et la bureaucratie.

Le marxisme outil de critique sociale est bien vivant ; et à l’opposé, on ne peut que se réjouir du fait que le mensonge qu’était l’idéologie qui usurpait le nom de « marxiste » soit moribonde. Aujourd’hui, l’unité dans l’action de tous les partisans de l’auto-émancipation des travailleurs, par-delà les étiquettes héritées du passé, doit être favorisée par ceux qui se pensent « marxistes »146.

L’auto-émancipation des travailleurs, abolissant le travail contraint et la division en classes sociales, et mettant fin aux différentes formes d’oppression sociale, constituerait l’émancipation de l’humanité.

Critique Sociale.

Bibliographie

Karl Marx, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 4 tomes parus, 1963-1994, 7596 pages. Sous la direction de Maximilien Rubel.

* Tome I : Economie I, 1963, 1821 pages.

* Tome II : Economie II, 1968, 1970 pages.

* Tome III : Philosophie, 1982, 1976 pages.

* Tome IV : Politique I, 1994, 1829 pages.

Ces quatre volumes constituent à ce jour la meilleure édition de Marx en français. Ils contiennent notamment les textes suivants : Misère de la philosophie, Manifeste communiste, Travail salarié et capital, Critique de l’économie politique, Adresse inaugurale et statuts de l’Association Internationale des Travailleurs, Le Capital, Manuscrits de 1844, Principes d’une critique de l’économie politique (Grundrisse), La Sainte famille, Critique de la philosophie politique de Hegel, L’Idéologie allemande, Les Luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, etc.

Des textes issus de ces 4 tomes sont réunis dans :

Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, 697 pages.

Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, 688 pages.

Karl Marx, Le Capital, livres 1, 2 et 3, Gallimard, 2008, 3324 pages (2 tomes).

Quelques autres éditions utiles de textes de Marx :

Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 : édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Ed. sociales, 1968.

Karl Marx, Interview avec Johann Hamann le 30 septembre 1869, Volksstaat n° 17, 27 novembre 1869, traduction française dans La Révolution prolétarienne 23, novembre 1926 (reprise dans Critique sociale n° 1, octobre 2008).

Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Ed. sociales, 2012.

Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Ed. sociales, 2011.

Karl Marx, Le Chapitre VI, manuscrits de 1863-1867, Ed. sociales/Geme, 2010.

Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, 2 tomes : « Sociologie critique » et « Révolution et socialisme ». Réédition Payot, 2008.

Karl Marx, Herr Vogt, Costes, 1927-1928 (3 tomes).

Karl Marx, Bolivar y Ponte, Sulliver, 1999.

Autres ouvrages147 :

Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État, Le Félin, 2004.

Max Adler, Démocratie et conseils ouvriers, Maspero, 1967.

Max Adler, Démocratie politique et démocratie sociale, Anthropos, 1970.

Max Adler, Le Socialisme de gauche, Critique sociale, 2014.

Serge Albat, Julien Coffinet, Maurice Pineau et Raymond Sibor, Faillite du marxisme ?, Nouveau Prométhée, s. d. (1934).

Bert Andréas, Le Manifeste communiste de Marx et Engels, histoire et bibliographie, 1848-1918, Feltrinelli, 1963.

Maurice Barbier, La Pensée politique de Karl Marx, L’Harmattan, 1992.

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, 1993-1994 (2 tomes).

Claude Berger, Marx, l’association, l’anti-Lénine : vers l’abolition du salariat, Payot, 1974.

Alain Bihr, Les Rapports sociaux de classes, Page Deux, 2012.

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Le Système des inégalités, La Découverte, 2008.

Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931.

Yvon Bourdet, Communisme et marxisme, Brient, 1963.

Yvon Bourdet et Alain Guillerm, Clefs pour l’autogestion, Seghers, 1977.

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Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique, Allia, 1998.

Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Costes, 1948.

Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933 (2 tomes).

Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Les Revues, 1930.

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Paul Mattick, Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983.

Anton Pannekoek, Les Conseils ouvriers, Spartacus, 1982-2010 (2 tomes).

Anton Pannekoek et Josef Strasser, Nation et lutte de classe, UGE, 1977.

Kostas Papaïoannou, L’Idéologie froide, Encyclopédie des Nuisances, 2009.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009.

David Riazanov, La Confession de Karl Marx, Spartacus, 1969.

Marcel Roelandts, Dynamiques, contradictions et crises du capitalisme, Contradictions, 2010.

Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Klincksieck, 2016.

Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 2000.

Maximilien Rubel, Bibliographie des œuvres de Karl Marx, Rivière, 1956 et Supplément à la bibliographie des œuvres de Karl Marx, Rivière, 1960.

Luc Somerhausen, L’Humanisme agissant de Karl Marx, Richard-Masse, 1946.

Michel Vadée, Marx, penseur du possible, L’Harmattan, 1998.

Simone Weil, Leçons de philosophie, 10/18, 1966.

Brochures :

Cercle Communiste Démocratique, Déclaration et statuts, 1931.

Démocratie Communiste (Luxemburgiste), Textes pour le socialisme-communisme, 2009.

Mouvement Socialiste Mondial, Les Principes du socialisme expliqués, 2007.

Revues :

La Critique sociale (1931-1934, 11 numéros parus).

Spartacus (1934-1935, 10 numéros parus).

Masses (1939, 3 numéros parus).

Socialisme ou barbarie (1949-1965, 40 numéros parus).

Internationale situationniste (1958-1969, 12 numéros parus).

Etudes de marxologie (1959-1994, 31 numéros parus).

Critique sociale (depuis 2008, 44 numéros parus à ce jour : www.critique-sociale.info ).

Sommaire :

Préambule

1- La conception matérialiste de l’histoire

2- Le capitalisme, le salariat, le patriarcat

3- Les classes sociales, les luttes de classes

4- Les idéologies, les États, les partis

5- La démocratie

6- Le communisme, le socialisme

7- La transformation de la société, la révolution sociale

Conclusion

Bibliographie

1 Friedrich Engels, lettre à Werner Sombart, 11 mars 1895, traduit d’après Marx Engels Werke, volume 39, Dietz Verlag, Berlin, 1984, p. 428.

2 Louis Janover, « Pratique de l’insoumission », Magazine littéraire n° 324, septembre 1994, dossier Marx, p. 18.

3 « Ceux qui ont lu Marx savent que sa méthode est une critique radicale des idéologies » (Internationale Situationniste n° 10, mars 1966, p. 487). Marx a désavoué le terme « marxiste » ; l’usage et la nécessité de désigner un courant de pensée identifiable nous font adopter ce mot tout en ayant conscience de ses défauts.

4 Boris Souvarine, « Anniversaire et actualité », La Critique Sociale n° 8, avril 1933, p. 57. Souvarine écrit également qu’il « ne sied pas d’élever des statues à un grand briseur d’idoles » (p. 58).

5 Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 22 janvier 1858, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, préface, p. C.

6 Karl Marx, Annales franco-allemandes, 1844.

7 Cf la onzième et dernière des « Thèses sur Feuerbach » : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer» Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235 (souligné dans l’original).

8 Voir Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, tome second, p. 714.

9 Rosa Luxemburg, La Question nationale et l’autonomie, Le Temps des cerises, 2001, p. 31.

10 Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, Spartacus, 1997, p. 97.

11 Karl Marx, Manifeste communiste, traduction de Laura Lafargue revue par Engels, Giard, 1901, p. 58 (trad. revue).

12 Karl Korsch, Marxisme et philosophie, Ed. de minuit, 1976, p. 35.

13 Rosa Luxemburg, Discours sur le programme (31 décembre 1918), dans André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, 1977, p. 71.

14 Karl Marx, Statuts de l’Association internationale des travailleurs, traduit d’après Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA), volume I – 20, Akademie Verlag, Berlin, 2003, p. 13.

15 Karl Marx, Manifeste communiste, traduction de Laura Lafargue, Giard, 1901, p. 30.

16 Karl Marx, Notes critiques sur Adolphe Wagner, 1880, dans Karl Marx, Œuvres, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, Appendice III, p. 1532.

17 Karl Marx, Considérants du programme du Parti Ouvrier Français, 1880, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, 1963, p. 1538.

18 Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1992, p. 121 (thèse 124).

19 Anton Pannekoek, Lénine philosophe, examen critique des fondements philosophiques du léninisme, Spartacus, 1970, p. 22.

20 Cité dans David Riazanov, La Confession de Karl Marx, Spartacus, 1969, p. 4.

21 Karl Marx, Manifeste communiste, traduction de Laura Lafargue, p. 45.

22 Brouillon de lettre de Karl Marx à Carlo Cafiero, 1879 (le texte est rédigé par Marx directement en français), dans Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Le Chien rouge, 2008, p. 157.

23 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, Pléiade, 1982, p. 1068.

24 Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », dans Historiographies, concepts et débats, Gallimard, 2010, p. 516. Le marxiste Paul Mattick écrit que « la conception matérialiste de l’histoire est, depuis longtemps, tranquillement plagiée par la science sociale bourgeoise » (Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983, p. 24).

25 Dans une lettre à Kugelmann le 17 avril 1871, Marx écrit que l’histoire « serait de nature fort mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. »

26 Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 1072.

27 Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931, p. 32 et 50.

28 Préface à la réédition allemande du Manifeste communiste, juin 1872, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1490-1492.

29 Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Rivière, 1971, p. 161.

30 Anton Pannekoek, « Le matérialisme historique », 1919.

31 Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235.

32 Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 77.

33 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 119.

34 Friedrich Engels, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 526.

35 Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 209.

36 Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, p. 652.

37 Karl Marx, Le Capital, chapitre XXIII, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 1076.

38 Passage rédigé par Rosa Luxemburg, dans Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, Messidor, 1983, p. 416.

39 Karl Marx, Salaire, prix et plus-value, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 501.

40 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Smolny, 2008, p. 335.

41 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, op. cit., p. 418.

42 Karl Marx, Travail salarié et capital, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 214 et 215.

43 Karl Marx, Le Capital, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, Pléiade, p. 1081.

44 Karl Marx, Critique du programme de Gotha, dans Œuvres, tome I, Pléiade, p. 1426.

45 Karl Marx, Le Capital, livre III, dans Karl Marx, Œuvres, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1032.

46 Karl Marx, Le Capital, chapitre VI, Pléiade tome I, p. 719.

47 Une formidable illustration en a été donnée par Charles Chaplin dans son film Les Temps modernes (1936).

48 Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998, p. 176.

49 Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, tome I, p. 129.

50 Karl Liebknecht, discours prononcé à Berlin, décembre 1918, dans Militarisme, guerre, révolution, Maspero, 1970, p. 240.

51 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Les Revues, 1930, p. 76.

52 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1195.

53 Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, p. 1185.

54 Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871, éd. sociales, 1968, p. 46.

55 Simone Weil, Leçons de philosophie, 10/18, 1966, p. 188.

56 Herbert Marcuse, préface à l’édition française de L’Homme unidimensionnel [février 1967], Ed. de minuit, 1968, p. 7.

57 Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Costes, 1948, p. 78.

58 Karl Marx, Le Capital, dans Œuvres tome I, La Pléiade, p. 997-999.

59 Karl Marx et Friedrich Engels, Adresse du conseil central à la Ligue, mars 1850.

60 Otto Rühle, Karl Marx, Grasset, 1933, p. 138.

61 André Gide, Retouches à mon « Retour de l’URSS », dans André Gide, Souvenirs et voyages, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 820. Selon Raymond Aron : « Marx a toujours été animé d’un sentiment moral très fort […] que l’on retrouve dans tous ses textes, c’est-à-dire une espèce de révolte contre l’injustice, un sens aigu de la justice et en même temps un sens aigu de l’action. Il sentait ce qui était injuste et pour lui la moralité devait être une moralité pratique, une moralité en action, qui consistait, l’injustice étant observée, à agir pour la supprimer. » (Le Marxisme de Marx, Ed. de Fallois, 2002, p. 98).

62 Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Le Système des inégalités, La Découverte, 2008, p. 103.

63 « Bourgeoisie et bureaucratie ne constituent pas, si on conserve à ce terme son sens rigoureux, deux classes distinctes et antagoniques. […] Si la bourgeoisie et la bureaucratie s’approprient en principe la plus-value à des titres différents, l’un le faisant en raison de la propriété et l’autre de sa fonction, cette plus-value elle-même a la même origine : l’exploitation du travail salarié. » (Pierre Souyri, La Dynamique du capitalisme au XXe siècle, Payot, 1983, p. 109).

64 Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, p. 114.

65 Karl Marx, La Sainte famille, chapitre 4, partie 4.

66 Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, tome second, p. 639.

67 Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928, p. 26.

68 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1114.

69 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, op. cit., p. 1057.

70 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », thèse XII, Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 437. Le spartakisme était le courant marxiste internationaliste et révolutionnaire initié pendant la Première Guerre mondiale par Rosa Luxemburg.

71 Friedrich Engels, Anti-Dühring, éd. sociales, 1969, p. 318.

72 Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Costes, 1948, p. 223.

73 Friedrich Engels, lettre à Eduard Bernstein, 28 janvier 1884.

74 Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, op. cit., p. 229.

75 Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 – édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, éd. sociales, 1968, p. 212 et 257.

76 Jacques Rougerie, La Commune de 1871, PUF, 2014, p. 74-75.

77 Karl Marx, Herr Vogt, Costes, 1927, tome I, p. 2.

78 Selon Daniel Guérin, l’AIT n’est alors « ni une Internationale politique ni une Internationale syndicale. Elle est sociale. […] Elle compte essentiellement sur les syndicats ouvriers pour se substituer au salariat et à la dictature capitaliste. » Daniel Guérin, Pour le communisme libertaire, Spartacus, 2003, p. 99.

79 Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, op. cit., p. 659.

80 Engels écrit dans Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes, 1885 : « Aujourd’hui, le prolétariat allemand n’a plus besoin d’organisation officielle ni publique ni secrète ; la liaison simple et naturelle de compagnons appartenant à la même classe sociale et professant les mêmes idées suffit, sans statuts, ni comités directeurs, ni résolutions ou autres formes tangibles, à ébranler tout l’Empire allemand. […] Le simple sentiment de solidarité, fondé sur l’intelligence d’une même situation de classe, suffit à créer et à maintenir, parmi les travailleurs de tout pays et de toute langue, un seul et même grand parti du prolétariat. »

81 Rosa Luxemburg, Grève générale, parti et syndicats, Spartacus, 1974, p. 75-76.

82 Certaines proclamations de la dictature Pinochet au Chili en 1973 sont extrêmement claires de ce point de vue, la lutte des classes étant jugée néfaste car contraire à « l’unité chilienne » : « Le concept de lutte des classes est contraire à celui d’unité nationale » (cité dans Marie-Noëlle Sarget, Histoire du Chili de la conquête à nos jours, L’Harmattan, 1996, p. 236).

83 Cercle Communiste Démocratique, Déclaration et statuts, Librairie du travail, 1931, p. 7.

84 Karl Marx, Considérants du programme du Parti Ouvrier Français, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1538.

85 Maximilien Rubel, « Le concept de démocratie chez Marx », 1962, repris dans Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 2000, p. 262.

86 Friedrich Engels, Rheinische Jahrbücher zur gesellschaftlichen Reform n° II, 1846, dans Karl Marx, Œuvres, tome IV, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 1389-1390.

87 Simone Weil, Leçons de philosophie, 10/18, 1966, p. 189.

88 « Le sort de la démocratie est lié, nous l’avons vu, au sort du mouvement ouvrier. » Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, Spartacus, 1997, p. 83.

89 David Riazanov, « Introduction historique » à Karl Marx, Manifeste communiste, Costes, 1934, p. 20.

90 Cité dans Jean Touchard, Histoire des idées politiques, PUF, 1959, tome second, p. 573.

91 Friedrich Engels, Introduction à Les Luttes de classes en France, 1895, dans Karl Marx, Œuvres, tome IV, Pléiade, 1994, p. 1132.

92 Karl Liebknecht, « Opposition et révolution », dans Militarisme, guerre, révolution, Maspero, 1970, p. 209-210.

93 Solidarity, As we see it, traduit dans De la conscience en politique, Spartacus, 2008, p. 97.

94 Lucien Laurat, Le Marxisme en faillite ?, Tisné, 1939, p. 230.

95 Lettre à August Bebel, 1875.

96 Friedrich Engels, introduction à La Guerre civile en France.

97 Lucien Laurat, « L’héritage de Karl Marx », La Critique sociale n° 8, avril 1933, p. 63. Laurat ajoute que « sans démocratie, sans contrôle public, sans liberté de presse et d’opinion, tout progrès réel dans la voie du communisme est impossible. » Selon Max Adler, « la dictature du prolétariat n’est nullement contraire à la démocratie » (Démocratie politique et démocratie sociale, Anthropos, 1970, p. 143).

98 Bracke [Alexandre-Marie Desrousseaux], Avant-propos au Manifeste communiste, Costes, 1934, p. XIII.

99 Karl Korsch, Marxisme et philosophie, Ed. de minuit, 1976, p. 64.

100 Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 79.

101 « Conversation avec Frédérick Engels », Le Figaro 39e année, 3e série, n° 133, 13 mai 1893, p. 1.

102 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1320.

103 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1111.

104 Jean Jaurès, Œuvres tome 8, Fayard, 2013, p. 99. Dans la même optique, Jaurès parle de « la société communiste qui sera faite à la fois de liberté et d’harmonie » (p. 133).

105 Jean Touchard, Histoire des idées politiques, op. cit., p. 736.

106 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1123 (souligné dans l’original).

107 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1174.

108 Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928, p. 299.

109 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1067.

110 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1276.

111 Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, tome II, p. 278.

112 Victor Serge, « Puissance et limites du marxisme », Masses n° 3, mars 1939.

113 Karl Marx, manuscrit pour le livre III du Capital, Œuvres, tome II, Pléiade, p. 1487.

114 Notes pour La Sainte famille, 1845, cité dans Touchard, op. cit., p. 646.

115 Wolfgang Leonhard, « The Political Aims of Marx and Engels », traduit d’après Wolfgang Leonhard, Three Faces of Marxism, Holt, Rinehart and Winston, New-York, 1974, p. 16.

116 Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard, 1928, p. 12.

117 Georges Bourgin et Pierre Rimbert, Le Socialisme, PUF, 1959, p. 12.

118 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1070.

119 Friedrich Engels, « Das Fest der Nationen in London », 1846, dans Marx-Engels-Werke, tome II, p. 614.

120 Karl Marx, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 460.

121 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1321.

122 Karl Marx, Manuscrits de 1844, dans Karl Marx, Œuvres, Pléiade, tome II, p. 79.

123 Karl Marx, Les Luttes de classe en France, « Du 13 juin 1849 au 10 mars 1850 ».

124 Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 204.

125 Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Smolny, 2008, p. 173.

126 Karl Liebknecht, discours prononcé à Berlin, décembre 1918, dans Militarisme, guerre, révolution, op. cit., p. 241.

127 Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?

128 Friedrich Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Costes, 1933, tome II, p. 278.

129 Karl Marx, « Discours d’Amsterdam » ou « La révolution non violente », septembre 1872, cité dans Boris Nicolaïevski et Otto Maechen-Helfen, La Vie de Karl Marx, l’homme et le lutteur, Gallimard, 1970, p. 410.

130 Friedrich Engels, Introduction à Les Luttes de classes en France, 1895, dans Karl Marx, Œuvres, tome IV, Pléiade, 1994, p. 1135. Déjà, le 3 novembre 1892, Engels écrivait à Paul Lafargue : « L’ère des barricades et batailles de rue est passée à jamais ».

131 Karl Marx, « Les Délibérations de la sixième diète rhénane », Rheinische Zeitung, mai 1842, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 178.

132 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1122.

133 « L’opposition de la bourgeoisie et du prolétariat a fait naître des conceptions communistes et socialistes » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1306).

134 Karl Marx, « Les Délibérations de la sixième diète rhénane », dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 177.

135 Maximilien Rubel, introduction à Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 34.

136 Anton Pannekoek, Les Conseils ouvriers, Spartacus, 1982, tome II, p. 166.

137 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 1067 (souligné dans l’original).

138 Herbert Marcuse, « Le concept marxiste de la transition vers le socialisme – la conception originelle », dans Le Marxisme soviétique, Gallimard, 1963, p. 14.

139 Herbert Marcuse, Le Marxisme soviétique, Gallimard, 1963, p. 126-127.

140 Karl Marx, « Spree und Mincio », Das Volk n° 8, 25 juin 1859, traduit par Maximilien Rubel dans Karl Marx devant le bonapartisme, réédité dans Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Gallimard, 2002, p. 399.

141 Ce système était une trahison, dans l’esprit et même dans les mots, de la pensée de Marx. Lénine se revendiqua explicitement du capitalisme d’État : « Il faut nous mettre à l’école du capitalisme d’État allemand, l’assimiler de toutes nos forces, ne pas hésiter devant des méthodes dictatoriales » (Lénine, mai 1918, dans Œuvres, Ed. Sociales, tome 36, p. 101. Ces propos de Lénine sont complètement anti-marxistes). Le capitalisme d’État fut le régime économique de l’URSS et des autres États du même type. C’était « la dictature, non point du, mais sur le prolétariat et la paysannerie » (Herbert Marcuse, Le Marxisme soviétique, op. cit., p. 94).

142 Maximilien Rubel, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1771.

143 Guy Debord, lettre à Frankin du 28 décembre 1958, Correspondance volume 1, Arthème Fayard, 1999, p. 172.

144 Maximilien Rubel, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, p. 1739.

145 Erich Fromm, De la désobéissance, et autres essais, Laffont, 1983, p. 100.

146 Daniel Guérin parlait de l’anarchisme et du marxisme comme « des frères jumeaux entraînés dans une dispute aberrante qui en a fait des frères ennemis. Ils forment deux variantes, étroitement apparentées, d’un seul et même socialisme ou communisme. […] Leur stratégie à long terme, leur but final est, somme toute, identique. Ils se proposent de renverser le capitalisme, d’abolir l’État, de se passer de tous les tuteurs, de confier la richesse sociale aux travailleurs eux-mêmes. » Daniel Guérin, Pour le communisme libertaire, op. cit., p. 27-28.

147 Nous n’indiquons pas toujours la dernière édition en date, lorsqu’une édition précédente est meilleure.

L’extrême-gauche crève sous les fausses légendes

– Tribune –

Ce texte n’est pas une attaque contre l’extrême-gauche, mais au contraire un plaidoyer d’une militante pour que notre courant politique devienne réellement ce qu’il devrait être, et qu’il n’est pour l’instant qu’en partie : un mouvement pour l’auto-émancipation.

D’un côté, le mode de production capitaliste montre ses conséquences tragiques. La nécessité de sortir de ce système économique, la nécessité de l’internationalisme pour faire face à l’urgence écologique, devraient favoriser notre courant. Pourtant, l’extrême-gauche ne se renforce pas. C’est en partie sa faute : l’extrême-gauche crève sous les vieilles habitudes et les fausses légendes.

Nous devons d’abord nous débarrasser du poison du « campisme ». Il s’agit d’un simplisme qui remplace l’esprit critique par une application systématique de cet adage qui est pourtant souvent faux : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Cette dérive amène les « campistes » à soutenir, dans les luttes entre impérialistes notamment, un camp étatique contre un autre.

Au contraire de cette attitude, n’oublions pas que notre camp, c’est celui des exploités et des opprimés de tous les pays. Cela ne peut pas, ne devrait pas pouvoir conduire à défendre un petit impérialisme contre un impérialisme plus fort ; ne pas défendre une bureaucratie étatique contre une autre. Notre façon de lutter ne peut avoir comme point de départ que la défense des travailleuses, des travailleurs, des précaires, des chômeurs, contre tous leurs oppresseurs.

On peut prendre un exemple du passé : l’affaire Dreyfus. Il a existé à l’époque au sein de l’extrême-gauche des débats sur l’opportunité de prendre une part active à la campagne en faveur du capitaine Alfred Dreyfus, innocent et injustement condamné (par antisémitisme) par un tribunal militaire. Non, la lutte révolutionnaire n’était pas affaiblie par la défense d’un officier de l’armée française injustement condamné ; elle l’était par ceux qui refusaient de mener cette lutte contre l’injustice, contre les antisémites, contre le militarisme. Rosa Luxemburg l’avait bien montré, à l’époque même des faits.

Prenons un autre exemple, celui de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’URSS. De nombreux courants et militants d’extrême-gauche ont dit haut et fort, dès les années 1920, ce qu’il fallait dire sur cet État qui réprimait et emprisonnait en masse. Nombreux furent ceux à l’extrême-gauche qui publièrent ce qui se passait en URSS, de Rudolf Rocker à Victor Serge en passant par Boris Souvarine et Ante Ciliga, et tant d’autres. Ils ne luttaient pas contre leur propre camp en dénonçant les crimes en URSS : ce sont ceux qui n’ont rien dit, voire qui ont acclamé cette dictature sanglante, qui ont lutté contre le camp de l’émancipation. Le stalinisme a été et est toujours – même s’il n’est plus que résiduel – un ennemi et un boulet pour le camp anticapitaliste. Les staliniens, partisans du capitalisme d’État et de l’autoritarisme policier, ont été, sont et resteront des ennemis politiques pour les révolutionnaires.

Être révolutionnaire, ce n’est pas dire l’inverse de l’idéologie dominante ; c’est penser indépendamment d’elle. Le pseudo-argument de disqualification qui a consisté à dire « tu dis du mal de l’URSS, tu parles comme les bourgeois », n’a malheureusement pas totalement disparu, même s’il a pris d’autres formes. On notera d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas de ça : la critique du stalinisme par l’extrême-gauche se faisait sur ses propres bases, et d’ailleurs avant que l’idéologie dominante ne reconnaisse la réalité de l’URSS – par exemple, les procès de Moscou de 1936-1938 ne furent pas présentés comme truqués par la majorité de la presse « bourgeoise » en France. C’était bien la presse d’extrême-gauche qui disait à l’époque la vérité sur ces faux procès staliniens.

Être révolutionnaire aujourd’hui exige de faire un bilan critique des régimes autoritaires qui se sont abusivement réclamés de nos objectifs. Nous devons en tirer toutes les conséquences. Il est tout simplement dramatique de voir en 2020 des militants répéter des mensonges de la propagande officielle de l’URSS, ou de la Chine, ou de Cuba, etc. Les meilleurs militants, les meilleurs courants révolutionnaires ont clairement dit dès le début ce qu’étaient ces régimes : des dictatures sur le prolétariat, des régimes capitalistes d’État où les travailleurs étaient opprimés. Inspirons-nous de leur esprit critique, appliquons-le au passé comme au présent.

Certains soutiennent des réactionnaires qui encensent les barrières étatiques, ou divers identitaires, y compris des partisans du repli religieux. Ils sortent alors de l’extrême gauche et sombrent dans le confusionnisme, et cette dérive peut en mener certains vers différentes formes de racisme et d’antisémitisme : ils sont alors devenus ouvertement nos ennemis politiques.

L’internationalisme n’est pas un gadget, c’est la base même de notre vision du monde. C’est la conséquence de la division de la société humaine en classes sociales, division qui existe partout dans le monde.

Autre faiblesse que l’on rencontre hélas trop souvent à l’extrême-gauche, le recours au « roman » historique. Il est plus rapide, plus facile et plus confortable de répéter les légendes propres à son courant politique que d’appliquer la méthode révolutionnaire fondamentale : la conception matérialiste de l’histoire. Cette dernière réclame de l’esprit critique ainsi qu’une solide connaissance du contexte historique et des événements. Comme l’écrivait le communard Lissagaray : « Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs. »

Or, aujourd’hui encore, une bonne partie des « formations » fournies par les groupes politiques ne sont que des versions simplifiées des « cartes menteuses » héritées des prédécesseurs au sein de leur courant. Des mensonges, des erreurs, des légendes se transmettent ainsi en parallèle du travail des historiens – qui n’est d’ailleurs souvent pas exempt du même reproche. Il sera ensuite facile pour le dirigeant ou aspirant-dirigeant, souvent léniniste, de disqualifier les historiens à jour au niveau des sources, en les qualifiant simplement d’« historiens bourgeois ». Il n’y aurait même pas besoin de les lire ! Or, si tout texte d’où qu’il vienne doit être passé au crible de l’esprit critique, ce doit être le cas aussi pour la version légendaire de l’histoire qui se perpétue (trop) souvent. Pour appliquer une conception matérialiste de l’histoire, il faut d’abord… faire de l’histoire. Cela implique une connaissance précise des faits, la critique des documents, et ne pas se contenter de répéter des dogmes et des récits « arrangés ».

Répéter des formules toutes faites, qui ont peut-être été justes quand elles ont été prononcées il y a un siècle dans un contexte précis, ce n’est pas faire de l’analyse politique. Ca peut sonner « radical », mais sans chercher d’abord à comprendre la situation concrète, c’est tout sauf radical. Ainsi voit-on des partis et des groupes répéter, au fil des années et des décennies, toujours les mêmes mots d’ordre, proposer toujours les mêmes moyens d’action, alors que les situations et les mobilisations sont complètement différentes. Ils pensent peut-être qu’en tapant toujours sur le même clou, ils finiront par l’enfoncer. En fait, ils ne voient dans tout événement que le même clou, quoi qu’il se produise. Ils parlent et agissent hors du temps, hors du mouvement réel.

Évidemment, il peut arriver que cela paraisse adapté à la situation, et parfois les vieux mots d’ordre redeviennent effectivement adaptés à la situation, et sont alors très utiles : après tout, une horloge arrêtée indique l’heure juste deux fois par jour. Mais la méthode étant fausse, la démarche politique est viciée et donc stérile – stérile, du moins, concernant l’objectif d’auto-émancipation. Car de ces aveuglements sectaires peuvent aussi naître diverses dérives tragiques, mais aussi des carrières institutionnelles durables. Les Jospin, Cambadélis, Mélenchon, etc., formés au léninisme « lambertiste », y ont appris cette justification de tous les courants manipulateurs : « la fin justifie les moyens ». Cette contre-vérité dangereuse peut mener à la violence, au carriérisme, aux reniements les plus extrêmes.

Comme Auguste Blanqui, adoptons la devise : « Ni dieu ni maître », que nous soyons « anarchistes » ou non (et quelles que soient les critiques fondamentales à adresser par ailleurs à Blanqui !). N’ayons pas un rapport quasi-religieux vis-à-vis de notre histoire ou de nos théoriciens préférés. C’est un politicien bourgeois, Clemenceau, qui avait dit que la révolution de 1789 était « un bloc ». Au contraire de Clemenceau, adoptons l’esprit critique vis-à-vis de cette révolution, où il y eut à la fois des avancées immenses et d’énormes erreurs, comme vis-à-vis de toutes les autres révolutions.

Il faut souligner en particulier le rôle néfaste de certains groupes léninistes, qui donnent une vision caricaturale du militantisme et de l’extrême gauche. Disons-le tout net : si certains groupes et militants ont l’air coupés du monde, c’est parce qu’ils sont coupés du monde.

Disons d’un mot le rôle néfaste du « folklore ». Un très évident canular sur internet, le « Parti juche de France », a ainsi pu abuser certains observateurs dénués d’esprit critique. Mais même des militants d’extrême-gauche qui avaient bien compris qu’il s’agissait d’un « fake » suivaient ses nouvelles absurdes sur les réseaux sociaux, précisément parce que c’était la version ultime – puisque fausse – d’un folklore stalinien délirant. Mais en est-on si loin avec certaines divagations de groupes et groupuscules bien réels ? La langue de bois n’est pas le propre que des politiciens professionnels. Dans tous les bords politiques, on trouve des individus capables de justifier n’importe quoi (ou son contraire), pourvu que ça leur paraisse aller dans le sens de leur courant ou de leur groupuscule. Être d’extrême-gauche c’est, ou plus exactement ça devrait être, entre autres la critique de tout patriotisme – y compris le « patriotisme de parti ».

Il faut, ensuite, ne pas céder au cynisme, qui pollue plus ou moins tous les courants politiques. N’oublions pas les raisons initiales de notre engagement, n’ayons pas peurs de paraître naïfs en disant clairement que notre objectif est d’arriver à une autre société, de liberté et d’égalité, où disparaîtrait tout ce qui avilit actuellement les êtres humains. Nous voulons briser toutes les oppressions, non trier entre elles, non en créer de nouvelles, non établir des hiérarchies. Affirmons nettement nos principes fondamentaux, et appliquons-les en conséquence. Nous sommes pour la liberté de la presse, avant comme après la révolution. Nous sommes contre la peine de mort, avant comme après la révolution, quelles que soient les circonstances. Sinon, ce ne sont plus des principes, mais de vulgaires promesses politiciennes.

Il faut en finir avec le fétichisme de la violence, qui résulte d’un mélange de cynisme, de virilisme d’un autre âge, et d’une attirance malsaine pour l’odeur de la poudre et du sang. La guerre tue la révolution, et ce même s’il s’agit d’une guerre civile. Identifier la révolution à une guerre civile n’est aujourd’hui qu’une contre-vérité réactionnaire. La violence d’une minorité, forcément coupée des masses, ne peut pas mener à un mouvement d’auto-émancipation.

La critique de l’idéologie, selon les termes de Marx, s’applique à une bonne partie des courants politiques en général, et d’extrême gauche notamment. Libérons-nous donc des simplismes, des légendes.

Adoptons une conception exigeante de l’histoire des mouvements de lutte, de l’histoire politique, y compris de nos propres courants : rester dans l’erreur sur nos histoires respectives ne peut que nous être nuisible. Soyons également sérieux concernant nos bases théoriques, qui doivent être compréhensibles, et surtout qui exigent de lire effectivement les textes des auteurs de notre courant, mais aussi de lire avec attention les textes de leurs critiques rigoureux et les textes des auteurs d’autres courants. Avec Paul Lafargue, militons pour le droit à la paresse en général, mais aussi contre la paresse intellectuelle au sein de l’extrême-gauche !

Marie Xaintrailles.

La conception matérialiste de l’histoire

« Cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et révolutionnaire de ses prédécesseurs » – Karl Marx1

Il ne peut pas y avoir de véritable réflexion politique sans conscience historique. Pour pouvoir participer à la transformation du monde par et pour l’immense majorité, il faut connaître et comprendre le monde dans sa complexité. Le marxisme se base notamment sur une connaissance et une analyse des divers aspects de l’histoire, en adoptant une conception matérialiste de l’histoire.

Selon Marx et Engels, on doit comprendre que la « société civile est, en vérité, le creuset et le théâtre de toute histoire, et combien est absurde la traditionnelle conception de l’histoire qui néglige les circonstances réelles et se limite aux faits et gestes retentissants. »2 Il est à noter néanmoins que, depuis, les conceptions de Marx ont été souvent reprises, à tel point « qu’une partie au moins des conséquences du marxisme […] fait désormais partie de l’horizon ordinaire de tout historien »3.

Les idées et les idéologies ont un poids important sur le cours de l’histoire ; mais elles ne viennent pas de nulle part, ce sont elles-mêmes des constructions historiques. La base, ce sont les relations sociales entre les êtres humains. Par ailleurs, il y a évidemment une part d’aléatoire dans l’histoire4, de même qu’une influence des individus particuliers. Mais ce qui est le plus déterminant pour les grandes évolutions au sein de la société humaine, ce sont les rapports entre les classes sociales, l’évolution des modes de production. On peut ainsi observer l’influence des changements structurels lents et profonds sur des événements particuliers et ponctuels. Fondamentalement, « cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances. »5

L’analyse matérialiste de l’histoire prend donc en compte l’importance des rapports sociaux qui régissent la vie des êtres humains. L’essence de la conception matérialiste de l’histoire, c’est de considérer les faits sans se laisser berner par les déclarations des prétendus « grands hommes » (et en particulier des dictateurs successifs). On observera donc en particulier l’importance des structures sociales et de leurs évolutions sur le temps long.

Les marxistes doivent s’efforcer de connaître le mieux possible l’histoire et ses divers aspects, en étudiant les faits et leurs causes. Particulièrement fructueuse est l’étude critique des mouvements de mobilisations populaires, ainsi que des grands bouleversements sociaux. Comme l’a écrit le marxiste Julian Borchardt, « le matérialisme historique ne prétend pas expliquer les événements historiques par la situation économique ». Et il ajoute plus loin : « Ce sont les transformations sociales qui sont importantes. Et une conception de l’histoire n’a donc absolument pas pour but d’expliquer les événements isolés, mais de nous permettre de comprendre les bouleversements sociaux. »6

En examinant des événements nouveaux, comme la Commune de Paris en 1871, Marx a pris en compte la créativité des masses en lutte : il amenda et compléta en conséquence sa théorie révolutionnaire. D’où, entre autres, le passage de la préface de 1872 au Manifeste communiste, où Marx et Engels corrigent le texte dépassé de 1848 en se basant notamment sur l’expérience de la Commune7. La théorie doit s’inspirer et se nourrir du réel.

À l’inverse, plaquer des schémas préalables sur le réel est une démarche qui tient de l’idéologie. La théorie critique se sépare clairement de l’idéologie ; l’activité critique et théorique se pratique entre autres en opposition aux idéologies. L’expérience historique précise le projet communiste, les moyens d’y parvenir et les moyens à éviter.

Le facteur historique premier, c’est donc l’activité sociale : l’existence, les luttes, les revendications des travailleurs. Cette lutte sociale se déroule en fonction de l’état du système économique et politique du monde ; elle ne se pratique pas à partir de rien, mais à partir d’une situation historique donnée, « état présent » qu’il s’agit précisément de combattre et de dépasser.

Puisque l’objectif est la transformation du monde par le plus grand nombre, le plus grand nombre doit donc acquérir et améliorer les savoirs (notamment historiques), se forger son propre esprit critique. C’est une condition indispensable de l’action collective d’émancipation.

La conception matérialiste de l’histoire est « un instrument de connaissance et d’explication de la réalité sociale et historique. »8 C’est en connaissant le mieux possible le contexte social et ses contraintes, que les êtres humains peuvent changer les conditions d’existence pour et par eux-mêmes. Connaître et comprendre la réalité amène à vouloir et pouvoir la transformer. Comme l’écrit Anton Pannekoek, « le matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des peuples, des grands renversements sociaux. »9

L’essentiel de la vision marxiste de l’histoire a été en fait, depuis sa formulation, reconnue plus largement :

1) L’histoire est composée d’une série d’évolutions des structures mêmes de la société – en particulier des formes d’organisation sociale ;

2) Ces changements sont d’abord des conséquences des conditions de vie des êtres humains, et des transformations de la conscience de sa situation au sein des différentes classes sociales. Cette conscience est influencée par les rapports sociaux, par l’expérience de la vie en société dans une société organisée de façon donnée. Il s’agit donc de partir de l’ensemble de la réalité des rapports humains : « Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la société humaine, ou de l’humanité sociale. »10

Cependant, ce n’est pas parce que le marxisme veut baser ses actions sur une analyse rigoureuse, « scientifique », de la réalité, qu’il en deviendrait lui-même une science. Non seulement la conception matérialiste de l’histoire ne permet pas de prévoir l’avenir, mais surtout elle amène à ne pas en simplifier le cours. Avec leur conception, « Marx et Engels rompaient avec le cliché d’un progrès unilinéaire »11.

D’autre part, la conception matérialiste de l’histoire n’est pas un dogmatisme mécaniste : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’une façon arbitraire ni dans des circonstances librement choisies ; ils la font dans des conditions qu’ils ont trouvées devant eux, qui leur ont été léguées par le passé, bref, dans des circonstances données. »12 Il n’en reste pas moins que l‘histoire est faite par les êtres humains eux-mêmes : « ce n’est certes pas l' »Histoire » qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part – à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. »13 Le marxisme, c’est justement « l’idée qu’une autre histoire est possible, qu’il n’y a pas de destin, que l’existence de l’homme est ouverte »14.

Loin des clichés, il faut rappeler que « si le marxisme n’est pas un « volontarisme« , il n’est pas non plus un « mécanicisme« . »15 L’action consciente des travailleurs est une condition sine qua non de la transformation de la société dans le sens de l’auto-émancipation, le moteur ne peut être que leur action qu’ils décident eux-mêmes démocratiquement, en connaissance de cause.

Les structures d’exploitation, de domination, d’oppression – le capitalisme, l’État, la division des êtres humains en classes sociales, le patriarcat, le racisme, etc. – n’existent pas depuis toujours et ne sont pas éternelles. Elles ne sont pas seulement des déterminants de l’histoire, mais aussi et surtout sont déterminées par elle. Elles ont une origine historique, et peuvent disparaître dans le cours ultérieur de l’histoire – à condition qu’un mouvement de transformation aille dans le sens de leur abolition.

1# Brouillon de lettre de Karl Marx à Carlo Cafiero, 1879 (le texte est rédigé par Marx directement en français), dans Carlo Cafiero, Abrégé du Capital de Karl Marx, Le Chien rouge, 2008, p. 157.

2# Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, Pléiade, 1982, p. 1068.

3# Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », dans Historiographies, concepts et débats, Gallimard, 2010, p. 516. Le marxiste Paul Mattick écrivit que « la conception matérialiste de l’histoire est, depuis longtemps, tranquillement plagiée par la science sociale bourgeoise » (Le Marxisme, hier, aujourd’hui et demain, Spartacus, 1983, p. 24).

4# Dans une lettre à Kugelmann le 17 avril 1871, Marx écrit que l’histoire « serait de nature fort mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. »

5# Marx et Engels, L’Idéologie allemande, dans Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 1072.

6# Julien Borchardt, Le Matérialisme historique, introduction à la conception matérialiste de l’Histoire, L’Eglantine, 1931, p. 32 et 50.

7# Préface à la réédition allemande du Manifeste communiste, juin 1872, dans Karl Marx, Œuvres, tome I, p. 1490-1492.

8# Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Rivière, 1971, p. 161.

9# Anton Pannekoek, « Le matérialisme historique », 1919. Cette expression de « matérialisme historique » nous semble bien moins claire que celle de « conception matérialiste de l’histoire », que nous employons donc.

10# Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 235.

11# Karl Korsch, Karl Marx, Champ libre, 1976, p. 77.

12# Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Payot, 1970, tome 1 (« Sociologie critique »), p. 119.

13# Friedrich Engels, La Sainte famille, dans Karl Marx, Œuvres, tome III, op. cit., p. 526.

14# Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 209.

15# Jean Touchard et al., Histoire des idées politiques, PUF, 1959, p. 652.

Karl Marx : la nécessité du communisme contre les forces destructrices

Karl Marx, extrait du Capital, livre I, édition de Maximilien Rubel, dans Œuvres tome I, La Pléiade, 1963, p. 997-999 :

« Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste d’une part accumule la force motrice historique de la société ; d’autre part elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais trouble encore les échanges organiques entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. […]

Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité.

Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement.

La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du processus de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. »

Karl Marx, extrait de L’Idéologie allemande, Œuvres tome III, La Pléiade, 1982, p. 1320-1321 :

« Il se révèle que l’épanouissement d’un individu dépend de l’épanouissement de tous ceux avec qui il entretient des contacts directs ou indirects, et qu’il existe un lien entre les différentes générations d’individus qui établissent des relations mutuelles, si bien que les épigones dépendent, dans leur existence matérielle, de leurs prédécesseurs, en reprennent les forces productives et les moyens de commerce accumulés et en subissent l’influence dans leurs propres relations mutuelles. […]

Les individus du temps présent doivent abolir la propriété privée, parce que les forces productives et les formes de commerce se sont déployées à tel point qu’elles sont devenues, sous l’emprise de la propriété privée, des forces destructrices, et parce que l’opposition des classes est portée à son paroxysme. […]

L’abolition de la propriété privée et de la division du travail, c’est l’association des individus sur la base offerte par les forces productives présentes et par le commerce mondial des hommes.

C’est seulement dans la société communiste que l’épanouissement original et libre des individus n’est pas un vain mot, car il dépend des liaisons entre les individus, liaisons qui consistent partie dans les conditions économiques, partie dans la nécessaire solidarité du libre épanouissement de tous, et enfin dans le mode d’activité universel des individus sur la base des forces productives existantes.

Il s’agit donc ici d’individus à un stade défini de l’évolution historique, et nullement d’individus quelconques choisis au hasard, sans même parler de l’indispensable révolution communiste, qui est elle-même une condition commune de leur libre épanouissement. »

Karl Marx, dernières réflexions pour le communisme

Karl Marx, Michael Löwy, Pier Paolo Poggio et Maximilien Rubel, Le Dernier Marx, communisme en devenir, Eterotopia / Rhizome, 2018, 76 pages.

Ce petit livre met en lumière l’intérêt de textes écrits par Marx à la fin de sa vie, les lettres à Mikhaïlovski (de 1877) puis à Vera Zassoulitch (1881) – rédigées par Marx en français. Il s’agit pour lui de répondre à des questions concernant la propriété commune des terres agricoles, en particulier à propos de l’exemple de la Russie de l’époque, notamment dans la perspective de la mise en place d’un mode de production communiste – qui, contrairement au mode de production capitaliste, exclurait le travail salarié.

Comme il est rappelé dans ce livre, Maximilien Rubel1 avait publié et commenté ces écrits à partir de 1947, puis de nouveau au cours des décennies suivantes. On les trouve ainsi dans les appendices au tome II des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade, édité par Rubel. Remarquons qu’à la même époque où Rubel publiait et traduisait des textes inédits de Marx, et utilisait la méthode critique de ce dernier pour analyser les formes d’exploitation capitaliste que subissaient les travailleurs en URSS2, les staliniens des éditions du PCF étaient au contraire occupés à diffuser des déformations de Marx (comme Lénine), voire des falsifications pures et simples sous le nom mensonger de « marxisme-léninisme » (en premier lieu utilisé par le dictateur criminel Staline). Michael Löwy note d’ailleurs dans ce livre que « à l’exception de Rubel, le document n’a pas suscité un grand intérêt chez les marxistes français » (p. 16).

Les écrits rassemblés dans ce livre constituent une preuve parmi bien d’autres que Marx n’a pas toujours été le déterministe « mécaniste » souvent retenu par les dogmes et les clichés. Il ne possédait pas dans son cerveau toute une science complète, qu’il n’aurait simplement pas eu le temps de finir d’écrire pour la postérité : au contraire, il cherchait, analysait, confrontait les sources. Sa pensée était vivante, en mouvement, attentive aux nouveautés et évolutions. Sur la fin de sa vie, il était très intéressé par les avancées historiques concernant les sociétés dites primitives, mais aussi et surtout par les sociétés hors de l’Europe occidentale.

On est ici loin des simplifications, hélas très courantes, que l’on fait subir à la pensée de Marx. On remarque d’ailleurs que Kevin Anderson, dans un livre récent sur une thématique proche, rejoint aussi sur certains points ce que montrait Rubel il y a des décennies, par exemple quand il écrit que « Engels n’est pas Marx et, malheureusement, dans plusieurs domaines, il pose de sérieux obstacles à la compréhension de l’exhaustivité et de l’originalité de la contribution de Marx. » A propos du Capital de Marx, Anderson ajoute que « l’édition française de 1872-1875 contient plusieurs passages ajoutés par Marx lui-même et qui, malheureusement, ne se trouvent pas, à ce jour, ni dans les éditions allemandes autres que celle des MEGA ni dans les traductions basées sur la version allemande de Engels de 1890 (version devant soi-disant faire autorité), y compris la traduction française de 1983 »3. Cette remarque, qui plus est venant d’un non-francophone, confirme la pertinence du choix fait par Rubel pour l’édition du Capital dans la Bibliothèque de la Pléiade, c’est-à-dire partir de l’édition française revue par Marx, et signaler en plus les variantes apportées par la version d’Engels.

Evidemment, ces points ne sont pas tous abordés dans ce petit recueil de 76 pages. On se permettra pour finir un conseil aux lecteurs : lire d’abord les textes de Marx, puis les commentaires – soit l’inverse de l’ordre adopté par l’éditeur. Saluons en tout cas cette contribution à la connaissance de textes peu connus de Marx, à lire – comme les autres – toujours avec esprit critique.

1 De Rubel, nous avons publié : «  Flora Tristan et Karl Marx » (Critique Sociale n° 28, novembre 2013) ; « Le concept de démocratie chez Marx » (n° 13, décembre 2010) ; « Entretien avec Maximilien Rubel (1979) » (n° 14, février 2011) ; voir aussi notre recension de « Marx et les nouveaux phagocytes, de Maximilien Rubel » (n° 20, mars 2012).

2 Voir notamment son article « Signification historique de la barbarie stalinienne » : bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1945-11-signification-historique-de-la-barbarie-stalinienne-rubel

3 Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes, Syllepse, 2015, pages 15 et 28.

Michael Löwy à propos de Rosa Luxemburg

Michael Löwy, Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire, Le Temps des cerises, novembre 2018, 219 pages.

D’emblée, une déception : Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire n’est pas réellement un nouveau livre de Michael Löwy, où il nous parlerait de la pensée de Rosa Luxemburg, mais une simple compilation d’articles écrits au fil des années – d’où de nombreuses répétitions, etc. Qui plus est, rien n’est indiqué sur les dates de rédaction de ces textes, ni sur les ouvrages ou revues de leur publication originale (d’ailleurs le livre est dans l’ensemble mal édité, avec notamment d’innombrables coquilles). Certes, l’auteur renvoie à la bonne biographie de Rosa Luxemburg par Paul Frölich (p. 7), mais il y avait tout de même un autre livre à écrire, plus intéressant qu’un recueil, où Löwy aurait pu retracer ses jeunes années luxemburgistes au Brésil, puis les raisons de son éloignement de ce courant et son ralliement au léninisme, puis ses questionnements et son rapport actuel à la pensée de Rosa Luxemburg.

Une fois signalés ces défauts, voyons donc ce que l’auteur nous dit dans ce recueil à propos de la pensée de Rosa Luxemburg.

Michael Löwy revient plusieurs fois sur l’alternative énoncée par Rosa Luxemburg en 1915 dans La Crise de la social-démocratie (ou « Brochure de Junius ») : « Socialisme ou barbarie ». Il affirme avec justesse que ce mot d’ordre « signale que, dans l’histoire, les jeux ne sont pas faits ; la « victoire finale » ou la défaite du prolétariat ne sont pas décidées d’avance, par des « lois d’airain » du déterminisme économique, mais dépendent aussi de l’action consciente, de la volonté révolutionnaire de ce prolétariat » (p. 23). Il écrit ensuite que pour Luxemburg, l’objectif du socialisme est l’idéal « d’une morale de classe, d’un humanisme prolétarien, d’une éthique qui se situe du point de vue du prolétariat révolutionnaire » (p. 24). Löwy a également parfaitement raison de souligner que Luxemburg représente « un socialisme à la fois authentiquement révolutionnaire et radicalement démocratique » (p. 40).

Dans cette logique, Rosa Luxemburg s’opposa à plusieurs reprises à Lénine, entre autres sur la question essentielle de la conscience de classe. Löwy rappelle à ce sujet que pour Lénine « l’étincelle révolutionnaire est apportée par l’avant-garde politique organisée, du dehors vers l’intérieur des luttes spontanées du prolétariat ». Au contraire, pour Luxemburg « l’étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s’allume dans le combat, dans l’action de masses » (p. 62). En cela, Rosa Luxemburg rejoint Karl Marx, pour qui « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

A propos du texte de Rosa Luxemburg sur La Révolution russe (1918), Michael Löwy écrit que « le chapitre de ce document de Luxemburg sur la démocratie est un des textes les plus importants du marxisme, du communisme, de la théorie critique et de la pensée révolutionnaire au 20e siècle » (p. 77-78). En effet : ces pages restent d’une grande actualité, à la fois par la lucidité que Luxemburg y exprime concernant les dérives autoritaires des bolcheviks, mais aussi par sa défense d’une nécessaire démocratie révolutionnaire, s’opposant à toute bureaucratisation1.

En revanche, on ne peut qu’être surpris de lire que Rosa Luxemburg aurait fait « erreur » en refusant « la théorie léniniste de l’organisation » (p. 129). L’histoire nous montrant, de façon terrible, à quoi mènent la théorie et la pratique léniniste de l’organisation, on se doit de saluer Luxemburg d’en avoir perçu les impasses2. Le plus curieux est qu’il nous semble bien que Michael Löwy ne défend plus aujourd’hui une position aussi caricaturale et dogmatique ; du coup, on ne voit pas bien l’intérêt de republier tel quel un texte qui n’a plus, en 2018, d’intérêt que pour les historiens du léninisme et du fétichisme de parti. Sur ce sujet, on se reportera plutôt au récent essai de Louis Janover, Le Testament de Lénine et l’héritage de Rosa Luxemburg, qui tire les enseignements historiques des révolutions et contre-révolutions du 20e siècle.

Enfin, on trouve en annexe du livre un article de Rosa Luxemburg qui était jusqu’ici inédit en français, paru anonymement en mars 1903 à l’occasion des 20 ans de la mort de Karl Marx. Elle y écrit notamment : « Vue dans ses contours les plus généraux, la doctrine marxienne – si nous faisons abstraction de sa partie impérissable, à savoir sa méthode d’investigation historique – vise à reconnaître la voie historique qui mène de la dernière forme de société « antagoniste », reposant sur les contradictions de classe, à la société communiste édifiée sur la solidarité des intérêts de tous ses membres » (p. 217-218).

Un bilan donc contrasté pour cet ouvrage, dont le mérite est que ceux qui s’intéressent au débat marxiste y trouveront matière à réflexions et à critiques. On constate toujours que la pensée critique révolutionnaire de Rosa Luxemburg continue de bousculer les préjugés et les dogmes, et de vivifier l’esprit critique. Comme elle l’écrivait depuis la prison en 1915, « nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n’avons pas désappris d’apprendre. »3

1 Ce texte a été récemment réédité dans Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, éditions Spartacus, 2016, le chapitre en question se trouvant pages 211 à 220.

2 Dès 1904, elle critiquait le « centralisme bureaucratique » de Lénine, qui risquerait selon elle d’« asservir un mouvement ouvrier ». Elle prônait à l’inverse « l’activité révolutionnaire autonome du prolétariat » (« Questions d’organisation de la social-démocratie russe », dans Le But final, textes politiques, p. 156-157).

3 Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907-1916), Œuvres complètes tome IV, Smolny et Agone, 2014, p. 87.

Avec Rosa Luxemburg pour le communisme, contre le léninisme

Louis Janover, Le Testament de Lénine et l’héritage de Rosa Luxemburg, Smolny, 2018, 142 pages.

Louis Janover vient de publier un livre qui revient, un an après le centenaire de la Révolution russe, sur des questions essentielles pour l’histoire et l’avenir du communisme. Comme il le rappelle sources à l’appui, des conceptions du communisme extrêmement différentes et même opposées ont existé depuis plus d’un siècle. Même parmi les communistes se revendiquant de Karl Marx, les points de vue étaient – et sont toujours – souvent divergents. Certains ont soutenu l’URSS, ses mensonges et ses crimes ; d’autres ont dès le début dénoncé ce qui n’était qu’un régime d’exploitation, une économie capitaliste d’État, et une dictature contre le prolétariat.

L’auteur met donc en comparaison la vision léniniste (inspirée de Lénine), et la vision auto-émancipatrice, notamment « conseilliste », qui s’inspire entre autres de Rosa Luxemburg. Janover se situe clairement dans cette seconde catégorie, et ce depuis des décennies. Il souligne dans son livre « l’incompatibilité de deux conceptions de l’émancipation humaine et du socialisme » ainsi que « la nature des ravages que la victoire de l’un des deux courants a fait subir au mouvement ouvrier. Le testament de Lénine comporte la négation d’une éthique qui chez Rosa Luxemburg traverse toute son œuvre et nous sert aujourd’hui encore de principe de jugement. »

Le livre est complété de documents, notamment de Lénine et de Léon Trotski d’un côté, et de Rosa Luxemburg de l’autre : son article « Un devoir d’honneur », ainsi que des extraits de son discours au congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne, sont utilement reproduits.

Pour aller de l’avant, ceux qui veulent une autre société – qu’on l’appelle communiste, collectiviste, socialiste ou autrement – doivent connaître l’histoire et savoir s’y situer. Il nous faut faire appel à l’esprit critique et à l’analyse rationnelle. On ne peut pas lutter pour l’émancipation des travailleurs en faisant l’apologie de dictatures criminelles du passé ou du présent. On ne peut pas lutter pour l’émancipation des travailleurs avec des méthodes malhonnêtes et autoritaires. Des militants communistes du passé ont développé des analyses justes et courageuses, contre le léninisme et contre le stalinisme : il nous faut nous en inspirer.

Il n’est pas besoin d’être d’accord avec chaque ligne de cet essai pour le lire avec profit. Nous publions donc ci-dessous quelques extraits du livre, avec l’autorisation de l’éditeur :

« Rien d‘étonnant que Rosa Luxemburg occupe une place centrale dans cette mémoire pour briser le cercle de l’idéologie dominante. Son analyse de l’accumulation du capital reste au plus près des principes de la conception matérialiste de l’histoire, et son idée du rapport des moyens à la fin entre en résonance avec les principes éthiques destinés à guider le mouvement révolutionnaire dans son développement. Si bien que sa pensée départage encore notre lecture de l’histoire et apporte des arguments à ceux qui conservent en vie l’idée de révolution telle qu’elle fut défendue par les milieux libertaires et les courants du socialisme de conseils, en dépit de la pression exercée sous toutes ses formes par l’appareil idéologique du Parti. Les théoriciens de l’École de Francfort seront eux aussi impliqués dans les polémiques et prises de position sur la réalité politique de l’époque, et leur théorie s’en trouvera profondément marquée.

L’héritage de Rosa Luxemburg réside dans l’existence même de son œuvre. Et plus particulièrement, dans le fait que toute sa critique de la révolution russe s’articule sur ce qui est déjà en germe chez Lénine et qu’elle avait mis au jour. Si bien que l’on arrivera à la conclusion que Karl Korsch avait tirée de cette histoire, quand, dans « L’idéologie marxiste en Russie », il faisait la critique de Lénine, voué à rendre le marxisme compatible avec le capitalisme. Dans « le principal ouvrage économique de Lénine« , écrivait-il, « Le Développement du capitalisme en Russie (1899), on peut, à la lumière de cette étude, affirmer sans exagérer que le contenu réel de la théorie marxiste originelle, en tant qu’expression théorique d’un mouvement prolétarien autonome et strictement socialiste, avait disparu du mouvement1. » »

« La reprise par les bolcheviks de l’idée de « dictature du prolétariat », liée à la conception du Parti comme organisation dirigeante de la classe, signifie tout naturellement « l’omnipotence de l’organisation jacobino-bolchevique ». Les soviets, considérés comme des organes d’insurrection et non plus comme des organes de gouvernement autonomes de la classe ouvrière, sont réduits à n’être plus qu’un instrument qui permettrait de s’emparer du pouvoir et de consolider ses assises. C’est au Parti d’utiliser la force du prolétariat pour réaliser ses propres plans et ses desseins particuliers. Ainsi, toute discussion se résume par la conclusion : « Sans la direction du Parti, point de socialisme2 ! » »

« Octobre [1917] fut le mouvement autonome d’une infime minorité, le mouvement bolchevik, qui se réclamait de ce que ses dirigeants croyaient être, ou voulaient croire être, l’intérêt de l’immense majorité. La césure ne tardera pas à devenir visible et à s’agrandir entre le Parti et les soviets, au départ unis sur la base d’une même opposition à l’ennemi de classe. Et l’idée d’une révolution sociale portée par le prolétariat dans son ensemble se heurtera vite aux intérêts d’une bureaucratie installée sur la base du pouvoir bolchevik, prête à tout pour le consolider et en élargir la base.

Le temps est donc venu d’ouvrir le testament de Lénine et de scruter l’héritage de Rosa Luxemburg pour en déchiffrer les termes et en interpréter la leçon. Non pas revenir en arrière pour intervenir dans des polémiques qui ont perdu leur objet, mais souligner que seule la vue actuelle de l’histoire rend à chacun ce qui lui est dû, à Lénine ce que tous les aspirants ont cherché en lui, une voie vers le pouvoir, désigné comme prolétarien pour les besoins de la cause, à Rosa Luxemburg une interrogation éthique et matérialiste sur ce pouvoir lui-même, en référence à l’histoire du mouvement ouvrier. »

« Dès l’origine, l’opposition entre une conception de la révolution destinée à établir le communisme et une conception qui ne pouvait avoir d’autre perspective que la révolution bourgeoise a trouvé son expression logique chez Rosa Luxemburg, car elle défend une idée radicale de la démocratie, incompatible avec le bolchevisme. Les valeurs du bolchevisme le ramenaient toutes aux impératifs de la révolution bourgeoise, ce qui facilitera, le moment venu, l’inversion du sens des appellations pour répondre à la réalité du pouvoir. L’histoire est ainsi arasée, aplatie, pour qu’en disparaisse tout ce qui faisait la différence radicale avec une critique révolutionnaire de la révolution russe, fondée sur la distinction entre le parti et les soviets. La pensée et la pratique de Lénine se retrouvent alors à l’origine de tout ce qui s’est produit, car son œuvre, jusque dans ses derniers écrits, est le fruit d’une recherche de la raison historique pour justifier l’obéissance et la soumission au Parti.

L’inconcevable, c’est qu’il ait fallu des témoignages comme ceux d’Anton Ciliga ou de Panaït Istrati pour qu’on accepte de discuter l’indiscutable, et qu’il soit encore nécessaire de s’y référer comme si l’évidence restait à prouver. Lénine, dit Ciliga, « a su faire battre le cœur de l’humanité » au moment où les masses l’emportent « derrière elles ». Mais « dès l’instant où l’édifice ancien se fut écroulé et où Lénine prit le pouvoir, le divorce tragique commença entre lui et les masses. Imperceptible au début, il grandit, se développa et finalement devint fondamental3. »

Les piliers du capitalisme d’État apparaissent et s’élèvent au-dessus des soviets réduits au rôle de faire valoir idéologique. Lénine et la Révolution, s’interroge Ciliga ! Qu’eût été Lénine sans la révolution ? Question incongrue si on la rapporte à Rosa Luxemburg, dont chaque mot, chaque principe nous éloigne de ce que fut la révolution selon le bolchevisme. »

« On trouve chez Rosa Luxemburg une analyse des contradictions de notre société, de ses rapports de classes, et elle éclaire les apories de la critique telle qu’elle s’est développée en faisant de la révolution d’Octobre le pôle qui aiguillait toutes les analyses, et ramenait les luttes et l’avenir à la relation avec un marxisme revu et contrôlé par les instituts aux ordres de Moscou. C’est ce rapport à la conception de la révolution et des moyens de parvenir au communisme qui détruisit l’idée même d’émancipation humaine dans le mouvement ouvrier. »

« L’œuvre de Rosa Luxemburg comporte le sens éthique qui permet d’établir le lexique de la contre-révolution actuelle en montrant que la critique marxienne de la valeur-travail et sa conception de la lutte des classes restent les deux éléments fondamentaux d’une remise en question du capitalisme et de la possibilité d’ouvrir une brèche dans le système d’exploitation. Car contrairement aux assertions convenues, il se développe selon le même mode d’accumulation que Marx avait analysé non pas pour son temps, mais pour le temps du capital, qui repose sur la base intangible de la division de la société en classes antagonistes. Et c’est en cela que l’héritage de Rosa Luxemburg reste ouvert sur l’avenir. »

1 Karl Korsch, « L’idéologie marxiste en Russie » (1938), in Korsch, Mattick, Pannekoek, Rühle, Wagner, La Contre-Révolution bureaucratique, Paris, UGE (10/18), 1973, p. 255.

2 « Les conseils ouvriers et l’organisation communiste de l’économie », in Korsch, Mattick, Pannekoek, Rühle, Wagner, La Contre-Révolution bureaucratique, op. cit., p. 67.

3 Anton Ciliga, Lénine et la Révolution. Les « maîtres » du pays. Qui commande en URSS ?, Paris, Spartacus, 1947 ; rééd., 1978, p. 13.

Sur l’involution du marxisme (Boris Souvarine, 1929)

Le texte qui suit est extrait d’une lettre ouverte de Boris Souvarine à Léon Trotski, datée du 8 juin 1929. Ce long document est principalement consacré à la discussion d’éléments qui faisaient alors débat au sein des militants communistes anti-staliniens de par le monde, parmi lesquels Souvarine et Trotski. Si certains passages de la lettre ne parlent plus aujourd’hui qu’à des spécialistes, Souvarine évoque aussi l’involution du marxisme, avec une pertinence et une actualité qui méritent que l’on relise ces lignes.

Cette analyse est un témoignage et une contribution à l’explication de certaines faiblesses du « marxisme » courant, dont nombre des « experts » auto-proclamés contredisent la méthode et l’esprit de Karl Marx. Parmi d’autres facteurs, Souvarine souligne notamment le rôle simplificateur du « marxisme » de la Deuxième Internationale, puis du bolchevisme qui en est issu, et enfin le rôle falsificateur du stalinisme. De façon générale, ce sont le dogmatisme, l’ignorance, le refus de la discussion argumentée qui empêchent une meilleure connaissance théorique et la possibilité de débats fructueux.

On ne peut qu’espérer que la republication de cet écrit d’un militant marxiste, qui savait exercer son esprit critique, puisse contribuer à éclaircir les discussions théoriques parmi ceux qui se revendiquent de l’objectif de l’émancipation mondiale des exploités :

« Le marxisme connaît le sort sempiternel des grands systèmes philosophiques, historiques ou sociaux qui ont fait époque ; comme il s’agit de sciences non expérimentales, les disciples et les commentateurs disposent d’une marge d’interprétation aux limites indécises dont souvent ils abusent. La conception matérialiste de l’histoire, en particulier, s’offre d’autant plus facilement aux déformations qu’en englobant tous les phénomènes de la vie sociale, elle implique des actes humains difficiles à rattacher aux ressorts historiques par des liens de causalité. Elle a donc besoin de retrouver périodiquement son vrai sens par des restitutions faites dans l’esprit des créateurs de la méthode. Ceux-ci n’ont pas cru devoir rédiger des traités de leur science, recourant à la démonstration par l’usage, ce qui répartit l’universalité de leurs concepts dans l’ensemble de leur œuvre, écrite ou vécue. Notamment, ils n’ont pas éprouvé le besoin d’affirmer ou de confirmer des notions allant pour eux de soi sans pour cela autoriser personne à considérer ces lacunes comme des négations.

Depuis déjà plus d’un quart de siècle, des controverses se sont instituées sur divers éléments du marxisme et, si les premières n’ont pas été inutiles, force est de constater le caractère oiseux des plus récentes : on se répète, on remâche les arguments et les répliques connus. Encore un signe d’affaissement de la pensée communiste : toujours des redites, dans un monde en évolution et devant des sciences physiques et naturelles en progrès. Et il faut encore se donner la peine de rappeler, de temps à autre, qu’à part la cause économique et l’effet politique, il faut aussi tenir compte de l’action en retour de l’effet sur la cause et de tout ce qui en résulte. Ou bien expliquer l’inutilité de s’épuiser en recherches sur la répercussion des découvertes techniques en matière de béton armé dans la vénalité d’un général chinois. Sans parler de l’influence du pétrole synthétique sur la psychologie d’un secrétaire de rayon. L’instrument de travail marxiste bien manié eût permis de dépasser depuis longtemps ce stade de culture théorique. […]

Le bolchevisme était une simplification du marxisme à l’usage d’un pays aux classes bien tranchées où la révolution s’inscrivait en permanence à l’ordre du jour contre un régime qui se survivait à lui-même. Sur le plan de la science sociale, il eût représenté un marxisme appauvri, mais dans l’action pratique, il répondait aux nécessités de temps et de lieu. C’est son mérite imprescriptible. Octobre l’a sanctionné. Mais la conquête du pouvoir est une chose, l’organisation économique socialiste en est une autre. Le bolchevisme post-révolutionnaire n’est déjà plus en mesure de résoudre les problèmes du pouvoir. Tant que dure la guerre civile, ses qualités primordiales trouvent leur exercice, le génie stratégique de Lénine fait merveille, les ralliés des diverses écoles socialistes russes se fondent dans le grand parti de la révolution et en émergent comme les meilleures têtes. Avec l’ère du travail pacifique créateur, le bolchevisme se montre au-dessous de la tâche. La renaissance de la production russe s’accomplit dans le sens d’un capitalisme d’État où une catégorie sociale nouvelle s’approprie et consomme une grande part de la plus-value produite par les salariés. Lénine meurt sans avoir pu montrer s’il eût été capable de transformer le bolchevisme guerrier en bolchevisme constructeur. Il meurt, laissant un héritage trop lourd à des disciples habitués à ne penser que par leur maître.

Tout en jouant son rôle grandiose sur la scène russe à laquelle il était adapté, le bolchevisme est intervenu sur l’arène internationale. Après les premiers pas de Zimmerwald et de Kienthal, où la gauche n’était qu’une minorité faible, c’est l’action de grande envergure avec les délégations d’émissaires, le stimulant donné aux groupes révolutionnaires des autres pays, puis la formation de la IIIe Internationale. L’intelligence politique de Lénine, sa conscience de l’originalité des conditions de chaque pays et des solutions de chaque parti sont débordées par l’élan du mouvement où il trempe. Et les résultats sont là, le contraste avec les victoires de Russie est saisissant. En Europe, ce ne sont que faillites, ce ne sont que défaites. Et de toute une époque de guerres civiles, de luttes des classes acharnées, il ne reste même pas, pour l’avenir du prolétariat, de partis communistes dignes de ce nom, ni le souvenir d’épisodes méritant d’enrichir la tradition révolutionnaire. […]

Le bolchevisme hors de Russie a échoué. Et pas seulement pour s’être mépris sur des rapports de forces. Il n’a pas compris le caractère de l’époque, pas su analyser l’état du capitalisme, a mal supputé les facultés de résistance des classes dominantes, surestimé la conscience et la combativité des classes exploitées et a commis l’erreur fatale de vouloir fabriquer des partis communistes à son image. Il n’a rien prévu sans jamais cesser de prophétiser. Rien n’est arrivé de ses prédictions apocalyptiques, ni les crises, ni les révolutions, ni les guerres annoncées sans trêve avec assurance. En revanche, nous avons compris trop tard le rétablissement de l’équilibre capitaliste, l’hégémonie américaine, le fascisme, les conséquences de l’occupation de la Ruhr, le plan Dawes, la nouvelle étape de Révolution chinoise, et quand il se produit une insurrection à Vienne, une grève générale en Angleterre, tout se passe sans nous. Là où les communistes s’en mêlent, le Parti est non seulement battu sans utilité, mais discrédité : après la Finlande, la Hongrie, la Bavière, c’est la Bulgarie, l’Estonie, la Chine. […]

Le bolchevisme post-révolutionnaire aurait eu besoin d’un retour à Marx. Il s’est au contraire éloigné de plus en plus du marxisme. Son schématisme simplificateur a poussé la parodie de la doctrine initiale jusqu’à la caricature. Le déterminisme économique de ses adaptateurs est devenu peu à peu moliéresque. […] Déjà Marx et Engels ayant dû, comme théoriciens militants, mettre l’accent sur certaines démonstrations, souligner certains traits de leur conception pour les besoins de la polémique, avaient prêté aux exagérations et déformations économico-matérialistes de disciples trop étroits. Engels en a convenu en termes explicites. Un marxisme assez élémentaire a eu cours, de ce fait, dans la IIe Internationale. Le bolchevisme s’était bien trouvé d’une simplification spécifique, nécessaire aux conditions catastrophiques de la chute imminente d’un immense Empire anachronique. Mais après le bouleversement, il s’est avéré, comme dit Lénine, « en retard sur la vie » et, absorbé par le nouvel État en création, il a laissé le retard s’allonger. Un bolchevisme d’État s’est insensiblement formé qui, après la mort de Lénine, a pris le nom de léninisme.

Ce léninisme représente à son tour une simplification outrancière du bolchevisme d’après la prise du pouvoir et une nouvelle étape d’éloignement du marxisme. Non seulement il est « en retard sur la vie » encore plus que la doctrine précédente, mais il s’interdit de jamais le rattraper. C’est une théorie qui élimine du marxisme la méthode dialectique, la richesse scientifique, l’universalité, pour n’en retenir que certains schèmes dépourvus de valeur sans le contenu originel et une pratique de caractère religieux soumettant la masse à une obédience, à des formules, à des rites dont l’ensemble constitue à la fois l’activité du Parti et la vie de l’État. Le léninisme est une mystique armée d’une phraséologie déterministe et qui vit des cendres de Lénine après en avoir étouffé la flamme comme le menchevisme s’attachait dévotieusement à la lettre de Marx sans s’en approprier l’esprit. […] »1

1 Extraits de Lettre de Boris Souvarine à Léon Trotski, 8 juin 1929, dans Boris Souvarine, A contre-courant, écrits 1925-1939, Denoël, 1985, p. 211-215. Voir aussi notre brochure : Les Vies de Boris Souvarine, Critique Sociale, 2008.

Un livre sur l’auto-organisation dans l’histoire des luttes

Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’échappée, 2018, 317 pages.

C’est un livre rafraîchissant que nous propose Charles Reeve1. En suivant le « fil historique » des courants d’auto-émancipation dans les luttes sociales, de la révolution française à nos jours, on croise notamment la Commune de 1871, la révolution allemande et les conseils ouvriers, la révolution espagnole, mai 68, ou encore la révolution portugaise de 1974-1975 – l’auteur ayant lui-même pris part à ces deux derniers mouvements.

L’originalité de ce vaste parcours historique synthétisé en 300 pages, c’est qu’il est résolument pensé à contre-courant des différents mythes, en rappelant les contradictions au sein même des mouvements.

Il s’agit d’abord de repérer l’apparition de « la démocratie directe des exploités », dans des pratiques de lutte et surtout au sein d’épisodes révolutionnaires. L’un des temps forts du livre est évidemment l’émergence des conseils ouvriers au début du XXe siècle, notamment en Russie (soviets) puis en Allemagne. Par cette forme spontanée d’auto-organisation, les travailleurs peuvent développer et affirmer leurs propres capacités à agir, à débattre et à décider collectivement. Bien que les conseils n’aient pas réussi à s’imposer face à des partis autoritaires et bureaucratiques, il n’en reste pas moins que « le mouvement des conseils était une dynamique sociale de rupture » (p. 108). Selon Reeve, les conseils ne doivent pas être « fétichisés », on ne peut pas savoir à l’avance s’ils seraient la forme adéquate pour les luttes de l’avenir, mais ils restent un exemple à connaître et dont on peut s’inspirer.

En effet, les formes des structures de luttes se doivent d’être liées aux objectifs sociaux du mouvement : ainsi, l’auteur écrit que « la démocratie directe n’a de véritable contenu que si elle est accompagnée d’une lutte pour l’égalité économique » (p. 121). En l’absence de buts concrets, des assemblées de libre parole ne peuvent que rester des coquilles vides, voire des lieux ouverts aux dérives confusionnistes. L’objectif de lutte sociale de tous les exploités dans le monde contre la société divisée en classes, contre le mode de production capitaliste, ne peut donc pas être mis de côté.

Inversement, ceux qui se revendiquent de l’anticapitalisme ne peuvent sans contradiction rester prisonniers de conceptions autoritaires. Charles Reeve rappelle d’ailleurs les ressemblances entre les pratiques des bolcheviks et celles des réformistes sociaux-démocrates : « Chez les uns comme chez les autres, on suivait les chefs, on obéissait à la ligne des partis, on s’alignait sur des visions étatiques du socialisme » (p. 127). Ces conceptions ont montré leur faillite. A propos de la révolution en Espagne, Reeve cite le marxiste anti-stalinien Henry Pachter2 écrivant : « le moyen force la main de celui qui l’utilise » (p. 163). C’est en effet la clé qui permet de comprendre tant de dévoiements de mouvements révolutionnaires, quand – au nom de l’efficacité – des dirigeants et des militants emploient des moyens autoritaires et violents, partant dès lors dans une autre direction que celle de l’auto-émancipation.

Tant qu’il y aura des classes sociales, elles seront en lutte. Mais ce livre rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de voir contre quelle société on se bat, mais aussi de réfléchir et de débattre de quelle société on veut. Comment construire une autre organisation de la société, sans division en classes sociales ? Comment assurer l’existence de tous sans retomber dans l’aliénation, dans l’oppression, dans la dépossession des décisions au profit d’une minorité ? On ne part évidemment pas de zéro, et il est indispensable de connaître réellement les expériences passées, dans ce qu’elles avaient de positif comme de négatif, les débats qui ont eu lieu et comment ils ont été tranchés, etc. Pour être fructueuse, cette réflexion doit être menée tout en participant aux luttes d’aujourd’hui.

De ce point de vue, Charles Reeve revient sur des courants actuels, notamment la tendance insurrectionnaliste (« Comité invisible », « Lundi matin », etc.) « qui s’enferme dans l’impasse des affrontements avec des forces répressives de plus en plus sophistiquées » (p. 255). A l’inverse, il rappelle que mai 68 fut avant tout « une puissante grève générale associée à un profond désir social de changement de l’ordre du monde » (p. 193). En perdant de vue cette indispensable dimension massive, avec des millions de personnes qui prennent part à un mouvement, à des Assemblées Générales, ces courants s’éloignent malgré eux de toute perspective d’auto-émancipation.

Rosa Luxemburg, à propos des grèves de masse, montrait bien que pour l’emporter la lutte doit « devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat »3. De même, Reeve écrit que « l’idée d’une société sans exploitation apparaît comme vidée de sens hors de l’action émancipatrice des exploités eux-mêmes » (p. 270). Cela implique donc de se débarrasser des mythes sur les petites minorités qui aspirent à diriger les luttes à la place des classes travailleuses. Comme le montre Charles Reeve en conclusion, « la lucidité est un élément de radicalité alors que tactiques et stratégies activistes ne sont que des machines à produire de l’optimisme momentané qui brouille l’horizon et engendre la désillusion de demain » (p. 272-273).

Le Socialisme sauvage est donc un livre qui invite à l’exercice de l’esprit critique, à la réflexion, au débat, à la remise en cause des dogmes. C’est particulièrement utile alors qu’on observe une tendance au « déclinisme », qui existe même chez une partie de ceux qui se disent révolutionnaires, et qui se base notamment sur une glorification d’événements ou de courants passés qui ne sont connus que dans leurs légendes falsificatrices. Comme l’écrivait Karl Marx, la révolution sociale de l’avenir doit, pour pouvoir commencer, « s’être dépouillée de toute superstition à l’égard du passé. »

1 Nous avons publié un « Entretien avec Charles Reeve » (Critique Sociale n° 22, septembre 2012). L’auteur a également coécrit la postface de « La Révolution fut une belle aventure », de Paul Mattick (voir Critique Sociale n° 29, janvier 2014).

2 Son nom est orthographié Henri Paechter dans la traduction en français du livre en question : Espagne 1936-1937, la guerre dévore la révolution, éditions Spartacus, 1986.

3 Cité dans « Rosa Luxemburg et la grève de masse », brochure de Critique Sociale, 2014.

Rosa Luxemburg et la révolution socialiste

Nous republions ci-dessous quelques brefs extraits de Réforme sociale ou révolution ?, texte de Rosa Luxemburg publié en 18991. Il s’agit d’une argumentation s’opposant au courant d’Eduard Bernstein, dit « révisionniste » ou réformiste. Luxemburg y défend la nécessité d’une révolution sociale menée par les travailleurs eux-mêmes. Elle explique également, en cohérence avec sa conception révolutionnaire, que « le sort de la démocratie est lié au sort du mouvement ouvrier ».

« Il est tout à fait faux et contraire à l’Histoire de se représenter le travail pour les réformes uniquement comme la révolution étirée en longueur, et la révolution comme une réforme condensée. Une transformation sociale et une réforme légale ne sont pas des éléments distincts par leur durée, mais par leur contenu. Tout le secret des transformations historiques, par l’utilisation du pouvoir politique, réside précisément dans la transformation de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle, ou, pour parler en termes concrets, dans le passage d’une période historique, d’une forme de société donnée, à une autre.

C’est pourquoi quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas, en réalité, une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l’ancienne société. C’est ainsi qu’on aboutit, en partant des considérations politiques du révisionnisme, à la même conclusion qu’en partant de ses théories économiques, c’est-à-dire qu’elles ne visent pas, au fond, à la réalisation de l’ordre socialiste, mais uniquement à la réforme de l’ordre capitaliste, non pas à la suppression du salariat, mais au dosage en plus ou en moins de l’exploitation, en un mot à la suppression des abus du capitalisme, mais pas du capitalisme lui-même. […]

Si la démocratie est devenue, pour la bourgeoisie, tantôt superflue, tantôt gênante, elle est, en revanche, nécessaire et indispensable à la classe ouvrière. Elle est, premièrement, nécessaire, parce qu’elle crée des formes politiques (autonomie administrative, droit électoral, etc.) qui serviront au prolétariat d’amorces et de points d’appui dans son travail de transformation de la société bourgeoise. Mais elle est, secondement, indispensable, parce que ce n’est qu’en elle, dans la lutte pour la démocratie, dans l’exercice de ses droits, que le prolétariat peut arriver à la conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques. En un mot, la démocratie est indispensable, non pas parce qu’elle rend superflue la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, mais, au contraire, parce qu’elle rend cette prise du pouvoir aussi nécessaire que seule possible. […]

La prise du pouvoir politique par le prolétariat, c’est-à-dire par une classe populaire massive, ne se fait pas artificiellement. Elle suppose, par elle-même, à l’exception des cas tels que la Commune de Paris, où le pouvoir ne fut pas obtenu par le prolétariat à la suite d’une lutte consciente de son but, mais tomba dans ses mains d’une façon tout à fait exceptionnelle, comme un bien abandonné de tous, un certain degré de maturité des rapports économiques et politiques.

C’est là que réside la différence essentielle entre les coups d’État à la Blanqui accomplis par une « minorité agissante » et qui éclatent comme des coups de pistolet, d’une façon toujours inopportune, et la conquête du pouvoir politique par la grande masse populaire consciente, conquête du pouvoir qui ne peut être elle-même que le produit de la décomposition de la société bourgeoise, et pour cette raison porte en elle la légitimation économique et politique de son apparition opportune. »

Il est intéressant de recouper ce texte théorique avec son dernier discours, prononcé en décembre 1918 pendant la révolution allemande, au cours du congrès de fondation du Parti communiste d’Allemagne. On y voit que sa conception de la révolution socialiste est restée fondamentalement la même, dans une perspective d’auto-émancipation2 :

« L’Histoire ne nous rend pas la besogne aussi facile qu’elle l’était dans les révolutions bourgeoises, quand il suffisait de renverser au centre le pouvoir officiel et de le remplacer par telle ou telle douzaine d’hommes nouveaux.

C’est d’en bas qu’il nous faut travailler, et cela correspond bien au caractère de masse de notre révolution étant donnés les buts qui visent le fond, le sol même de la constitution de la société ; cela correspond à ce qu’est le caractère de la révolution prolétarienne d’aujourd’hui, à notre devoir de faire la conquête du pouvoir politique, non d’en haut, mais d’en bas. Le 9 novembre [1918] a été la tentative d’ébranler le pouvoir public, la domination de classe – tentative faible, incomplète, inconsciente, chaotique. Ce qui est à faire maintenant, c’est de pointer en pleine conscience la totalité des forces du prolétariat sur les fondements de la société capitaliste. À la base où le patron individuel est en face de ses esclaves salariés ! À la base où l’ensemble des organes exécutifs de la domination politique de classe est en face des objets de cette domination, en face des masses ! C’est là que nous devons, pied à pied, arracher aux maîtres les instruments de leur pouvoir pour les prendre, nous, en main.

Tel que je vous le dépeins, le processus peut paraître de plus longue durée que l’on ne serait porté à se le représenter au début. Je crois qu’il est sain que nous fassions défiler sous nos yeux en pleine clarté toutes les difficultés, toutes les complications de cette révolution. Car j’espère bien que, de même que sur moi, sur aucun de vous, le tableau des grandes difficultés, des besognes ainsi dressées devant nous, n’a pour effet de paralyser ni votre ardeur, ni votre énergie ; tout au contraire, plus grande est la tâche, plus nous rassemblerons toutes nos forces. »

1 D’après l’édition contenue dans : Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, éditions Spartacus, 2016, pages 103-110.

2 D’après : Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, Spartacus, 2016, pages 259-260.

Un article d’un communard contre la patrie

Nous republions ci-dessous un texte de Jules Nostag (pseudonyme de Gaston Buffier), militant de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et communard, article paru comme éditorial dans La Révolution politique et sociale du 16 avril 1871 (n° 3, également daté 27 germinal 79). Ce journal était l’hebdomadaire des sections de la gare d’Ivry et de Bercy de l’AIT pendant la Commune, Nostag en étant le rédacteur en chef.

« Patrie – Humanité

La Patrie, un mot, une erreur ! L’Humanité, un fait, une vérité !

Inventée par les prêtres et les rois, comme le mythe dieu, la patrie n’a jamais servi qu’à parquer la bestialité humaine dans des limites étroites, distinctes, où, directement sous la main des maîtres, on la tondait et la saignait pour le plus grand profit de ceux-ci, et au nom de l’immonde fétiche.

Quand le bois vermoulu du trône craquait et menaçait ruine, le berger ou, pour mieux dire, le boucher, s’entendait avec son cher frère ou cousin du voisinage, et les deux misérables couronnés lançaient l’un contre l’autre les multitudes stupides qui, pendant que les maîtres riaient à sa barbe, allaient – meutes affolées – s’entr’égorger, en criant : Vive la gloire ! Vive la patrie !

La saignée faite ! César qui marquait les points, arrêtait l’égorgement, embrassait son très-cher frère l’ennemi, et faisait rentrer au bercail son troupeau décimé, incapable alors pendant de longs mois de lui porter ombrage.

Le tour était joué.

Aujourd’hui c’en est assez ! Les peuples sont frères ; les rois et leurs valets sont les seuls ennemis.

Assez de sang, assez d’imbécilité ; peuples, les patries ne sont plus que des mots ; la France est morte ! L’humanité est là.

Soyons hommes et prouvons-le ! L’utopie d’Anarcharsis Clootz devient vérité. La nationalité – erreur – résultat de la naissance, est un mal, détruisons-le.

Naître ici ou là, seul fait du hasard, des circonstances, change notre nationalité, nous fait amis ou ennemis ; répudions cette loterie stupide, farce dont nous avons toujours été jusqu’ici les dindons.

Que la patrie ne soit plus qu’un vain mot, – une classification administrative sans valeur ; – notre pays est partout, où l’on vit libre, où l’on travaille.

Peuples, travailleurs, la lumière se fait ; que notre aveuglement cesse, sus aux despotes, plus de tyrans.

La France est morte, vive l’humanité ! »

La nécessaire cohérence des luttes pour l’émancipation

Dans le mode de production capitaliste, les travailleurs sont aliénés et opprimés sous la forme du travail contraint et exploité, c’est-à-dire le travail salarié. Cette réalité concrète fait que l’ensemble des travailleurs (ou prolétaires) dans le monde forment une classe sociale, quel que soit d’ailleurs leur statut – contrat fixe, précaire, chômeur, en formation, etc. Par ailleurs, différentes oppressions supplémentaires existent dans la société, qui sont surtout subies au sein de la classe travailleuse. Cela mène à des différences qui ne remettent pas en cause la notion de classe, mais qui n’en sont pas moins des réalités incontournables pour tout partisan de l’émancipation. Par exemple, c’est l’existence du système patriarcal, sexiste, qui permet aux capitalistes de moins payer les femmes que les hommes, à travail égal. Cette surexploitation subie par les travailleuses a par contre un net intérêt pour la classe capitaliste, puisqu’elle lui fait réaliser un surcroît de plus-value – on voit donc qu’il s’agit à la fois de sexisme et de lutte des classes.

Ces discriminations doivent être combattues par l’ensemble du mouvement ouvrier, en application du mot d’ordre révolutionnaire : « Une attaque contre un seul est une attaque contre tous » (« An injury to one is an injury to all », slogan des Industrial Workers of the World). Surtout, pour réellement en finir avec cet écart de salaire subi par les travailleuses, les déclarations et les bonnes intentions ne suffisent pas : c’est le système d’ensemble – dont ce n’est qu’une des manifestations – qu’il faut renverser. La même logique doit s’appliquer dans la lutte pour en finir avec les autres systèmes d’oppression.

Ces différentes oppressions mènent à l’apparition de luttes spécifiques, féministe ou antiraciste par exemple, qui sont bien évidemment utiles en soi. Mais il est nécessaire d’aller plus loin. Nous considérons que d’une part nous ne devons pas opposer ces luttes entre elles, et que d’autre part dans le cadre d’un projet de société cohérent – qui peut être appelé socialisme, communisme ou autrement – nous voyons ces luttes comme différentes parties d’un mouvement réel vers une autre société, égalitaire et solidaire. Seules des dérives et d’étroites considérations de basse « tactique » peuvent mener à renoncer à une lutte, même prétendument de façon « provisoire », en pensant en renforcer une autre. En finir avec les différentes formes de domination subies passe par le changement des structures sociales et des rapports sociaux. N’avoir qu’une vision incomplète des différentes structures d’oppression ce n’est pas choisir telle ou telle « priorité », c’est au fond négliger une partie de la réalité, donc amoindrir son engagement pour l’émancipation.

Parlons tout d’abord de la nécessité d’une puissante mobilisation unitaire menant une lutte antiraciste ici et maintenant, avec l’objectif politique d’éradiquer toutes les manifestations de racisme et ses causes. Le racisme subi au quotidien par une partie de la population, en France et dans le monde, est en soi une forme d’oppression qui doit être combattue en tant que telle. Il perpétue de plus une division au sein de la classe travailleuse, avec des conséquences négatives très concrètes quant aux conditions de vie de celles et ceux qui sont victimes de racisme. Cette lutte est une question transversale, par exemple concernant le logement, où il s’agit à la fois de construire de nouveaux logements, ainsi que de rénover les anciens entre autres dans le sens des économies d’énergie, mais aussi de réduire l’arbitraire des propriétaires (comme mesure immédiate) et de mettre fin à toutes les discriminations dans l’accès au logement. Dans le travail, outre la lutte contre le chômage de masse qui exacerbe la concurrence entre travailleurs, le principe « à travail égal salaire égal » doit être défendu puisqu’il n’est toujours pas une réalité. Il s’agit là d’une lutte politique indispensable, qui fait partie intégrante de notre objectif d’auto-émancipation généralisée.

Les luttes féministes et antisexistes font évidemment partie des mobilisations incontournables pour l’émancipation universelle. Concernant l’écart de salaire subi par les femmes, il est parfaitement logique de militer à la fois pour l’abolition de l’exploitation en tant que telle, donc contre le système du salariat, et en même temps de lutter dans l’immédiat contre cette surexploitation de genre. Ce n’est par ailleurs qu’une des manifestations du sexisme au sein du monde du travail (harcèlement, etc.). Il suffit d’observer la situation pour se rendre compte du caractère massif et systémique de la violence de genre, et donc de prendre conscience de la nécessité d’abolir cette violence et ses causes.

Les mobilisations progressistes pour l’environnement sont des luttes sociales, qui affrontent des intérêts capitalistes bien réels. De fait, les véritables mobilisations pour l’écologie sociale ont à notre sens forcément un contenu anticapitaliste. Ce sont donc en pratique des luttes de classes, qui voient l’affrontement entre des intérêts contradictoires : d’un côté les conditions de vie de nombreux êtres humains et l’avenir de notre planète, de l’autre les profits de la classe capitaliste (ou du moins d’une partie d’entre elle). Par exemple, il y a tant d’un point de vue écologique que social la nécessité de transports en commun publics propres et gratuits. Les luttes anticapitalistes pour l’environnement ont d’autre part un évident contenu internationaliste, du fait qu’aucune perspective écologiste réelle ne peut exister sans internationalisme : ni la pollution, ni les nuages radioactifs, ni le changement climatique ne s’arrêtent aux frontières étatiques.

Enfin, l’opposition entre classes reste un fait essentiel qui structure les relations sociales dans le monde d’aujourd’hui. Tout objectif d’émancipation humaine généralisée passe nécessairement par la défense d’un internationalisme de la classe exploitée, pour arriver à un monde libéré du mode de production capitaliste et de la division en classes sociales.

Au niveau individuel, nombreux sont ceux qui mèneront telle ou telle lutte, en fonction de leur situation, de leurs priorités, de leurs affinités. Quand ces luttes précises sont menées dans une perspective d’auto-émancipation collective, elles ne sont ni des éléments de repli ni de division : elles contribuent précisément à combattre les divisions créées par les systèmes d’oppression dont nous voulons nous débarrasser. Il n’en reste pas moins qu’au niveau collectif, les révolutionnaires doivent à notre sens avoir conscience du fait que ces luttes forment différentes facettes de l’émergence d’une possible société de l’avenir, qui selon les mots de Karl Marx serait « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

Davantage que de « convergence » des luttes, il nous semble que la critique matérialiste de la société actuelle et la perspective d’une autre organisation sociale mènent au constat du caractère indispensable de chacune de ces luttes, ainsi que de leur cohérence. Il s’agit donc pour nous d’une lutte d’ensemble à mener de façon unitaire pour en finir avec tous les systèmes d’oppression, pour l’auto-émancipation mondiale.

Russie 1917, naissance d’un capitalisme d’Etat

Nous voilà arrivés au centenaire de la révolution russe de 1917 : c’est l’occasion de constater que rarement un événement historique aura été perçu au travers de tant de mythes déformateurs. Un siècle après, alors que l’URSS a – heureusement – disparu, mais pour laisser – malheureusement – place à une autre dictature, peut-être qu’une appréhension rationnelle de ce qu’elle fut va pouvoir rencontrer une plus forte audience.

En effet, dès le début il a existé des analyses parfaitement lucides sur la réalité de la Russie gouvernée par le parti bolchevik. Même Lénine, mis sous pression par un courant minoritaire de son parti, avait reconnu dès mai 1918 qu’il travaillait à mettre en place un capitalisme d’Etat en Russie : « notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’Etat des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie »1. L’URSS n’a connu ni socialisme, ni communisme, ni pouvoir des travailleurs. Ces derniers ont subi à la fois la domination politique d’un parti unique, et l’exploitation par la classe bureaucratique notamment constituée des dirigeants de ce même parti. C’est ce que confirme une analyse historique matérialiste du mode de production et des rapports de production ayant existé en URSS.

Nous republions ci-dessous deux textes publiés dans les années 1930 au sein du courant du communisme des conseils (marxistes partisans du pouvoir des conseils ouvriers et non d’un parti).

Le premier s’intitule « Thèses sur le bolchevisme », il a été écrit par Helmut Wagner puis adopté par le Groupe des communistes internationaux de Hollande et publié dans la revue Rätekorrespondenz. Il a également été traduit en anglais dans la revue International Council Correspondence (dirigée par Paul Mattick), en décembre 1934 :

« Le bolchevisme a appelé la révolution de février la révolution bourgeoise, et celle d’octobre, la révolution prolétarienne, faisant ainsi passer son propre régime pour le règne de la classe prolétarienne, et sa politique économique pour du socialisme. Cette vision de la révolution de 1917 est une absurdité de par le simple fait qu’elle suppose qu’un développement de sept mois aurait suffi à créer les bases économiques et sociales d’une révolution prolétarienne, dans un pays qui venait à peine d’entrer dans la phase de sa révolution bourgeoise – en d’autres termes, sauter d’un bond par-dessus tout un processus de développement social et économique qui nécessiterait au moins plusieurs décennies. En réalité, la révolution de 1917 est un processus de transformation unitaire, qui a débuté avec la chute du tsarisme et a atteint son apogée avec la victoire de l’insurrection armée des bolcheviks, le 7 novembre. Et ce violent processus de transformation ne peut être que celui de la révolution bourgeoise russe, dans les conditions historiques et particulières de la Russie.

Au cours de ce processus, le parti de l’intelligentsia jacobine révolutionnaire a pris le pouvoir en s’appuyant sur les deux mouvements sociaux qui avaient déclenché l’insurrection de masse, celui des prolétaires et celui des paysans. Pour remplacer le gouvernement triangulaire ébranlé (tsarisme, noblesse et bourgeoisie), il a créé le triangle bolchevisme, paysannerie, classe ouvrière. Et de même que l’appareil étatique du tsarisme régnait de façon autonome sur les deux classes possédantes, de même le nouvel appareil étatique bolchevique commença par se rendre indépendant des deux classes qui l’avaient porté au pouvoir. La Russie est sortie des conditions de l’absolutisme tsariste pour tomber dans celles de l’absolutisme bolchevique. […]

La conception de base de la socialisation de la production n’allait pas pour Lénine au-delà d’une économie étatique dirigée par l’appareil bureaucratique. Pour lui, l’économie de guerre allemande et les services postaux étaient des exemples type de l’organisation socialiste : une organisation économique de caractère ouvertement bureaucratique, dirigée par une centralisation venant d’en haut. Du problème de la socialisation, il ne vit que les aspects techniques et non les aspects prolétariens et sociaux. De même, Lénine se fonda, et avec lui le bolchevisme en général, sur les concepts de socialisation proposés par le centriste Hilferding qui, dans son Capital financier, a tracé un tableau idéalisé d’un capitalisme totalement organisé. Le véritable problème, en ce qui concerne la socialisation de la production – la prise en charge des entreprises et des organisations du système économique par la classe ouvrière et par ses organisations de classe, les conseils ouvriers –, a été complètement ignoré du bolchevisme. Et il devait être ignoré parce que l’idée marxiste d’une association de producteurs libres et égaux est totalement opposée à la conception jacobine de l’organisation, et parce que la Russie ne possédait pas les conditions sociales et économiques nécessaires à l’instauration du socialisme. Le concept de socialisation des bolcheviks n’est par conséquent rien d’autre qu’une économie capitaliste prise en charge par l’Etat et dirigée de l’extérieur et d’en haut par sa bureaucratie. […]

L’expérience d’une économie nationale planifiée bureaucratiquement est loin de pouvoir être considérée comme un succès. Les grands cataclysmes internationaux qui menacent la Russie ne pourront qu’accroître les contradictions de son système économique jusqu’à ce qu’elles deviennent intolérables, hâtant ainsi probablement la chute de cette expérience économique gigantesque.

L’économie russe est essentiellement déterminée par les caractéristiques suivantes : elle s’appuie sur les bases d’une production de marchandises ; elle est centrée sur la rentabilité ; elle révèle un système ouvertement capitaliste avec salaires et cadences accélérées ; enfin, elle a porté les raffinements de la rationalisation capitaliste jusqu’à ses limites extrêmes. L’économie bolchevique est une production étatique qui emploie des méthodes capitalistes.

Cette forme de production étatique s’accompagne également de plus-value, donc d’une exploitation maximale des travailleurs. Bien entendu, cette plus-value ne profite directement et ouvertement à aucune classe particulière de la société russe, mais elle enrichit l’appareil parasitaire de la bureaucratie dans son ensemble.

[…]

Le Komintern lui-même a été utilisé pour manipuler abusivement la classe ouvrière internationale, afin de servir les buts opportunistes de glorification nationale et de la politique de sécurité internationale de l’Union soviétique. Il s’est constitué, en dehors de Russie, à partir de la combinaison des cadres révolutionnaires du prolétariat européen. En usant de l’autorité de la révolution bolchevique, le principe organisationnel et tactique du bolchevisme s’est imposé dans le Komintern de façon extrêmement brutale et sans aucune considération pour les scissions immédiates. Le Comité exécutif du Komintern – autre instrument de la bureaucratie russe au pouvoir – s’est vu confier le commandement absolu de tous les partis communistes, et la politique des partis a complètement perdu de vue les véritables intérêts révolutionnaires de la classe ouvrière internationale. Les slogans et les résolutions révolutionnaires ont servi de couverture à la politique contre-révolutionnaire du Komintern et de ses partis qui, avec leurs façons bolchevistes, sont devenus aussi experts dans la trahison de la classe ouvrière et dans la démagogie effrénée, que l’étaient les partis social-démocrates. En même temps que le réformisme, fusionnant avec le capitalisme, déclinait dans le sens historique, le Komintern faisait naufrage en s’unissant à la politique capitaliste de l’Union soviétique. »2

Le deuxième texte est intitulé « La Russie soviétique aujourd’hui ». Egalement paru dans la revue Rätekorrespondenz, il a été traduit en anglais par la revue International Council Correspondence en février 1937 :

« L’ouvrier russe ne peut manquer de s’apercevoir qu’il n’a aucun contrôle sur les moyens de production ni sur les produits de son travail. Il ne peut pas se sentir concerné par les problèmes de la socialisation tels qu’ils se posent en Russie, étant donné qu’il est un esclave du salariat tout comme ses frères au-delà des frontières de l’URSS. Il importe même peu de savoir si les ouvriers russes prennent clairement conscience de leur position dans la société. Le fait est qu’ils agissent de la seule manière possible pour une classe exploitée. Et, parallèlement, que Staline soit conscient ou non de son rôle en tant que dirigeant d’une société d’exploitation, ses actes passés et à venir reflètent forcément les nécessités d’une telle société. Ce n’est pas d’hier que la Russie est capitaliste ; elle l’est devenue avec l’abolition des derniers conseils ouvriers librement élus. […]

Un accroissement de l’exploitation présuppose un renforcement de l’appareil exploiteur. La classe ouvrière ne peut s’exploiter elle-même. Un appareil est nécessaire, dont les membres n’appartiennent pas à la classe ouvrière. Des bureaucrates, des professionnels, des « commandeurs d’industrie » comme les appelle Staline, s’appuyant sur une large couche de l’aristocratie ouvrière, sont indispensables. Ces bureaucrates aident la clique dirigeante, dont ils reçoivent en retour des privilèges qui les élèvent au-dessus du niveau de l’ouvrier moyen. En dépit de la phraséologie officielle sur « la transition vers une société sans classe », il s’est bel et bien développé une nouvelle classe dirigeante en Russie. Les travailleurs vendent leur force de travail à cette nouvelle classe de fonctionnaires, de chefs de coopératives et d’entreprises, et à la bureaucratie qui dirige la production et la distribution. Cet appareil colossal est l’acheteur de la force de travail. Il dirige collectivement et autocratiquement à la fois. Il ne produit aucune valeur, il vit de la plus-value, du travail de millions d’esclaves salariés. L’idéologie de cette couche privilégiée n’a rien à voir avec la conscience de classe des ouvriers. L’exploitation étant son intérêt, elle constitue son idéologie. En ennemi implacable, la bureaucratie combat toutes les tendances de la société qui s’orientent vers l’abolition de l’exploitation.

[…]

Afin d’obtenir la masse gigantesque de plus-value indispensable à la construction et à la transformation du système économique russe dans son entier, il était nécessaire de développer une vaste classe de meneurs d’esclaves, de parasites et d’exploiteurs. Cette nouvelle classe se développe en contradiction avec le communisme. Le vide dans la structure de la société d’exploitation, que reflétait l’absence d’une classe exploiteuse spécifique, a été comblé. C’est ceci qui constitue l’étape essentielle dans l’évolution de la Russie au cours des dernières années. Elle en a fait un Etat intégralement capitaliste. Les travailleurs, trop faibles pour organiser la production au nom de leur classe, ont abdiqué devant le Parti. Ce dernier, n’obéissant qu’à des intérêts spécifiques, a joué en Russie exactement le même rôle que les capitalistes privés dans les autres pays. Le parti bolchévique, en assumant le rôle historique de la bourgeoisie est devenu lui-même la bourgeoisie et a développé les forces productives à un niveau atteint longtemps auparavant par la bourgeoisie des autres pays.

[…]

Il faut considérer la Russie comme un pays capitaliste et un ennemi mortel du communisme. Cela deviendra plus évident avec le temps. Les communistes seront pourchassés et tués en Russie comme partout ailleurs. Si certains nourrissent encore l’illusion de voir le socialisme « s’édifier » tôt ou tard en Russie, ils découvriront que les classes privilégiées ne renoncent jamais délibérément à leurs privilèges. Ceux qui espèrent voir la classe possédante abandonner sa propriété sans lutter, font de la religion. Le socialisme ne s’édifie pas. Ou bien il est le produit direct de la révolution prolétarienne, ou bien il n’est pas. La révolution de 1917 est restée une révolution bourgeoise. Ses éléments prolétariens ont été battus. Elle n’a pas supprimé le fondement de toute domination, elle a seulement renversé la domination tsariste. Elle n’a pas supprimé tous les rapports de propriété, elle a seulement aboli les rapports de propriété privée du capitalisme. Ce n’est que lorsque les travailleurs prennent le pouvoir en main et organisent la société pour eux-mêmes que les bases du communisme se trouvent jetées. Ce qui existe en Russie est un capitalisme d’Etat. Ceux qui se réclament du communisme doivent aussi attaquer le capitalisme d’Etat. Et dans la révolution à venir, les ouvriers russes devront renverser ce capitalisme d’Etat. La société d’exploitation russe, comme toutes les autres sociétés d’exploitation, engendre chaque jour ses propres fossoyeurs. »3

Enfin, nous reprenons quelques extraits d’un texte de Maurice Brinton publié en 1970 par le groupe d’extrême gauche britannique Solidarity, Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier, l’Etat et la contre-révolution :

« En tant qu’institution, le Parti [bolchevik] échappait totalement au contrôle de la classe ouvrière russe. Les problèmes qu’eut à affronter la Révolution russe après 1917 ne résolurent pas cette contradiction, ils ne firent que l’exacerber. […] A un niveau plus profond, la conception même de ce type d’organisation et ce type de rapport avec le mouvement des masses reflète l’influence non reconnue de l’idéologie bourgeoise, chez ceux-là mêmes qui cherchaient opiniâtrement à détruire la société bourgeoise. La conception qui assure que la société doit obligatoirement être divisée en « dirigeants » et « exécutants », l’idée selon laquelle certains sont nés pour dominer et que d’autres ne peuvent réellement se développer au-delà d’une certaine limite a été, depuis des temps immémoriaux, le postulat tacite de toute classe dominante. Que les bolcheviks eux-mêmes l’aient en fin de compte acceptée montre encore une fois à quel point Marx avait raison en déclarant que « les idées dominantes de chaque époque sont les idées de la classe dominante ». Face à une organisation aussi « efficace », aussi solide, construite sur des idées de ce genre, il n’est pas étonnant que les comités d’usine nés en 1917 n’aient pas été en mesure de conduire la Révolution jusqu’à son terme.

[…]

En 1917, les travailleurs russes créèrent des organes (comités d’usine et soviets) qui devaient assurer la gestion de la société par les travailleurs eux-mêmes. Mais les soviets passèrent entre les mains des fonctionnaires bolcheviks. Un appareil d’Etat, séparé des masses, fut rapidement reconstitué. Les travailleurs russes ne parvinrent pas à créer de nouvelles institutions qui leur auraient permis d’organiser et la production, et la vie sociale. Cette tâche fut par conséquent assumée par d’autres, par un groupe dont cette gestion devint la fonction spécifique. La bureaucratie organisait le processus du travail dans un pays où elle était également maîtresse des institutions politiques.

Tout ceci exige une sérieuse réévaluation de plusieurs notions fondamentales. Le « pouvoir des travailleurs » ne peut pas être identifié ou assimilé au pouvoir du Parti, ce que firent continuellement les bolcheviks. Comme le disait Rosa Luxemburg, le pouvoir ouvrier sera l’œuvre de la classe et non d’une minorité agissant au nom de la classe. Il doit être l’émanation de l’engagement actif des travailleurs, rester sous leur influence directe, être soumis au contrôle de l’ensemble de la population, être la conséquence de la conscience politique croissante du peuple. De même, la notion de « prise du pouvoir » ne peut pas désigner – comme c’est bien évidemment le cas chez tous ceux qui croient vivre encore dans le Pétrograd de 1917 – un putsch semi-militaire, fomenté par une minorité. Il ne peut non plus représenter uniquement la défense – même si celle-ci est bien entendu nécessaire – des positions gagnées par la classe ouvrière contre les tentatives de la bourgeoisie pour les reconquérir. Ce que la « prise du pouvoir » implique réellement, c’est que la grande majorité de la classe ouvrière comprend enfin clairement sa capacité de gestion de la production et de la société – et s’organise à cette fin. »4

1 Lénine, Sur l’infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises, article dans la Pravda n° 88-89-90, 9-11 mai 1918, traduction en français dans les Œuvres, tome 27, éditions sociales, 1961, pages 355-356. Voir aussi notre texte : « Le léninisme et la révolution russe », Critique Sociale n° 1, octobre 2008.

2 Traduction en français dans le recueil Korsch / Mattick / Pannekoek / Ruhle / Wagner, La Contre-révolution bureaucratique, 10-18, 1973, pages 41-44, 49 et 53. Numérisé sur le site La Bataille socialiste : bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1934-12-theses-sur-le-bolchevisme-gic/

3 Traduction en français dans le recueil Korsch / Mattick / Pannekoek / Ruhle / Wagner, La Contre-révolution bureaucratique, 10-18, 1973, pages 189-191 et 199-200. Numérisé sur le site La Bataille socialiste : bataillesocialiste.wordpress.com/2009/01/10/la-russie-sovietique-aujourdhui-1937/

4 Maurice Brinton, Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier, l’Etat et la contre-révolution, Les Nuits rouges, 2016, pages 23-25 (traduction par la revue Autogestion et socialisme, 1973).

La démocratie révolutionnaire d’après Rosa Luxemburg

Nous publions ci-dessous des extraits du dernier chapitre du célèbre texte de Rosa Luxemburg La Révolution russe, écrit en 1918. Sa critique lucide et précoce des bolcheviks est connue. Nous avons choisi ici de retenir les passages qui esquissent, en positif, les contours d’une démocratie révolutionnaire, une démocratie des travailleurs construisant une autre société, socialiste et communiste :

« C’est un fait absolument incontestable que, sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté de réunion et d’association sans entraves, la domination des larges masses populaires est inconcevable. […]

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. […]

Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille et une grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. Ce n’est pas une infériorité, mais précisément une supériorité du socialisme scientifique sur le socialisme utopique, que le socialisme ne doit et ne peut être qu’un produit historique, né de l’école même de l’expérience, à l’heure des réalisations. […]

Il est clair que le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par des oukases. […] Terres vierges. Problèmes par milliers. Seule l’expérience est capable d’apporter les correctifs nécessaires et d’ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s’engageant dans mille formes et improvisations nouvelles, conservant une force créatrice, corrigeant elle-même ses propres fautes. Si la vie publique des États à liberté limitée est si pauvre, si schématique, si inféconde, c’est précisément parce qu’en excluant la démocratie elle ferme les sources vives de toute richesse et de tout progrès intellectuels. […]

Ce qui vaut pour le domaine politique vaut également pour le domaine économique et social. Le peuple tout entier doit y prendre part. Autrement le socialisme serait décrété, octroyé, par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert. Un contrôle public est absolument nécessaire. Sinon l’échange des expériences n’est possible que dans le cercle fermé des fonctionnaires du nouveau gouvernement. […]

Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans confrontation libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. La vie publique entre peu à peu en sommeil. Quelques douzaines de chefs du parti d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent, et, parmi eux, ceux qui dirigent et gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine. […]

Bien plus, tout régime d’état de siège prolongé mène inéluctablement à l’arbitraire, et tout arbitraire exerce sur la société une action dépravante. L’unique moyen efficace qu’a en main la révolution prolétarienne, c’est, ici aussi, des mesures radicales de nature sociale et politique, une transformation aussi rapide que possible des garanties sociales d’existence de la masse et le déploiement de l’idéalisme révolutionnaire, qui ne saurait se maintenir durablement que par une vie intensément active des masses dans une liberté politique illimitée. De même que contre les infections et germes morbides l’action libre des rayons du soleil est le plus efficace des moyens de purification et de guérison, de même c’est la révolution elle-même et son principe rénovateur, la vie intellectuelle, l’activité, l’auto-responsabilité qu’elle suscite dans les masses, par conséquent sa forme de liberté politique la plus large, qui est le seul soleil salvateur et purificateur. […]

Nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous l’enveloppe sucrée de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois arrivé au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste. […] Nous vivons tous sous la loi de l’Histoire, et l’ordre socialiste ne peut précisément s’établir qu’internationalement. »

Rosa Luxemburg, démocratie et révolution

Révolution et démocratie, actualité de Rosa Luxemburg, revue Agone, n° 59, 2016, 225 pages.

La revue Agone vient de publier un numéro consacré à Rosa Luxemburg, avec des textes issus d’un colloque international tenu à Paris en 2013. Parmi les contributeurs de différents pays et de plusieurs continents, on apprécie notamment la pertinente mise au point d’Isabel Loureiro face au simplisme de Georg Lukács et aux déformations qu’il fait subir à la pensée de Rosa Luxemburg. D’autre part, qu’un militant de la gauche anti-poutinienne comme Alexeï Gusev ait participé au numéro est plutôt encourageant quant à l’intérêt porté à Luxemburg dans les ruines mêmes du capitalisme d’Etat policier en Russie. Sur le fond, Ottokar Luban rappelle que « pour Rosa Luxemburg, l’activité et la créativité des masses ne sauraient être restreintes car l’avènement d’une société socialiste est un processus si long et difficile que toutes les capacités créatives disponibles doivent être mobilisées. » (p. 24). Michael Löwy reformule Luxemburg en écrivant que « la démocratie a besoin du mouvement socialiste et, vice versa, la lutte du prolétariat a besoin de la démocratie pour se développer » (p. 36). Sobhanlal Datta Gupta écrit avec raison que « pour elle, la démocratie révolutionnaire et l’internationalisme de la classe ouvrière sont inséparables ». Il précise par ailleurs que « Luxemburg, en vraie internationaliste, ne cède jamais à quelque eurocentrisme que ce soit. Tout au contraire, elle admire profondément la contribution de l’Orient à la culture universelle. » (p. 60 et 62). Enfin, David Muhlmann synthétise avec justesse en disant qu’il s’agit d’« une pensée qui ne sépare pas les moyens et les fins de l’émancipation, et qui n’oppose pas mécaniquement l’intervention politique directe des masses à des formes d’organisation populaires. » (p. 90).

Mais les auteurs, souvent universitaires, parfois réformistes et/ou léninistes, n’ont pas forcément compris ou intégré tous les aspects de la pensée politique de Luxemburg, voire s’y opposent. Par exemple, Ben Lewis nous affirme de façon péremptoire que le mot d’ordre de Rosa Luxemburg pendant la révolution allemande de 1918-1919, « En finir avec le salariat ! », n’était pas le bon mot d’ordre (p. 84). En décembre 1918, elle avait en effet écrit dans le programme de la Ligue spartakiste, ensuite adopté par le Parti communiste d’Allemagne (KPD) : « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. » Elle traçait ainsi une perspective révolutionnaire, par le changement de mode de production. Pendant cette période de révolution, Rosa Luxemburg mettait aussi en avant la nécessité de la réélection des conseils ouvriers, donc le retour à la voix démocratique des travailleurs à la base. Sa position était donc cohérente. Il s’agissait d’aller vers la révolution sociale, les travailleurs regroupés s’organisant et débattant de façon libre et égalitaire avec l’objectif d’abolir le fondement même du capitalisme : le système d’exploitation et d’aliénation qu’est le travail salarié.

Rosa Luxemburg nous rappelle que les marxistes ne doivent pas mettre leurs opinions dans leur poche, ni d’ailleurs chercher à les imposer de façon autoritaire : ils doivent participer aux discussions, à l’action anticapitaliste et à la construction de nouveaux rapports sociaux, qui ne peut se produire que si la créativité des masses se développe pleinement, grâce à des structures de démocratie directe à tous les niveaux. Evidemment, on peut comprendre ici la gêne voire l’incompréhension des léninistes, puisque Lénine fit exactement l’inverse en Russie : il mit en place un capitalisme d’Etat, conservant donc le système du salariat, tout en exerçant le pouvoir avec la direction de son parti, vidant de toute substance les conseils ouvriers et supprimant progressivement les libertés de presse et de réunion pour les autres courants du mouvement ouvrier1. Cette pratique léniniste est tout à fait contraire à toute possibilité d’émancipation, qui ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. En revanche, les positions de Rosa Luxemburg, qui n’ont certes pas débouché sur un succès puisque les conditions n’étaient pas réunies dans l’Allemagne de 1918-1919, rendent possible la perspective d’auto-émancipation, par l’abolition du salariat et la démocratie des conseils.

De deux choses l’une : soit il ne s’agit que d’une révolution politique avec transfert du pouvoir mais pas de changement fondamental des structures sociales ; soit il s’agit aussi d’une révolution sociale, et alors le mot d’ordre de l’heure est bel et bien l’abolition du salariat. Ce point est fondamental pour comprendre la portée de la pensée de Rosa Luxemburg, hier comme aujourd’hui.

Il est toujours bon de rappeler que révolution sociale et démocratie sont liées, même si rien ne peut remplacer la lecture directe des textes de Rosa Luxemburg2. Ainsi, dans Réforme sociale ou révolution ?, elle écrit que la démocratie est « nécessaire et indispensable à la classe ouvrière », en particulier parce que c’est « dans la lutte pour la démocratie, dans l’exercice de ses droits, que le prolétariat peut arriver à la conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques. »3 La notion de conscience de classe est en effet fondamentale dans sa conception de la révolution. C’est grâce à leur conscience de classe que les travailleurs peuvent mener à bien la lutte révolutionnaire : « L’émancipation de la classe travailleuse ne peut être que l’œuvre de la classe travailleuse elle-même […] ; et par classe travailleuse, il ne faut pas entendre une direction de parti de sept ou douze membres, mais la masse prolétarienne consciente elle-même. »4 C’est en effet par l’auto-organisation dans la lutte de la classe exploitée qu’il est possible de mettre en application la démocratie révolutionnaire et l’internationalisme, indispensables à l’auto-émancipation mondiale.

1 « Le léninisme et la révolution russe », Critique Sociale n° 1, octobre 2008.

2 A propos des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg actuellement en cours d’édition par Smolny et Agone, voir : « Rosa à l’école du socialisme », Critique Sociale n° 23, novembre 2012, « Le tome 3 des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg », Critique Sociale n° 28, novembre 2013, et « Réédition de la brochure de Junius de Rosa Luxemburg », Critique Sociale n° 33, novembre-décembre 2014. Voir aussi : « Rosa Luxemburg et le but final socialiste », Critique Sociale n° 38, février-mars 2016.

3 Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, éditions Spartacus, 2016, pp. 107-108.

4 Rosa Luxemburg, article du 29 août 1911 cité dans notre brochure Rosa Luxemburg et la grève de masse, Critique Sociale, 2014.